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Frédéric Lordon, imposteur.


Non seulement la révolution ne sera pas télévisée, mais aucun révolutionnaire ne le sera. Dans un pays comme la France, la domination oligarchique du capitalisme-zombie est aujourd’hui trop fragile pour permettre la poursuite de la mascarade connue sous le nom de « liberté d’expression », c’est-à-dire de la « bonne vieille » censure par dosage et brouillage, qui laissait malgré tout, à des heures et dans des contextes peu propices à leur compréhension, d’authentiques dissidents s’exprimer et, par là-même, s’auto-neutraliser comme agents d’ignition d’une potentialité subversive. En période de Vigie-pirate social permanent, ces derniers sont désormais remplacés par des simulacres contrôlables, comme Frédéric Lordon.

Non content de se dénoncer presque mensuellement par des apparitions télévisées, le contrefeu humain Frédéric Lordon publie. Corvée probablement aussi fastidieuse pour l’auteur Lordon que pour les pigeons qui le lisent, mais hélas nécessaire, dans la mesure où son expertise universitaire (source d’un prestige d’autant plus étrange que ses thuriféraires s’empressent aussitôt de préciser qu’il est la brebis galeuse de sa discipline, l’université (re)devenant ainsi source de crédibilité, mais uniquement à condition de s’en faire détester…) est le principal argument de la « narration » chargée d’expliquer aux michetons affolés la bien soudaine popularité médiatique de cet économiste fatal dénué du moindre parcours politique, militant ou associatif notable. Parmi les produits récents de cette activité justificatrice, on trouve l’essai intitulé Capitalisme, désir et servitude, que je me suis bien gardé de lire, mais dont l’auteur a eu l’imprudence de commenter le contenu sous la forme d’une interview filmée, donc visionnable parallèlement à des activités infiniment plus utiles et agréables que la lecture de Frédéric Lordon, comme l’épluchage de choux de Bruxelles et la confection d’une marinade au yaourt.

Cette vidéo apporte à mon sens la confirmation en technicolor, un peu longuette, mais dispensant au moins de commander ses (soyons-en sûrs assommants) bouquins, de ce qu’on soupçonnait depuis longtemps : si on laisse parler ce type, c'est tout naturellement parce qu'il n'a rien à dire.

Et pourtant, en dialoguant pendant 90 minutes face caméra avec une demeurée, Frédéric Lordon, contrairement à ses habitudes, et probablement à sa volonté, gagne pour une fois des titres à une gratitude objective de la dissidence française. Je pense ici avant tout à notre précieuse jeunesse – aux apprentis-penseurs de la dissidence, car la cuistrerie dont il épice l’ouvrage en question – consistant à aller déterrer Spinoza pour nous faire ni vu ni connu une resucée de Gramsci face à la faillite intellectuelle surconstatée du marxisme politique – présente néanmoins l'intérêt paradoxal (dont il a peu de chances d'être conscient, le pauvre) de leur faire gagner du temps dans un nécessaire processus de radicalisation : au lieu de s'égarer une fois de plus dans la complexité spéculaire et contradictoire de l'immense Marx, toujours à mi-chemin de partout (entre réaction et millénarisme, économie et politique, contemplation et action), autant comprendre une bonne fois pour toutes que le ver était dans le fruit le plus précoce : le déterminisme anti-axiologique de Spinoza posait bel et bien le décor pour l'entrée en scène de la main invisible. Monisme du conatus ou adoration du marché : il y a mille formules pour faire allégeance à Satan, dont le nom est légion, et aucune voie de retour.

Un peu comme pour le port de jeans et de pulls Benetton, ou la fréquentation d'universités françaises, dont ce même pseudo-critique du capitalisme est aussi coutumier : idole cumularde pour révolutions cathodiques, qui seront bel et bien télévisées, puisqu'elles n'auront pas lieu.

