Le petit boucher de la Cabana
Voilà quarante ans qu'on te croyait définitivement disparu, camarade, dans la jungle bolivienne (9 octobre 1967), mais tu ressurgis toujours à date anniversaire quand on ne t'exhibe pas quotidiennement sur les tee-shirts, les caleçons ou les bouteilles de vin argentin. Tel l'assassin en cavale dont on affiche le portrait. Telle la crapule que tu étais, Ernesto Rafael Guevara de la Serna.
Che Guevara, on croyait que tu étais devenu seulement un logo de la marque "Bobo.Inc" mais tu vis toujours nous prévient-on, tu es "une braise qui brûle encore" comme le sous-titre le livre du facteur Besancenot qu'on croyait, progressisme oblige, se chauffer plutôt au "soviet plus l'électricité" (dixit Lénine). Mais se réclamer aujourd'hui d'Ernesto Guevara s'avère plus "sexy", plus "tendance" que d'en appeler à Vladimir Illich Oulianov ou Lev Davidovitch Bronstein (Léon Trotsky) pour redorer le blason ensanglanté du communisme.
"Ernesto "Che" Guevara n'était ni un saint, ni un surhomme, ni un chef infaillible, prend-il tout de même la peine de nous préciser dans son introduction, il était un homme comme les autres, avec ses forces et ses faiblesses, ses lucidités et ses aveuglements, ses erreurs et ses maladresses. Mais il avait cette qualité rare chez les acteurs de la scène politique (sic) : la cohérence entre les paroles et les actes, les idées et les pratiques, la pensée et l'action." Malheureusement le lecteur ne saura pas dans cet ouvrage quelles furent tes "faiblesses", tes "aveuglements", tes "erreurs" et tes "maladresses", toi l'homme exceptionnel, "révolutionnaire marxiste" mais grand "humaniste".
Dis merci à Sartre, c'est lui qui a érigé ton mausolée
Pour cela, il faudra se reporter à un autre livre, qui tombe à point nommé pour répondre à la "guevariamania" de nos contemporains et révèle cette fameuse cohérence entre ta pensée politique et son action de guérillero : La Face cachée du Che, de Jacobo Machover. On le dit « anti-castriste », "gusano", c'est-à-dire « ver de terre » comme on appelle délicatement les exilés cubains dans les milieux de la gauche latino-américaine. Son père fut traducteur de Guevara avant de s'exiler en 1963, non pas à Miami mais à Paris. Le fils est aujourd'hui traducteur, professeur et journaliste - on lui doit notamment un Cuba, totalitarisme tropical- et il s'est justement penché sur tes textes et tes discours, Che, ainsi que sur certains témoignages directs pour éclairer ce côté obscur de ta face d'ange. Un ange aux pieds fourchus si l'on en juge par tes propos, et non un agneau de la révolution sacrifié par la CIA sur l'autel de la révolution comme on t'a repeint au final, en Christ de Mantegna.
« Le mythe du Che, pour la plupart, explique Jacoba Machover, est celui du martyr révolutionnaire. Il représente pourtant le contraire de ce qu'il a été. Il est devenu intemporel, largement détaché des circonstances qui ont produit un personnage n'hésitant pas à sacrifier ceux qui se trouvaient en face de lui ou même à ses côtés. Guevara entendait faire de sa vie et de sa mort un idéal pour la jeunesse et les générations à venir. L'« homme nouveau », ce devait être lui et lui seul. Il y a partiellement réussi, aidé en cela par ceux qui ont décidé d'ériger son itinéraire en modèle à suivre, plutôt que d'analyser ses combats suicidaires, ses contradictions idéologiques ou ses exactions meurtrières. »
Selon Machover ce sont, les braves gens, nos intellectuels "made in URSS" qui ont fabriqué cette espèce de mystification collective moderne, Sartre en premier. Quelques mois après ta mort, Che, ne déclarait-il pas à ton propos dans une revue de La Havane: "je pense que, en effet, cet homme n'a pas été seulement un intellectuel mais l'homme le plus complet de son époque." On s'étonnera moins ensuite que Jean Cau, qui fut un temps le secrétaire de l'"agité du bocal", ait lui aussi succombé à cette mystification. A une époque où on le croyait immunisé contre tout romantisme révolutionnaire, il publia un livre intitulé Une passion pour Che Guevara (Julliard, 1979), Jean Lartéguy aussi s'était laissé prendre à ta légende, dans Les Guérilleros (Roula Solar, 1967), quand, enquêtant sur ta disparition, il te comparait à un "Don Quichotte de la révolution", aventurier idéaliste imperméable au marxisme-léninisme...
Staline II, tu voulais être, mais tu n'as été qu'un « petit » boucher
Et pourtant, c'était passer sous silence ou ignorer tout simplement l'admiration que tu portas très tôt à Staline. A la mort du maréchal rouge, tu écris ainsi à ta chère tante : "Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes de Staline ne peut pas se considérer comme tout à fait communiste." Tu signes certaines de tes lettres du doux pseudonyme de "Staline II" et baptise ton premier enfant "Vladimir", en hommage à Lénine. En 1961, tu déclareras d'ailleurs à la presse française (France Observateur) : "Toute révolution comporte inévitablement une part de stalinisme." Nous sommes loin du libertador romantique, Che.
