Il y eut l’impudique campagne antipatriotique qui, aux dernières années du Second Empire, s’étendit comme une lèpre sur le visage de la France pour aboutir aux désastres militaires de 1870, au Quatre Septembre - toujours honoré par une des rues les plus laides de Paris (*) - et à la guerre à tout prix de Gambetta, Ferry - l’homme pour qui « les armées de l’empereur » venaient d’être battues - et consorts.
L’histoire se répète ou bégaye : mêmes tentatives d’affaiblissement de l’armée et de démoralisation du pays en 1869-1870 et aux beaux jours de l’Affaire Dreyfus ; même volonté d’une guerre inutile en 1870-1871 et en 1939-1940, avec des résultats semblables : affolement des populations, occupation prolongée d’une importante partie du territoire national.
Ce n’est pas un des moindres intérêts de la lecture de Maurice Barrès que de nous amener à réfléchir sur ces répétitions de l’histoire. Déjà les trois volumes du Roman de l’Energie nationale avaient mis sous nos yeux le problème posé par les réactions d’un pays réel qui se sent écrasé par un pays légal en qui il ne se reconnaît plus.
Le plus grand regret de Charles Maurras fut peut-être de n’avoir pas réussi à amener Barrès au nationalisme intégral, c’est-à-dire à la monarchie, comme seule véritable sauvegarde du bien commun en France. Ce que la conversion de Barrès eut représenté pour lui, on peut s’en rendre compte à la lecture de la longue et passionnée correspondance qu’ils échangèrent au cours de ces années décisives et qu’a naguère si opportunément restituée Guy Dupré (1) : un enjeu capital. Ce fut la première des épreuves que rencontra son intelligence.
Barrès ! Tout le nationalisme de sentiment comme de raison semblait alors contenu dans ce nom. Barrès et Maurras, Barrès et l’A.F., avec l’un comme avec l’autre, l’accord est immédiat et profond, et pourtant, déjà, quelle ambiguïté … Ou plutôt quel déconcertant désaccord. Ainsi le 15 juin 1901, au banquet anniversaire de l’Action française, parlant après Henri Vaugeois dont les conclusions avaient été monarchistes, Barrès ne déclare-t-il pas ex abrupto : « Il est certainement fâcheux pour des nationalistes, qui voudraient être d’accord dans le présent, dans le passé et dans l’avenir, de constater que cette triple solidarité leur manque ».
Et lorsqu’il parle de doctrine, il est bien clair qu’il pense : sentiment. Il est d’ailleurs curieux de constater que, si Maurras, malgré le handicap de sa surdité, s’est jeté, corps et âme, dans l’océan de la politique, Barrès n’est, en fait, jamais vraiment sorti de lui-même. Les thèmes qu’il invoque, lors de la grande campagne nationaliste des années 1900, sont encore ceux de ses trente ans : la Terre et les Morts, l’Appel au Soldat. Il n’a pas évolué. Malgré les périls redoutables qui obscurcissent l’avenir et mettent en question l’identité même de la France, il ne changera pas (2).
Pour lui, comme pour beaucoup d’entre nous un siècle plus tard, le nationalisme, plus qu’une doctrine, est un mouvement, c’est à dire un rassemblement d’esprits, unis par un souci, ayant choisi de former un rempart à une formidable agression, mais incapables de s’unir sur un programme politique, et, en définitive, oeuvrant chacun dans sa sphère propre.
Voici un fait que rapporte Guy Dupré en marge d’une lettre de Barrès à Maurras d’octobre 1898, dans laquelle le premier fait allusion à la démission du général Chanoine, ministre de la Guerre, à la tribune de la Chambre des Députés. Après cette démission, « la population frémissante, prête aux émeutes libératrices, couvrait la place de la Concorde - le récit est emprunté à un discours du comte de Lur-Saluces. Partout des troupes, mais ces troupes elles-mêmes n’étaient pas solides, elles se sentaient en communication intime avec les patriotes qui les entouraient. Un général passa devant un régiment qui barrait le pont de la Concorde. Et le colonel lui dit en montrant la Chambre des députés :
- Mon général, faut-il entrer ? Allez-vous enfin nous dire de marcher ?
- Marcher, lui dit le général, et pour qui ?
