Spécialiste des religions à la bibliographie abondante, directeur de l'Institut Religioscope et du site www.religion.info, Jean-François Mayer était tout désigné pour nous éclairer sur la dernière votation helvétique, d'autant qu'il est lui-même suisse. Décryptage.
Le Choc du mois : L'ampleur du « non aux minarets » a surpris tout le monde, à commencer par ceux qui ont été à l'initiative de cette votation. Comment expliquez-vous cela ?
Jean-François Mayer: J'ai été surpris moi aussi, même le gouvernement l'a été! Seuls quelques partisans chrétiens évangéliques de l'initiative semblaient y croire vraiment. Invité ces derniers mois à donner des conférences sur l'islam en Suisse, j'avais certes rencontré beaucoup de gens favorables à l'interdiction des minarets. Mais les sondages semblaient presque sans appel. Je ne crois pas à un retournement de dernière minute : la plupart des Suisses votent d'avance, par correspondance. Seule explication: les sondés n'avouaient pas leurs intentions de vote. Vote honteux ? Plus maintenant : depuis le vote, bien des gens ne font plus mystère de leur choix, même face aux médias.
Quels sont les partis qui en ont été à l'initiative ?
Au départ, pas des partis, mais quelques hommes politiques de deux partis : l'Union démocratique du centre (UDC), le plus grand parti de Suisse avec 64 députés (les socialistes suivent avec 50), et l'Union démocratique fédérale, un parti chrétien (évangélique) conservateur. L'initiative a eu pour source des tensions locales autour de projets de minarets. Des politiciens ont réfléchi ensemble et ont décidé de lancer cette campagne. Très habile du point de vue de la propagande : autour d'un symbole, le minaret, se sont cristallisées toutes les critiques, interrogations ou craintes face à l'islam. Il suffisait d'assister à des réunions organisées par les deux formations pour noter les différences de style. Du côté de la petite mais active UDF, la dimension religieuse transparaissait fortement : l'opposition à l'islam est liée à des convictions bibliques, et pour beaucoup d'entre eux à des croyances « chrétiennes sionistes ». L'existence de l’État d'Israël est interprétée comme la réalisation de prophéties bibliques. Mais cette motivation reste celle d'un petit milieu, pas de la population en général.
Comment expliquez-vous ce décalage entre le discours des élites (y compris les Églises) et le peuple, entre cette Suisse d'en haut et la Suisse d'en bas ?
Même si le taux de soutien semble avoir été plus élevé dans les milieux populaires, ils n'ont de loin pas été les seuls à voter pour l'initiative: cette vague traverse les classes sociales et les camps politiques, avec des nuances. L'analyse la plus pertinente est celle du journaliste Michel Audétat dans L'Hebdo (3 décembre) : on a trop fait peser sur les débats liés à l'islam une pression moraliste, écrit-il, avec « un puissant effet d'intimidation ». La notion d'islamophobie jouerait ici le même rôle que le mot de racisme pour jeter un discrédit sans appel sur des opinions ou des préoccupations. Celles-ci s'expriment avec d'autant plus de force dans le secret des urnes. Ce phénomène se manifeste ailleurs en Europe, mais sans exutoire de vote.
D'un côté, des milieux, très relayés par les médias, qui chantent les vertus du multiculturalisme; d'autre part, des préoccupations qui montent sans trouver beaucoup d'occasions de s'exprimer de façon articulée dans le débat public, et dont les tenants ont l'impression d'être incompris et stigmatisés.
Des mesures comme l'interdiction de l'affiche anti-minarets dans certaines villes ont probablement conforté plus d'un votant dans sa décision. Et assuré à l'affiche une publicité inespérée : il en a été question dans toute la presse, elle a été montrée de façon répétée dans les journaux télévisés.
Cette affiche justement, qui a fait scandale, présente les minarets comme des symboles de conquête. Est-ce cela que les électeurs suisses ont sanctionné, la visibilité d'un islam envahissant dans le paysage suisse ?
Pour l'instant, le paysage suisse n'est guère envahi, l'islam y reste quasiment invisible. Derrière la crainte symbolique de la transformation du paysage, c'est bien celle de toute la société qui est en jeu. Pour autant, d'autres tensions, non seulement dans l'affaire suisse, mais en Europe, sont en effet liées au développement de sa visibilité.
C'est donc quelque chose de plus profond, non pas le minaret, mais la communauté qu'il abrite ?
Les partisans de l'initiative ont pris soin de dire qu'ils n'avaient rien contre les musulmans eux-mêmes : leur problème est celui de l'islam, présenté comme idéologie de domination, avec le minaret transformé en symbole de pouvoir politico-religieux pour marquer l'occupation progressive et irréversible d'un territoire. (En réalité, les significations d'un minaret peuvent être multiples : pour ceux autour desquels la controverse a commencé, il s'agissait de donner une allure de mosquée à d'anciens locaux industriels ou commerciaux reconvertis.)
