Âgé de vingt-cinq ans, Michel d'Urance est rédacteur en chef des revues Éléments et Nouvelle École. Auteur des Jalons pour une éthique rebelle (Aléthéia, 2005), publiés en Italie en 2007, et d'un Hamsun (Pardès, 2008), il s'exprime ici sur une oeuvre de Charles Maurras parue en 1905 : L'Avenir de l'intelligence. Même si nous ne partageons pas toutes ses idées, ni son jugement critique sur Maurras, nous considérons qu'il vaut mieux écouter que blâmer, surtout quand le point de vue mérite d'être entendu !
L'Action Française 2000 - Vous avez lu L'Avenir de l'intelligence alors que vous étiez encore très jeune. Êtes-vous marqué par ce livre fondamental de Maurras ?
Michel d'Urance - La pensée de Charles Maurras fut mobilisée par l'idée d'un redressement national impérativement catholique et royal, humaniste et hiérarchique. C'est donc d'un redressement par le classicisme qu'il était question ; retour à l'état ancien, recommencement de la vigueur passée, création d'un avenir classique. Dans L'Avenir de l'intelligence, Maurras réécrit l'histoire des siècles littéraires en France : il montre comment l'Intelligence était tolérée, elle et ses loisirs même en leurs provocations par les princes « du XVIe siècle au XVIIIe siècle ». Comment elle acquit une force législatrice sur son époque avec les Lumières, qui mirent au tombeau l'ancien ordre des choses : « Le successeur des Bourbons, c'est l'homme de lettres » nous dit-il. Et comment, passée du monde des anciens trouvères à celui de clercs prescriptifs, savants et respectés, l'Intelligence évolue encore et se rabougrit à cause de ce dont elle a favorisé l'émergence : l'Or.
 côté des princes
Car en se plaçant du côté de l'individualisme universaliste des droits de l'homme naissants, les intellectuels "au pouvoir" ont soutenu l'apparition de structures futures du libéralisme qui, finalement, les soumettraient à l'Argent. Maurras souligne aussi la faille constante des hommes de lettres : la faible rentabilité de leur art et le choix entre l'obligation de soumission à des maîtres ou la détermination à se détacher dans la liberté mais la précarité. Il écrit : « Au temps où la vie reste simple, la distinction de l'intelligence affranchit et élève même dans l'ordre matériel ; mais, quand la vie s'est compliquée, le jeu naturel des complications ôte à ce genre de mérite sa liberté, sa force : il a besoin pour se produire d'autre chose que de lui-même et, justement, de ce qu'il n'a pas. »
C'est pour de telles phrases que L'Avenir de l'intelligence est un livre attirant même si je n'y décèle pas l'occasion d'une véritable formation théorique. Maurras redit ou annonce ses autres livres en reformulant ici sa pensée à travers l'histoire de la communauté des auteurs d'oeuvres. Il dit que les hommes des Lumières (notamment les écrivains) ont dégradé la force naturelle des choses, mais que les auteurs y ont cependant gagné une nouvelle place sociale et que le redressement national pourrait quand même venir de la mise en branle d'une faction d'intellectuels rejoignant le « navire d'une contre-révolution ». Il soumet l'avenir de l'Intelligence au retour de la monarchie.
Le mouvement historique décrit par le maître de Martigues est-il compris dans sa totalité ? Je pense que la communauté des auteurs a d'autres fonctions que d'être à côté des princes puis au-dessus des princes, et d'autres fins que l'hésitation entre asservissement à l'argent et indépendance dans la pauvreté. Car l'écriture littéraire, pour parler des écrivains (qui ne sont pas les seuls auteurs d'oeuvres), donne sa forme à une partie du monde, précisément sa composante abstraite : la transmission des oeuvres de génération à génération, d'ami à ami, l'existence d'un livre, le compagnonnage intellectuel des courants de pensée, la captation des forces linguistiques, les signes de la postérité, de l'oubli ou de la redécouverte, constituent ensemble le véritable pouvoir des écrivains. La corporation des écrivains dispose d'un pouvoir authentiquement spirituel. De ce point de vue, l'écrivain authentique passe de toute façon à côté de l'Or. C'est qu'ils ne sont pas du même monde. Maurras n'a parlé que de l'intelligence institutionnalisée, celle qui fait de la politique ou fait des manuels. Il était dans sa nature qu'elle se soumît aux forces de l'argent après s'être soumise aux forces gouvernementales, avant de se soumettre - comme aujourd'hui - aux forces publicitaires.
L'AF 2000 - Comment définir la situation de l'Intelligence à l'heure de la mondialisation et des médias de masse ?
M. d'U - Voici une autre phrase attirante de Maurras : « Dans tous les cas, aussi longtemps que la civilisation universelle subsistera dans les grandes lignes que nous lui voyons aujourd'hui, la lecture ou une occupation analogue est appelée à demeurer l'un de ses organes vitaux. » Les besoins intellectuels de l'Europe, dont ne parle pas Maurras, consistèrent pendant longtemps à traduire puis transmettre, sélectionner puis diffuser dans des cercles de moins en moins restreints le contenu des lettres antiques. C'est sur les deux voies de la Grèce et de Rome que se sont édifiées les entités intellectuelles principales de l'Occident. Activités d'élite, la lecture et l'écriture sont devenues à l'époque moderne des activités communes et générales, ce qui a modifié leurs sens et leurs buts. Maurras a bien vu qu'on était passé de l'objectif d'élévation à celui de distraction.