Le colonel resta sans réponse… »
*
Les Scènes et Doctrines du Nationalisme furent publiées en 1902 par l’éditeur Félix Juven. Une édition définitive en fut donnée en 1925 par la librairie Plon.
« Le triomphe du camp qui soutient Dreyfus-symbole installerait décidément au pouvoir les hommes qui poursuivent la transformation de la France selon leur esprit propre. Et moi je veux conserver la France. » Barrès est nationaliste et patriote, comme l’était sans doute alors l’immense majorité des Français et le nationalisme, c’est, dit-il, « de résoudre chaque question par rapport à la France ». Bien, mais qui résoudra la question, alors qu’il est clair que « nous n’avons pas de la France une définition et une idée communes » et d’ailleurs, ajoute-t-il, la France, depuis un siècle, est « dissociée et décérébrée ».
Une doctrine est nécessaire pour aider chacun à clarifier sa pensée par rapport à un point commun et rassembler les divers courants qui, entraînant la France dans des directions divergentes, l’ont conduite à un état proprement anarchique. La pensée de Barrès est, en fait, le confluent de plusieurs courants qui s’additionnent sans parvenir à former une synthèse : antiparlementarisme, socialisme, décentralisation, voire césarisme. Il représente bien ainsi la tendance générale des Français de l’époque et c’est pourquoi la lecture de ce livre sincère et passionné est encore aussi intéressante aujourd’hui.
*
La morale, l’affaire Dreyfus et le kantisme – Comme le soulignera avec vigueur Léon Daudet dans son célèbre discours à la Chambre des Députés en 1924, la morale issue de la philosophie kantienne avait pris en France, dès les débuts de la Troisième République, le caractère d’une morale d’État et, remarque Barrès, elle était enseignée comme telle même dans l’enseignement privé. Le professeur de philosophie des Déracinés, Bouteiller, devenu homme politique se rangera naturellement du côté de ceux qui préfèrent « la destruction de la société au maintien d’une injustice ».
La méthode de Barrès - « On s’efforcera vainement d’établir la vérité par la raison seule », car « à la racine de tout il y a un état de sensibilité ». Mais la question de l’autorité, que j’appellerai plus volontiers, comme Blanc de Saint-Bonnet, la question de la légitimité, demeure. Et Barrès, après en avoir appelé à la conscience nationale - ou, plus exactement à l’idée que chacun peut se faire de l’intérêt national à partir de ses variantes familiales, religieuses ou politiques -, demande clairement que celle-ci s’incarne dans une autorité, mais sur les conditions de la création de cette autorité, il reste à la fois ambigu et, quelques pages plus loin, sceptique.
Deux états de sa pensée que les citations ci-après suffiront à faire comprendre.
« Si nous étions d’accord pour apprécier nos forces, notre énergie accrue prendrait naturellement une direction, et sans secousse, un organe de volonté nationale se créerait. »
« Nous avions préparé l’opinion à ratifier des actes qu’il ne nous appartenait point d’accomplir. On laissa oublier Déroulède à Saint-Sébastien. L’affaire Dreyfus passa comme avaient passé le tumulte boulangiste et la crise panamiste. Et la France descendit d’un cran. »
Il n’y a chez lui aucune naïveté et il connaît parfaitement l’enjeu de la partie qui se joue à la charnière de ces deux siècles. Il souligne « le germe de destruction que notre nation porte en soi » : décroissement de la natalité, difficulté d’assimilation d’un nombre trop important d’étrangers, « qui ne sont peut-être pas assimilables ». Il traite d’ « optimistes insensés » ceux qui, même dans les groupes nationalistes, tendent « à supposer les conditions du monde réel tout autres qu’elles ne sont ».
Mais le défaut de sa pensée saute aux yeux quand, par exemple, évoquant Boulanger, il cite lui-même quelques lignes de L’Appel au Soldat, où il écrivait : « Avec les pleins pouvoirs que lui donne Paris, le Général devrait être le cerveau de la nation et diriger ce que sollicite l’instinct national. Il défaille, faute d’une doctrine qui le soutienne et qui l’autorise à commander ces mouvements de délivrance que les humbles tentent d’exécuter. » Pourquoi lui ? et surtout parler ici de doctrine, n’est-ce pas un alibi pour ne pas parler d’abord de légitimité ?
