COMMENTANT, dans notre n° du 15 mai 1975, l'Histoire de l'Emigration (1789-1814) que Ghislain de Diesbach venait de publier chez Grasset, notre grand ancien Robert Poulet (1893-1989) écrivait : « Ce qui s'est produit en 1789-1793, l'élimination d’abord spontanée, ensuite forcée, d'une classe, dégénérée par l'intérieur et par l' extérieur, mésalliances, incurie, abus de la spéculation intellectuelle, devrait être un grand exemple pour ceux de nos contemporains qui se préparent si étourdiment à former l'Emigration de demain. Je crains cependant que la leçon ne soit perdue, comme elle l'a toujours été pour les dirigeants des civilisations déclinantes, puisqu'on doit reconnaître qu'ils commettent toujours les mêmes erreurs. » Encore, à l'époque, nos pays ne connaissaient-ils pas le white flight qui, parti d'une Angleterre envahie par ses anciens sujets du Commonwealth, incite désormais tant d'Européens à déserter leur ville, voire leur pays natal pour aller chercher dans des lieux encore préservés un asile où l'avenir et même la vie de leurs proches seront mieux assurés.
C'est dire que la réédition, cette fois dans une collection de poche accessible à tous, de cette Histoire de l'Emigration* vient à son heure tant certaines leçons restent actuelles. Ghislain de Diesbach signale certes l'effet de mode et d' entraînement auquel cédèrent certains aristocrates (qui, un lustre plus tôt, avaient parfois été enragés de philosophie) mais, moins sévère que Robert Poulet, il démonte la politique de terreur qui fut systématiquement utilisée par les Grands Ancêtres pour inciter ou contraindre à la fuite tous les cadres comme on ne disait pas alors - qui, par leur autorité temporelle ou spirituelle, étaient susceptibles de s'opposer à l' avènement de l'homme et du peuple nouveaux issus des Lumières. Les religieux étant les premières cibles de cette « épuration idéologique» (mais aussi ethnique, la réaction étant assimilée à une race). « Ainsi désignés comme les ennemis naturels du genre humain, écrit ainsi notre éminent ami, les malheureux prêtres insermentés sont condamnés soit à émigrer, soit à mourir de faim dans un pays qui, suivant l'une de ses expressions favorites, "les vomit de son sein". Pendant la quinzaine de Pâques, les persécutions se multiplient à l'égard des ecclésiastique et des fidèles désireux de pratiquer librement le culte romain. Tout rassemblement est aussitôt travesti en complot et puni comme un crime de lèse-nation. Les Girondins vont accélérer le vote de mesures exceptionnelles de sûreté contre le clergé et soutiennent une motion demandant la déportation de tout prêtre dénoncé par vingt citoyens actifs ».
Le clergé et la haute noblesse ne sont pas les seule victimes de ces persécutions qui, à partir de 1789, jettent 300000 personnes sur les routes de l'exil. Objets de mille brimades, promis au « couteau républicain », des roturiers fidèles à la Couronne, ou simplement attachés à la tradition, décident aussi de s'expatrier, bien plus nombreux qu'on ne le croit, et certains feront d'ailleurs fortune en Angleterre, en Russie ou aux États-Unis.
Car ils ne sont pas toujours les bienvenus à Coblence, où chacun en rajoute sur ses quartiers de noblesse. Ghislain de Diesbach n'est pas tendre pour cette Cour où, malgré la menace pesant sur nous, subsistent clivages et dissensions.
Les nobles de haute lignée toisent les hobereaux, les conservateurs méprisent les "éclairés", les catholiques se méfient des protestants, tous antagonismes exacerbés par les ragots et les egos. À Coblence où « tout s'agite, se pavane et chante victoire avant même d'avoir engagé le combat, si grande est la certitude du succès », raconte Ghislain de Diesbach, « la mentalité est celle d'une coterie dont les membres, fort jaloux les uns des autres, ne s'entendent que pour restreindre le nombre des élus. Cet état d'esprit règne non seulement dans les salons mais aussi dans l'armée. Loin d'accueillir avec empressement les volontaires qui se présentent encore (... ), les différents corps de troupes font l'impossible pour les rebuter... Lorsque le comte de Montlosier, esprit brillant mais monarchien, vient offrir ses services comme simple soldat, le général de Malseigne le rabroue grossièrement », lui disant qu'il ferait « tout aussi bien de s'en aller ». À Coblence comme dans l'armée des Princes, et cela aura les pires conséquences dans la conduite des opérations militaires, « les sentiments royalistes, comme les quartiers de noblesse, ne se présument pas; ils doivent être prouvés. Rien ne sert d'avoir fait cent lieues ou même davantage, d'avoir couru mille dangers et risqué cent fois sa vie; si le moindre soupçon plane sur le postulant, celui-ci est immédiatement rejeté. On se montre aussi sévère, de ce côté du Rhin, qu'on l'est à Paris sur les preuves de civisme », déplore l'auteur qui pointe avec justesse « une espèce de jacobinisme à rebours ». Comme quoi on est forcément pollué, quoi qu'on en ait et quelle que soit l'époque, par le maudit « air du temps ».
Ce qui précède montre la pénétration de Ghislain de Diesbach dans son approche de l'Emigration - qui est aussi, et par la force des choses, un tableau « en creux » de la Révolution. Cette Histoire de l'Emigration ne vaut pas seulement par la prodigieuse érudition de l'auteur et son aisance à découvrir la pépite dans les innombrables Journaux et Mémoires laissés par les émigrés. Elle explique aussi avec une rare intelligence - et dans une langue parfaite dont l'ironie n'est jamais absente - comment, avec les meilleures intentions du monde, on peut mener une entreprise à l'échec, le couple royal et les Princes exilés n'étant d'ailleurs pas exempts de tout reproche. Pourtant ménager de ses éloges, Robert Poulet, qui félicitait Ghislain de Diesbach d'avoir « traité le sujet à fond, sans en négliger aucun aspect », estimait qu'il avait "admirablement" mené son récit. Il avait tout à fait raison.
CI.L RIVAROL
*Histoire de l'Emigration, 640 pages, 12 €. Ed. Tempus/Perrin.