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Les orwelliens, ou la naissance d’une gauche conservatrice

On se demande d’où sortent tous ces opposants au mariage gay. L’ampleur des manifestations est une surprise, bien souvent aussi pour les acteurs eux-mêmes. La surprise vient d’abord de ce que l’on sous-estime l’importance d’une mouvance conservatrice qui reconnaît la finitude humaine comme pierre d’angle, et n’accepte pas de se lancer tête baissée dans des programmes d’émancipation aveugles.

Naturellement, on trouve la plupart des catholiques pratiquants dans cette mouvance, puisque le catholicisme assume le mal comme péché du monde, et, même s’il lutte constamment contre lui – ou en tout cas devrait le faire –, il n’attend pas de créer le paradis sur Terre ni ne souhaite singer Dieu. Ce courant se trouve en ce moment en pleine renaissance. Il se rend compte de sa force et il ne craint plus les intimidations médiatiques. Il est donc porteur d’avenir, même si ses faiblesses sont réelles : un manque de conceptualisation, une grande naïveté dans le combat des idées et une diversité de courants internes qui suscite de constantes dissensions.

En effet, lorsqu’un courant est minoritaire et raillé, il est porté par l’éthique de conviction davantage que par l’éthique de responsabilité, et cherche donc moins à être efficace qu’à être pur : dès qu’apparaît dans cette mouvance un groupe qui réussit quelque chose (par exemple La Manif pour tous), aussitôt il se scinde en groupes querelleurs.

Mais autre chose se produit de tout à fait nouveau. Depuis le début de ce siècle, une partie des soixante-huitards de gauche sont devenus ce que j’appellerais – car ils n’ont pas encore de nom – des orwelliens. Ce courant, dont les têtes pensantes se placent volontiers sous le patronage du grand Orwell, se compose d’esprits libres. Non pas libres seulement dans le discours, comme les soixante-huitards en général, mais dans la réalité : politiquement, ils sont antitotalitaires, et pas seulement anti-fascistes, ce qui est un progrès considérable pour des socialistes. Et en ce qui concerne les réformes de société, leur ethos émancipateur n’a cependant plus rien à voir avec les idéologies prométhéennes : il est fondé sur la finitude humaine et ses limites. Ces limites s’imposent, d’après eux, aussi bien aux moeurs qu’à l’activité économique.

Au fond, les orwelliens s’appuient sur l’affirmation suivante : pourquoi faudrait-il appliquer le principe de précaution dans nos relations avec la nature, et jamais dans nos réformes de société ? Ou encore : pourquoi une écologie pour la nature, et pas une écologie pour l’homme ? L’homme aussi a besoin d’une "maison" (oikos), d’un milieu naturel, et de même qu’on ne peut ni ne doit faire n’importe quoi avec la nature, on ne peut ni ne doit non plus faire n’importe quoi avec l’homme.

Hannah Arendt disait que le totalitarisme consiste à croire que "tout est possible " – eh bien, les réformes de société (le mariage gay, par exemple) qui énoncent que "tout est possible" renferment, répliquent, instruisent une forme de totalitarisme. Autrement dit, dans la marée de mécontents formant les nombreuses manifs pour tous, il y a un courant d’écologistes d’un genre nouveau : ce sont des écologistes de l’homme autant que de la nature.

Au milieu des défenseurs des ours blancs, des incendiaires d’OGM, des fumeurs de haschisch en sandales, ils sont les seuls à récuser le libéralisme , et pas seulement là où cela les arrange, de même qu’Orwell récusait le totalitarisme à tous égards, et pas seulement dans le cas du fascisme. Ce qu’ils récusent dans le libéralisme, ce n’est pas seulement la toute-puissance de l’argent ou le règne de la violence économique. Leur critique est plus profonde.

Ce qu’ils reprochent au libéralisme, c’est son individualisme et sa neutralité devant les évolutions sociales même les plus aberrantes, jusqu’à admettre le dépassement de toute limite. S’ils aiment la liberté, celle-ci ne représente pas pour eux la valeur-phare à l’aune de laquelle il faudrait tout calibrer. Ils cherchent la mesure humaine, et comme ils n’ont pas de religion pour la décrire, ils s’en remettent à l’expérience historique et sociale. C’est pourquoi un certain nombre d’entre eux ont été des admirateurs de Tony Blair, l’ex-premier ministre britannique.

Nous nous trouvons ainsi devant une forme nouvelle de conservatisme de gauche, qui a d’ailleurs abandonné de la gauche son misérabilisme agaçant, son côté jocrisse d’aristocrate en haillons. Ce sont des gens qui récuseront la croissance illimitée, mais qui refuseront aussi la légitimation de la polygamie et de l’inceste, qui nous pend au nez. La liberté doit s’incliner devant la mesure humaine et la décence commune. L’ubris est à bannir partout, même là où cela pourrait limiter nos propres envies.

Ainsi le refus de ces réformes, qui relèvent du prométhéisme sadien, ne s’inscrit pas seulement dans une pensée chrétienne. Pour la première fois au sein du courant émancipateur, le nouveau n’est pas forcément meilleur. L’écologie a suscité l’émergence d’une gauche conservatrice.

Chantal Delsol - Le Monde

http://www.actionfrancaise.net

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