Dégénérescence
À partir de la première moitié du XXe siècle, la généralisation de la lecture est allée de pair avec le développement d'autres facteurs de distraction. La radio, la télévision, l'Internet, ont changé notre monde occidental et rendu subsidiaire la lecture et donc l'écriture. La communauté des auteurs d'oeuvres, comme celle des lecteurs des oeuvres, est aujourd'hui en déficit de monde. La signification de leurs actes et de leurs affects ne peut plus être la même.
La poésie, par exemple, connaît une propagation infinie : toutes les poésies du monde, même antiques, sont aisément accessibles et chacun peut être poète et répandre des oeuvres. Mais il n'y a pas de valeur dans ce qui ne fait plus l'objet, d'une quête (contrariée par l'accessibilité permanente), et d'une exigence tenace (contrariée par l'absence de difficulté à communiquer). Nous ne sommes plus à l'époque de l'étudiant en recherche réelle ou à celle des critères littéraires pour être publié. Lorsque tout est disponible, abordable, publiable, crédible, c'est la dégénérescence des partis intellectuels. Tout vole en éclats.
Deux intelligences
L'AF 2000 - Quels sont les rapports de l'Intelligence avec le pouvoir, l'argent, la gloire ?
M. d'U - Il y a deux Intelligences : la première se nourrit du pouvoir, de l'argent, de la gloire, et la deuxième s'en distingue radicalement. Si vous prenez le mouvement du peintre qui saisit le bleu du ciel avec son pinceau, il y aura toujours deux causes possibles à cette saisie : mentir ou dire une vérité. Celui qui soumet son écriture littéraire à la constitution d'une évidence intérieure, d'une musique poétique qui doit être transmise, est en train de dire une vérité. Celui qui soumet sa réalisation à l'obtention d'un but personnel est en train de mentir (comme le peintre qui affirmera que le ciel est jaune et qui est payé pour cela). Quoique les deux se confondent et puissent se rencontrer, on tend toujours fondamentalement vers un chemin ou l'autre.
Les deux Intelligences se rencontrent et se connaissent, elles exercent les mêmes arts mais sont très différenciées. Les régimes édifient ceux qui les servent : tel éditorialiste devient membre de l'Académie des sciences morales et politiques pour service rendu au pouvoir, tel auteur obtient le Prix Interallié pour avoir accordé des faveurs à de grands décideurs des lettres parisiens, tel Prix Nobel le devient pour bonne insertion dans son "ambiance d'époque". Les rapports entretenus entre le pouvoir et l'intelligence que décrivait Maurras, institutionnalisée dans le pouvoir, ne peuvent pas être des rapports libres. La société intelligente actuelle exige d'un auteur qu'il soit servile vis-à-vis des mensonges qui entretiennent les codes du système : tu mens et nous mentons, voilà ce que toute l'Intelligence publique sait et tait. La deuxième intelligence se déploie dans les milieux du underground. Il existe des "souterrains" de la littérature, de la peinture, de la musique et du cinéma... Là ne se jouent pas des scènes de la vie intellectuelle en attente de la gloire, de l'argent, du pouvoir. La gloire du underground est une autre gloire (qui s'acquiert par le travail, par le risque), l'argent n'est pas désiré pour l'oeuvre que l'on a à créer, le pouvoir est dans l'atteinte de la vision de l'artiste.
L'AF 2000 - Mais la "deuxième intelligence", quel rôle doit-elle jouer dans la société ?
M d'U - Le sien est celui de transmettre une certaine image de son art, à qui voudra bien la prendre, ou de transmettre des idées, du style, des doctrines, à qui pourra les entendre. Par définition, la seule intelligence qui puisse circuler dans la société globale, c'est la "première intelligence" : celle qui se soumet et travaille pour le régime, et reçoit des rémunérations. C'est pour cela qu'Édouard Berth, dans Les Méfaits des intellectuels, remarquait qu'« il n'y a pas de régimes plus corrompus que ceux où les intellectuels détiennent une place trop considérable ». Une société où l'intelligence, la première, détient un rôle important est une société pervertie par le fait que le magistère moral des intellectuels sert à légitimer le pouvoir en place tout en démobilisant cette intelligence, qui ne souhaite plus atteindre des buts d'élévation : un ministère de la Culture, avec son ensemble de centres et instituts, subventionnant l'ordre intellectuel qui soutient l'ordre politique dominant, un ordre intellectuel dominant qui est subventionnée au prix du renoncement à l'intelligence.
L'intelligence officielle maintient un régime, elle n'érige pas à travers les générations et les époques. À la différence de Berth, et malgré les apparences, Maurras ne voulait pas faire la guerre à l'Argent par l'Esprit. Il aspirait juste à ce que l'une des "deuxième intelligence" de son temps, la sienne et celle de son École, rebelle au régime, devienne une "première intelligence" hégémonique et proche du pouvoir (royal), qui se serait de toute façon figée comme tout ce qui est classique.
L'AF 2000 - L'intelligence peut-elle être sauvée ?
M. d'U - Il me semble que la deuxième n'a pas vocation à l'être et que la première ne le souhaite pas. Ce qui importe, c'est de fixer les conditions du "devenir intellectuel" pour le futur européen. Le coeur de l'art de toute intelligence qui reste authentique, c'est domestiquer et ériger des forces d'esprit ; pour les écrivains, des forces linguistiques. Ce que nous écrivons, même contre un monde qui ne pense pas, n'est pas rien.
PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL FROMENTOUX L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 19 février au 4 mars 2009