Comme toute apparition publique d’un contre feu humain, la vidéo en question a des vertus cathartiques. Après exhibition presque discrète de la marchandise (cet homme-là, homo ille, qui parle latin comme il respire, condescend à vous parler, à vous, pauvre mortel !), on passe par un moment de quasi-désespoir (« Marx avait raison, mais se trompait ; le mal est vraiment mauvais, mais la solution pire que le mal ; les utopies sont dangereuses », etc.) pour mieux savourer un happy end digne d’un happening FEMEN, au cours duquel ce sex-symbol lauréat des Mines, Apollon dégarni au-dessus du front sous l’effet d’une réflexion torride, mais bronzé au même endroit par les rayons d’un soleil qui l’est – faut-il donc croire – un peu moins, se laisse pour ainsi dire violer par la théâtreuse/journaliste/militante chargée de l’accoucher de la vérité révolutionnaire, laquelle finit, presque à son corps défendant, par gicler en jets bien drus des profondeurs les plus fertiles de sa pensée spinozienne : les affects joyeux pourraient finir par dominer les affects tristes, à condition que tout le monde maintienne son angle alpha optimalement ouvert, en dépit des injonctions immorales du néolibéralisme, culmination de l’indépassable capitalisme, encore plus mauvaise que le fordisme, mais qu’il devrait être possible, pour plus de convivialité, d’aménager ergonomiquement, selon l’adage latin « qui est incapable du moins, peut sûrement le plus ».

Les populistes et autres conspirationnistes qui s’attendaient à l’entendre comme toujours, le rebelle, manger du banquier, resteront sur la faim éternelle du ressentiment crypto-antisémite : méprisé par sa corporation, l’économiste Lordon n’entre pas au couvent – bien entendu laïc – de la philosophie pour le souiller des haines de ce monde, mais pour y chanter la Jérusalem céleste, telle qu’elle peut, à de rares moments de grâce, s’incarner dans notre réalité peccamineuse, notamment sous la forme d’un théâtre autogéré par Ariane Mnouchkine, où « ce sont même les acteurs qui nettoient les chiottes ».

Cette configuration discursive (avec viol et orgasme féminins en apothéose), ainsi que la référence à Mnouchkine, ne sont pas innocentes : sous couvert de « spinozisme » (en réalité réduit à un gramscisme qui pourrait, comme méthodologie d'action politique, être de bon aloi – comme l'a bien compris Alain de Benoît), Lordon nous ressort tout rondement l'idéologie du développement, sous prétexte de supériorité (d'ailleurs impossible à étayer en termes spinozistes, son interprétation de la dichotomie des affects « tristes » vs. « joyeux » étant, prenons tout de même le temps de le signaler au passage, un détournement à la limite du jeu de mots…) de la violence symbolique (féminine par excellence) sur la violence concrète – vieux refrain de tous les réformismes, et qui, dans une macrostructure impérialiste, trouve toujours preneur dans les rangs (d’ailleurs dûment féminisés) de ce que Lénine identifiait, en l’an 46 avant Lordon, comme « l'aristocratie ouvrière » métropolitaine. Dans l’ambiance plus virile de la périphérie, pakistanaise, péruvienne ou indonésienne, la question ne se pose pas : hors « omniprésence du fun », c’est-à-dire dans la plupart des pays de la plupart des continents, le capitalisme, c'est encore et toujours « marche ou/et crève ! ».

Chantre du modèle japonais, véritable laboratoire du capitalisme zombie, l’économiste rebelle agréé France 2 Frédéric Lordon a, comme l’économiste rebelle agréé New York Times, le très nobel Krugman, les plus grandes difficultés du monde à voir l’hyperinflation mondiale créée par ledit capitalisme zombie, et pour cause : obnubilé par l’« omniprésence du fun » dans certaines multinationales canadiennes, Frédéric Lordon n’aperçoit pas les flottilles de B52 chargée de bombes à uranium appauvri braquées comme un pistolet sur la tempe de toutes les économies extractives pour prévenir les mouvements de mauvaise humeur inconsidérés dont les peuples insuffisamment civilisés sont généralement susceptibles quand ils constatent que le papier qu’on les oblige à accepter en échange de leurs énergies fossiles ne suffit pas à acheter le blé que leur vendent les pays importateurs de ces mêmes énergies, émetteurs de ce même papier… Du coup, forcément, il a du mal à prévoir l’évolution exacte du néolibéralisme et, partant, de l’ouverture du fatidique angle alpha ; il est donc condamné à l’expectative, comme Todd à l’attente du hollandisme révolutionnaire et du Messie (« whichever comes forth », comme disent les contrats de viager...).