*
Un long chapitre du livre est consacré au procès de Rennes (2e Conseil de Guerre d’Alfred Dreyfus, 1899). Il est dédié à Charles Maurras vers qui le ramènent les figures des ennemis de la France et dont il loue « cette sagesse française dont nous admirons l’ordre dans toute votre dialectique ».
On lira et on relira les méditations de sa visite à Combourg où revit le plus beau Barrès et dont je ne peux citer ici que quelques lignes.
« Nous avons dans le sang la fièvre du premier volume des Mémoires d’outre-tombe. Quel admirable contentement de considérer la triste et sévère façade de ce manoir, de s’engager sous ses voûtes, d’en éveiller à notre tour les échos, et de prêter notre visage au vent de ses donjons ! »
« J’ai toujours projeté de visiter les lieux où sont les racines des grands arbres à parfums qui, balancés sur le monde, suscitèrent mon imagination. Je ne mourrai point sans m’être assis, pèlerin enchanté, dans Coïmbre, et sous le cyprès de la belle Inès assassinée, - en Crimée, sur le temple où Diane transporta Iphigénie, - à Kerbela parmi les sables qui burent le sang des Alides. Mais dans ce mois guerrier qui me replie sur nos réserves, je ne veux rien qui me détourne de la discipline nationale… À Combourg, je cherche le plaisir d’approcher et de contrôler des magies ; je me promène dans une épreuve en pierre d’un chef-d’œuvre verbal. Les incantations du poète me deviennent présentes, réelles, concrètes ; je les vois, je les touche dans cette architecture. Fils des romantiques, je rentre dans ma maison de famille et je sonne à l’huis d’un château, survivance du passé où je reconnais en même temps le principe de mon activité littéraire. »
*
Revenons à Rennes, cette ville mise pendant un mois en état de siège et dans cette salle de classe du lycée de la ville où se déroulent les séances du Conseil de Guerre. En des pages magnifiques, Barrès décrit les juges, le commissaire du gouvernement, les avocats - Demange, Labori -, les témoins enfin et surtout cette atmosphère empoisonnée qui cerne les acteurs de ce drame lugubre. J’oubliais Picquart dont, écrit-il, « la figure orgueilleuse et amère perfectionne d’un dernier trait luciférien la tristesse et la puissance du spectacle rennais ».
Il admire l’abnégation, la simplicité et le courage moral des officiers qui, à un titre ou à un autre, ont eu à connaître de l’Affaire : les généraux Mercier, Zurlinden, Chanoine - tous trois furent successivement ministres de la Guerre entre 1894 et 1898 - d’autres encore, qui furent ensuite, pour la plupart systématiquement brimés, voire écartés, mais qu’on dut aller chercher en 1914 pour éviter l’effondrement d’une armée débilitée par de mauvais chefs.
C’est donc, selon sa propre expression, un paysage de ruines que contemple l’écrivain : la magistrature civile mise en contradiction avec elle-même ; notre confiance en nous-même amoindrie - « nous subîmes cette diminution morale quand le général Mercier dut révéler les terreurs qu’en 1894 le gouvernement ressentit d’une probabilité de guerre » - ; la paix compromise ; enfin notre service de Renseignements anéanti – sur l’estrade de Rennes, le lieutenant-colonel Gendron a déclaré : « Il ne reste plus rien de l’édifice construit par le colonel Sandherr. Rien ! ni agent, ni argent, ni moyens, ni méthode. Et Sandherr, ce grand patriote, avait construit là un instrument de défense incomparable. »
(*) ironie du sort, la rue du Quatre-Septembre (primitivement du Dix-Décembre, souvenir de décembre 1848), avait été ouverte, en 1864, dans le cadre des travaux d’Haussmann destinés à éviter ou réprimer les insurrections d’un Paris encore trop populaire ; de nombreux hôtels du XVIIIe siècle et leurs jardins disparurent à cette occasion.
(1) Maurice Barrès-Charles Maurras : La République ou le Roi, correspondance inédite 1888-1923 réunie et classée par Hélène et Nicole Maurras, commentée par Henri Massis, introduction et notes de Guy Dupré – Plon, 1970.
(2) N’est-ce pas précisément pour cela que des écrivains aussi divers que Montherlant, Malraux, ou encore Mauriac et Aragon se réclamèrent de lui ?