L'opposition à la présence musulmane elle-même a joué un rôle. Nombre de gens s'inquiètent de la croissance de la population musulmane: 16000 musulmans en Suisse en 1970, environ 400000 aujourd'hui - un islam d'origine d'abord balkanique, puis turque, donc très différent de celui présent en France. Depuis des années, circule l'argument que, si rien n'est fait, l'Europe sera islamisée dans quelques décennies: des publicités de l'UDC avaient déjà utilisé ce thème dans le passé.
Si l'on s'en tient aux forums, commentaires et autres sondages à chaud sur le Net, en France ou en Allemagne, on retrouve la même réaction de rejet. Un sondage réalisé par l'IFOP pour Le Figaro vient de montrer que 41 % des Français se prononcent, non pas contre l'édification de minarets, mais de mosquées (et seulement 19 % pour). Cela vous surprend-il ?
Oui, parce que l'interdiction de la mosquée est quelque chose de bien plus sérieux : elle implique de dire aux musulmans qu'ils n'ont tout simplement pas de place en France. Peu de monde en Suisse, même parmi les partisans de l'initiative, ne proposerait d'interdire les mosquées - ce qui n'empêche pas qu'un projet de construction soulèverait des vagues d'opposition locale, comme autour de mosquées en Allemagne.
Peut-on comparer le non suisse aux polémiques récurrentes sur le voile en France ?
En partie. Plusieurs politiciens suisses (y compris socialistes) voudraient d'ailleurs surfer sur la vague de l'initiative pour proposer localement des mesures sur le voile dans les écoles, ou sur la burqa, décalque des débats français. Avec des accents locaux qui varient, les controverses suivent des arguments qui se retrouvent d'un pays à l'autre : d'autant plus que, à travers Internet, des réseaux internationaux de critiques de l'islam se constituent et s'épaulent.
Jamais la crispation autour de l'islam n'a semblé aussi forte ? Y aurait-il un « problème musulman » en Europe ?
Difficile de ne pas le penser après le vote du dimanche 29 novembre... Mais un « problème » ne se joue pas seulement autour d'éléments objectifs, factuels : les perceptions, exactes ou erronées, sont cruciales. Je voyage à travers le monde pour mes recherches: je constate que, partout ou presque, les mouvements migratoires suscitent des réactions. Mais les questions autour de l'islam vont plus loin que les débats autour des flux migratoires. Ils sont liés à une image de l'islam et des musulmans. Impossible de ne pas mentionner l'impact du 11-Septembre et de ce qui l'entoure: le vote suisse n'aurait pas été le même avant 2001. Toute analyse de la question devrait, pour aller au fond des choses, examiner aussi les motivations et le rôle des réseaux de critiques de l'islam, qui peuvent se trouver liés à des intérêts politiques ou géopolitiques variés.
Concrètement, comment les choses vont se passer dans les mois et les années qui viennent ?
Une intensification des controverses et débats autour de la présence musulmane, mais peut-être aussi des réponses plus articulées de celle-ci face au choc du vote. En Suisse, dans l'immédiat, presque tous les partis s'empressaient dès le soir du vote de vouloir récupérer une partie de cette vague : le président du Parti démocrate chrétien reprenait ses idées d'interdiction de la burqa (le niqab, en fait, guère porté en Suisse que par les riches touristes saoudiennes qui viennent dépenser leur fortune dans des palaces et magasins genevois), le président du Parti socialiste insistait sur la nécessité de s'affirmer plus sur les droits des femmes musulmanes...
Pas sûr que l'UDC ou des formations proches engrangeront un nombre beaucoup plus élevé de voix lors de prochaines élections : le vote anti-minarets ne représentait pas un simple vote UDC.
Quant aux musulmans, dans la pratique, le vote ne change rien pour eux. Les quatre minarets existants resteront en place, la pratique du culte musulman ne connaîtra aucune entrave. Et le gouvernement encouragera sans doute plusieurs projets dirigés vers les communautés musulmanes, en pensant à la fois aux répercussions internationales et aux préoccupations que le vote a exprimées.
Propos recueillis par François-Laurent Baissa LECHOCDU MOIS janvier 2010
À lire : Les minarets de la discorde. Éclairages sur un débat suisse et européen, sous la direction de Patrick Haenni et Stéphane Lathion, éditions Infolio-Religioscope, 2009,112 p., 8 euros.
À consulter : www.religion.info
Entretien avec Jean-François Mayer « Les minarets de la discorde »
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