Intraitable avec le capitalisme, le « récommuniste » autogéré Frédéric Lordon retrouve, dans sa théorie de la monnaie, tout le mordant qu’avait Marx critiquant Proudhon – et retrouve d’ailleurs, au passage, les mêmes arguments : pourquoi en changer, au bout d’un siècle et demi de bons et loyaux services dans la querelle ritualisée des étatistes/collectivistes critiquant les utopistes/libertariens, qui se solde par des scores toujours variables, mais aussi par le bénéfice mutuel invariant d’un spectacle réussi, permettant à ses protagonistes d'acquérir et d’entretenir l'apparence de véritable opposants, c'est-à-dire d'occulter l'identité profonde des deux démarches dans l'horizon de l'individualisme et de la technique... et s'il restait à quiconque un doute à ce propos, sa description des économies du potlatch le soulève bien vite, puisqu'elle consiste en gros à dire : « du moment qu'on peut y analyser de la violence, c'est qu'elles ne sont pas hors-capitalistes, mais pré-capitalistes », en d'autres termes : « les autres civilisations = la civilisation occidentale + divers opiums du peuple ».
Prestidigitateur de la vieille école, Frédéric Lordon, tout en hissant bien haut les couleurs de Spinoza (naturellement sympathiques pour ceux, fort nombreux, qui, faute de l’avoir lu, ont la plus grande estime pour Deleuze), s’en tire à la faveur d'un truc typiquement kantien : en déplaçant l'accent de l'éthique (politique) vers la morale (personnelle), de la critique de l'aliénation, dont les post-marxiens (par ex. situationnistes) avaient commencé à tirer des résultats intéressants (sans doute un peu trop intéressants pour la mesquinerie intellectuelle d'un économiste), vers celle de la « violence », qui est au fond un non-concept de la pensée politique : rendre à César ce qui est à César, renoncer à l'utopie d'une humanité sans violence : certes – et… ? ... Théologiquement, ça n'apprend rien au chrétien qu'il ne sache déjà, et surtout rien qui puisse dépendre de l’experte confirmation d'un économiste régulationniste ; politiquement, ça ne dit rien de ce que doit être César, où, quand, et pour qui. L'étudiant Lordon, avant de rendre copie blanche, y griffonne un petit crucifix cryptique avec des extrémités en marteau et faucille, pour se laisser un maximum de chances de gagner la sympathie d'un jury putatif envisagé dans sa moyenne statistique ...

En résumé : économe de « la plus dure des sciences molles » au point de se résigner à la philosophie, Frédéric Lordon, dissident cathodique, prend un christianisme désacralisé, l'injecte frauduleusement dans une théorie politique qui devient ipso facto pseudo-universelle (le multiple César usurpant l'unicité de Dieu : les Lumières n'ont jamais rien proposé d'autre) et en déduit l'inévitabilité du type d'évolution caractérisant justement une partie du monde chrétien à partir de sa déchristianisation (idéologie du développement), ce qui lui permet ensuite de démontrer que l'utopisme (comprendre : le crime fasciste consistant à rêver d'histoires autres que celle, linéaire, du progrès indéfini) est la source de tous les maux historiques (qui lui « foutent les chocottes », version cool des « heures les plus sombres »), car entaché du péché originel de violence (« forcer l'imaginaire collectif ») – celui-là même dont il reconnaît cependant l'omniprésence tenace dans l'univers capitaliste libéral, nième façon d'affirmer tacitement que Dresde et Hiroshima valent mieux que Katin et Auschwitz, et pour cause : entre un Dresde irakien et un Hiroshima libyen, on conserve, en métropole, cette précieuse « liberté d'expression », signifiant fétichisé dont le seul référent concret est désormais le fait que F. Lordon passe à la télé. Avec, en bonus, le prestige de l'intellectuel, décerné ad nutum par une presstituée analphabète, et le charme du révolutionnaire, garanti par l'incroyable audace de dire (poliment) du mal de ses confrères Minc et Lévy, lesquels, en bout de parcours, sauront se contenter de cette distribution ingrate de bad cops, pendant que le nouveau-nouveau philosophe F. Lordon hérite de leur fond de commerce de la poudre conceptuelle aux yeux du gogo cathodique.

Raoul Weiss http://www.voxnr.com

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