Comme le dénonce, faits à l'appui, Jacoba Machover, tu ne fus pas un poète révolutionnaire et rêveur mais bien un idéologue implacable voulant créer un "homme nouveau", n'en déplaise à Jean Cormier, dont on réédite la monumentale hagiographie à faire passer ton maître Fidel Castro pour un gentil organisateur de camp de vacances sous les palmiers. Sur les 524 pages de ce travail indigne d'un journaliste, alors que 150 sont consacrées à l'expédition de deux ans dans la Sierra Maestra 1957-1959), les cinq mois pendant lesquels tu as commandé la prison de la Cabana après la victoire de la guérilla sont évacués en une seule petite phrase : "Chaque jour il y voit rentrer les hommes de Batista, emprisonnés et mis à la disposition des tribunaux révolutionnaires", écrit-il sans complexe...
Pour lui, La Havane à la chute de Batista, c'était une grande fête, avec rhum et petites pépés sur des airs de mambas. Mais pendant que certains dansaient à la Bodega del medio, d'autres trépassaient à la Cabana. Et pas seulement les séides de Batista. Chrétiens, homosexuels, opposants en tout genre à ton "homme nouveau" sont passés par les armes après un jugement sommaire et "révolutionnaire". On en comptera près de 200 les premiers mois pendant lesquels, "Che", tu officies avec zèle, assistant un cigare aux lèvres aux exécutions. Cela te vaudra d'ailleurs le sympathique sobriquet de "petit boucher de la Cabana".
Tu avais voulu une « lutte à mort », tu as eu la lutte et la mort
Pas un mot non plus sur cette déclaration, pourtant officielle, faite à la tribune des Nations Unies en 1964 : "Nous avons fusillé ; nous fusillons et nous continuerons de fusiller tant qu'il le faudra. Notre lutte est une lutte à mort." Aucune ligne non plus sur ton invention, dès 1960, des "camps de travail correctifs", cette première expérience de "Goulag tropical" qui se transformera ensuite en « Unités militaires d'aide à la production ». Tous les « déviationnistes idéologiques » y seront déportés à l'extrême ouest de l'île.
C'est que tu avais une conception « rédemptrice » du travail qui devait s'effectuer selon des « stimulants moraux » et non matériels. Tu avais ton petit livre rouge à toi, le Socialisme et l'Homme à Cuba, rouge comme les dimanches décrétés jours de travail volontaire. Tu avais d'ailleurs prévenu les Cubains dès 1961, alors fraîchement nommé ministre du Travail : "Les travailleurs cubains doivent petit à petit s'habituer à un régime de collectivisme. En aucune manière les travailleurs n'ont le droit de faire grève." Voilà au moins un point sur lequel Besancenot tombera d'accord avec Sarko. On le lui rappellera pendant les défilés de cet hiver.
Quant à la légende du libérateur des peuples colonisés, du théoricien de la "guerre de guérilla" souhaitant, après la prise de Santa Clara - beaucoup plus facile qu'on l'a raconté -, "créer deux, trois, une multitude de Vietnam" dans le tiers monde comme tu le déclarais dans ce fameux message à la Tricontinentale, elle est totalement erronée, au moins au sens militaire, tant tes expéditions furent des échecs fracassants.
Arrivé au Congo en 1965, sans doute poussé par Fidel Castro qui souhaitait se débarrasser d'un si piètre ministre de l'Industrie, en vue d'intégrer l'armée de libération menée par Kabila, c'est, penses-tu, pour y allumer un nouveau foyer de guérilla qui s'étendra sur tout le continent. Durée prévue de l'opération : cinq ans. Tu y resteras en fait seulement sept mois tant le contexte ne correspond ni à ta théorie ni à ta tactique. Comment combattre avec des guerriers africains animistes absorbant des potions contre les balles lorsqu'on est un guérillero cubain marxiste-léniniste ? Ajoutés à cela, les dissensions entre combattants rwandais et congolais, les rivalités ethniques et les problèmes de leadership politique rendent la situation intenable. Mais comment comprendre qu'un tel stratège n'ait pas mieux étudié le contexte local ?
Idem en Bolivie, où tu débarques un an et demi ans plus tard après une escale à la Havane pour préparer l'expédition qui devait servir d'autre foyer révolutionnaire, latino-américain cette fois-ci. C'était pourtant un pays que tu avais visité lors de ton deuxième voyage dans le sous-continent, en 1953. Entre-temps une réforme agraire a été menée ; un militaire gouvernait certes le pays, mais se réclamant d'un parti révolutionnaire lui aussi. Fidèle à ta doctrine, tu crois pouvoir t'appuyer sur les paysans mais ceux-là ne sont plus sensibles à tes arguments - quand tu parviens à communiquer avec ceux des indigènes parlant une autre langue que le guarani et non pas le quechua comme tu t'étais pourtant évertué à l'apprendre avec tes guérilleros avant de partir ! Par ailleurs, le parti communiste local ne voudra pas de toi, te considérant comme un étranger, toi l'Argentin.
Les Andes ne deviendront pas ta "Sierra Maestra de l'Amérique latine" mais ton tombeau Che Guevara. C'est sur ordre du général bolivien Barrientos que tu seras exécuté. Par tes frères d'âme à défaut d'armes en somme. Triste fin pour un stratège humaniste et internationaliste.
Julien Torma, le Choc du Mois n° 16 - Octobre 2007 -
A lire :
Jacobo Machover, La Face cachée du Che, Buchet-Chastel, 208 pages, 14 euros.
Jean Cormier, Che Guevara, éditions du Rocher, 528 pages, 22 euros.
Olivier Besancenot et Michael Lôwy, Che Guevara, une braise qui brûle encore, Mille et Une Nuits, 246 pages, 14 euros.