« Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément ». Ces vers célèbres, tirés de l'Art poétique de Boileau, mériteraient de figurer en exergue de tous les manuels d'apprentissage de la langue française.
Notre langue est belle, non seulement parce que sans accent tonique, par la magie de la combinaison des syllabes et des mots, elle chante merveilleusement : « Ecoutez la chanson bien douce / qui ne pleure que pour vous plaire./ Elle est discrète, elle est légère : / Un frisson d'eau sur de la mousse ! »... ; mais elle est belle aussi parce que, fille du latin, elle en a gardé l'esprit logique et la précision. Pour cette raison - mais aussi parce qu'il fut un temps où l'art et l'esprit français dominaient l'Europe - elle demeura pendant longtemps la langue de la diplomatie et des relations internationales. Ce fait est souvent souligné. Ce qui l'est moins, c'est que la langue française fut aussi la langue du raisonnement, celle de Descartes et de Pascal - bien avant de devenir paraît-il celle, ironique et affûtée, sèche et coupante, du narquois Voltaire que fustigea Musset : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire / Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ? »
Comme le latin, le français, charpentant les phrases, structure la pensée. Ce fut sa force hier ; c'est sans doute sa faiblesse, aujourd'hui que le raisonnement s'est effacé devant l'image, vecteur privilégié par les médias. Avec l'image, on quitte le domaine de la réflexion pour celui de l'émotion. J'établirai un parallèle peut-être osé entre la (relative) désaffection dont souffre la langue française et celle qui frappe la peinture classique et figurative à l'ère de la « déco ». L'époque privilégie la rapidité, l'efficacité, la fugacité - mais aussi le flou. Le français au contraire, est une langue de haute précision, dont le maniement exige du temps, comme peut en exiger la confection d'une toile de maître en regard d'un « ready-made » contemporain j'abandonne très volontiers à l'anglais ce mot qui qualifie, hélas, la supercherie bien française initiée par Deschamps.
Sans doute ce handicap apparent explique-t-il en partie la position d'infériorité du français face au sabir anglo-américain. On peut cependant y trouver d'autres raisons. Le français est une langue aristocratique, tandis que l'anglo-yankee - que je n'aurais garde de confondre avec la langue anglaise - est démocratique et plébéien ; langue des affaires, du « business », du « cash and carry » imprimé... Langue médiatique aussi, infiniment plus adaptée à la société et à la mentalité ambiantes, une mentalité elle-même héritée de l'American way of life, ou à ce qu'on a bien voulu nous présenter comme tel de ce côté-ci de l'Atlantique. Osons donc regarder la réalité en face : si le français recule devant l'anglo-américain, c'est parce que voilà beau temps que la France n'est plus la première puissance mondiale et qu'en dépit de la crise qui les secoue, les Etats-Unis n'ont pas renoncé à ce titre. C'est la première explication de la perte d'influence de notre langue en Asie, en Europe de l'Est, et demain peut-être en Afrique. Faut-il s'y résigner ? Sûrement pas ! Car ce qui fait la force de l'anglo-américain fait aussi sa faiblesse, tandis qu'inversement, ce qui accuse la faiblesse du français lui procure une nouvelle force. Face à la suprématie de l'anglo-américain, qui est à la fois une conséquence et un vecteur de celle des Etats-Unis, le français apparaît - sauf sans doute à la gente médiatique française - comme un obstacle et une résistance possible à cette domination. Cette capacité de résistance, notre langue la possède mieux qu'aucune autre parce qu'elle est, au même titre que l'anglais, mais davantage encore que l'espagnol, le russe ou le chinois, une langue universelle. Raison de plus pour la protéger : c'est notre responsabilité, non seulement vis-à-vis des pays francophones, mais du monde entier.
Relisons plutôt ce qu'en écrivait Léopold Sedar Senghor dans la postface de son recueil Ethiopiques : « on me posera la question : "Pourquoi dès lors, écrivez-vous en français ? Parce nous sommes des métis culturels, parce que nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. Car je sais ses sources pour l'avoir goûté, mâché, enseigné, et qu'il est la langue des dieux. Écoutez donc Corneille. Lautréamont, Rimbaud, Péguy et Claudel. Écoutez le grand Hugo. Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam tam et même canon. Et puis le français nous fait don de ses mots abstraits - si rares dans nos langues maternelles -, où les larmes se pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit. »
Nous aurions cependant tort, je crois, de considérer la langue française comme une citadelle assiégée par l'anglais. Son adversaire principal se trouve aujourd'hui à l'intérieur des remparts les pires ennemis du français sont les Français eux-mêmes. Les pires outrages faits à la langue, les pires atteintes portées à l'orthographe et à la grammaire ne tiennent plus tant à l'emploi abusif d'anglicismes, qu'aux tentatives démagogiques de réforme de l'orthographe ou à la féminisation des noms de métier lorsque la fonction est occupée par une femme.
Il faut, à cet égard, rendre l'hommage qui lui est dû au ministre de l'Economie, Christine Lagarde, qui, à peine nommée, demanda qu'on l'appelle « Madame le ministre » par respect pour sa mère, professeur agrégé de grammaire (laquelle ne souhaitait apparemment pas devenir « professeure agrégée »). Hélas, le courage du ministre de l'Economie ne lui attira que sarcasmes et la plupart de mes confrères continuent d'écrire à son propos : « Madame la ministre... » Curieux masochisme. De tous les corps de métier, les journalistes français composent sans doute celui qui montre le plus d' entêtement à casser son outil de travail.
Eric Letty monde et vie 2 novembre 2009