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La dette et les économistes

Par Jean-Pierre Béguelin, ancien économiste au sein de la Banque nationale suisse, ancien économiste en chef de la banque Pictet & Cie (Suisse)

Une erreur de calcul vient d’affaiblir une étude, souvent citée par les austériens, qui concluait que la croissance s’effondre dès que la dette publique dépasse les 90% du PIB. Une telle limite n’a toutefois pas trop de sens car il y a dette publique et dette publique.

On a souvent besoin d’un plus savant que soi, c’est bien connu. Sauf évidemment lorsque le professeur, distrait comme Tryphon Tournesol, se trompe et c’est ce qui vient d’arriver aux austériens, pour utiliser ce néologisme à la mode fort commode. Récemment encore, politiciens allemands, commissaires bruxellois et soi-disant experts nord-européens justifiaient l’austérité en brandissant un article publié en janvier 2010 par deux professeurs de Harvard, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, par ailleurs ancien chef économiste du FMI, qui, après avoir collecté et disséqué 3.700 données sur 44 pays, concluaient que la prospérité économique s’effondrait dès que l’endettement public dépassait les 90% du PIB. Entre 1946 et 2009, en effet, la croissance annuelle avait été proche de 3% pour les années et les pays développés où la dette publique relative se trouvait en deçà de cette limite, alors qu’au-delà de celle-ci l’économie stagnait, voire reculait de 0,1% par an, une chute de croissance du même ordre de grandeur étant observée pour les économies émergentes.

Or, ces moyennes étaient erronées puisqu’elles n’englobaient pas les observations pour les cinq premiers – rangés alphabétiquement – des pays étudiés, à la suite sans doute d’une mauvaise définition du champ des cellules dont on voulait prendre la moyenne, une bévue que tout utilisateur d’un tableur type Excel a sans doute commise ou évitée de justesse une, si ce n’est plusieurs fois.

C’est pourquoi aucun chercheur honnête ne jettera la pierre aux auteurs pour leur bévue ou plutôt, puisqu’à leur position ils se refusent sans doute à copier-coller des chiffres, pour celle de leur(s) assistant(e(s)) de recherche. Mais, même si ces deux savants ont exprimé leurs conclusions avec une prudence tout académique, on ne peut s’empêcher de penser que s’ils n’ont pas tiqué face à une certaine incohérence de leurs trouvailles alors que l’usage de la médiane donnait des différences moins tranchées, c’est que leurs résultats confirmaient en quelque sorte leurs a priori. Après tout, ne venaient-ils pas de publier un livre remarqué expliquant, d’une façon un peu mécanique, 800 ans de crises économiques par un systématique excès d’endettement.

Par ironie, cette erreur de codage a surtout changé les résultats pour les pays les plus endettés qui, une fois la correction faite, affichent désormais une croissance moyenne de 2,2% au lieu des –0,1% publiés originellement, une différence que trois professeurs de l’Université du Massachusetts à Amherst – un campus où, fait rare outre-Atlantique, des économistes marxistes ont longtemps donné le ton – se sont fait un malin plaisir de signaler publiquement à leurs prestigieux collègues hantant Harvard Square. Le seuil de 90% ne se traduit donc plus par une annihilation de la croissance mais par une réduction de 0,8 point de pourcentage de celle-ci, un chiffre nettement moins sexy pour les médias et les politiques que l’ancien. Il est en outre beaucoup trop réducteur, car il y a dette et dette.

Si un Etat emprunte dans sa monnaie nationale et quasi uniquement à ses résidents, le coût pour l’économie tout entière de cette dette est nul car son service consiste à transférer des richesses de la poche des contribuables dans celle des créanciers, le plus souvent de la poche gauche à la poche droite du même pantalon. Dire dans ce cas, comme on l’entend encore trop souvent, que la dette publique obère les générations futures est une aberration qui ignore le fait qu’une économie est un circuit fermé.

L’endettement de l’Etat peut alors augmenter tant que les contribuables ne se dérobent pas, soit tant que le taux d’imposition n’atteint pas le niveau où les recettes fiscales se mettent à diminuer, mais rien ne dit a priori que cette limite soit atteinte dès que la dette publique dépasse les 90% du PIB. Si, par exemple, ce rapport est de 100% du PIB, le taux d’imposition de 40% et le taux d’intérêt de 4%, c’est les 10% des impôts perçus par l’Etat – 4% de 40% – qui sont transférés aux créanciers, une proportion somme toute tenable car fort semblable à celle que connaît l’Italie ces dernières années. Dans l’histoire, on a vu bien pire, comme dans l’Angleterre des années 1820-1830 où la dette de guerre était le double du PIB et le service de celle-ci représentait la moitié des impôts perçus, tout cela en pleine révolution industrielle marquée par une croissance économique soutenue.

Tout autre est évidemment la situation quand l’Etat emprunte en monnaie étrangère. Pour servir cette dette, il doit alors non seulement taxer ses contribuables en monnaie nationale, mais encore se procurer les devises nécessaires pour satisfaire ses créanciers, ce qu’il ne peut faire que si son économie vend plus qu’elle n’achète à l’étranger. Ce supplément d’exportations − constitué de biens produits, mais non utilisés dans le pays − est alors le véritable coût que cette forme d’endettement public fait peser sur les épaules de ses administrés. Il est nettement plus difficile à supporter qu’un transfert purement interne et il ne peut donc s’accroître autant.

C’est vraisemblablement ce type d’endettement qui explique les résultats obtenus par Reinhart et Rogoff. Ces derniers en sont d’ailleurs conscients, si bien qu’ils ont tenté de distinguer l’effet des deux types de dette publique, mais ils ont été incapables de trouver les chiffres nécessaires pour ce faire.

Reste le cas de la dette publique émise en monnaie locale, mais détenue par des non-résidents, comme c’est évidemment souvent le cas en Europe, par exemple pour la France, où 60% des créanciers de l’État n’habitent pas le pays. Le service d’une telle dette est toutefois moins contraignant que celui des emprunts en devises puisqu’il ne demande pas une exportation supplémentaire, mais une simple réduction de la consommation et/ou de l’investissement domestique. Ainsi, plus la dette de l’Etat est détenue à l’étranger, plus ces sacrifices sont douloureux pour les résidents et plus la tentation du défaut grandit, d’autant que, ce faisant, un membre de l’Eurozone – Allemagne et France exceptées – ne courrait pas le risque de voir exploser le prix de ses importations à la suite d’un effondrement de l’euro. C’est pourquoi les Allemands jouent avec le feu en poussant les pays les plus endettés à une austérité de plus en plus insupportable.

Le mieux est toujours l’ennemi du bien, même sur les bords du Rhin.

Le Temps   http://fortune.fdesouche.com

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