Jullian Assange, Edward Snowdon, Bradley Manning, ces trois personnages hors du commun ont fait beaucoup parler d’eux. Accusés de traîtrise et d’espionnage, tous les trois connaissent, malgré des soutiens d’importance, l’opprobre et la vindicte des institutions politiques. Le premier est reclus dans l’ambassade de l’Equateur à Londres, le second a obtenu, non sans mal, l’asile politique en Russie mais pour une durée limitée et le troisième, misérable soldat de deuxième classe dans l’armée américaine, vient d’être condamné à 35 ans de prison. Quelles étaient donc leurs véritables motivations ? A les entendre, tous les trois affirment avoir livré et détourné des documents diplomatiques et militaires par pur altruisme, dans le seul but de parvenir à une paix sociale en obtenant des gouvernements et spécialement américain de rétablir la « protection de la vie privée », à lutter contre la corruption, etc.
Polémia s’est intéressée au cas de ces « whistleblowers » en publiant deux articles issus de la presse anglo-saxonne et dont on trouvera en notes les liens des originaux. « Le Monde », avec le recul, a publié, sous la signature de Frédéric Joignot journaliste et romancier, une analyse distinguant les dénonciateurs américains des « lanceurs d’alerte » français. La nuance est parfois subtile ; nous la soumettons à la réflexion de nos lecteurs.
Aux Etats-Unis, les « whistleblowers » dénoncent des dérives ou des abus de pouvoir déjà existants. En France, l’expression « lanceurs d’alerte » désigne ceux qui anticipent un risque environnemental ou sanitaire. La loi commence à les protéger.
Les « lanceurs d’alerte » sont des personnages controversés, qui font couler beaucoup d’encre. Petit rappel de l’actualité récente : le 22 juin, l’analyste de l’Agence nationale de sécurité américaine, la NSA, Edward Snowden est inculpé d’ « espionnage » pour avoir transmis à la presse les documents top secret des deux programmes de surveillance massive Prism et XKeyscore. Réfugié à Hongkong, il déclare : « Je suis prêt à tout sacrifier, (1) car je ne peux pas, en conscience, laisser le gouvernement américain détruire la protection de la vie privée. » Le 9 août, Barack Obama doit s’expliquer sur ces écoutes généralisées : il assure que les Etats-Unis n’espionnent pas « les gens ordinaires » et promet davantage de transparence. Enfin, le 21 août, Bradley Manning – qui a fourni, courant 2010, 250.000 câbles diplomatiques et 500.000 rapports militaires classés secret défense à WikiLeaks – se voit condamné à trente-cinq ans de prison par un tribunal militaire américain. Aux Etats-Unis, l’ONG Freedom of the Press Foundation (Fondation pour la liberté de la presse) milite pour qu’il reçoive le prix Nobel de la paix.
Devoir moral
Dans les deux cas, ces hommes se sont prévalus d’un devoir moral (2) pour divulguer des informations secrètes. Ce faisant, ils sont devenus des héros pour les uns, des irresponsables, voire des traîtres, pour d’autres. Pourtant, l’action de ces citoyens s’inscrit dans une longue tradition américaine, qui remonte à la lutte contre la corruption dans l’armée pendant la guerre de Sécession. Aux Etats-Unis, le whistleblower – « celui qui souffle dans le sifflet » – est un employé ou un fonctionnaire qui révèle à sa direction, à la police ou à la presse la malhonnêteté d’une administration, la corruption d’une direction, un commerce nuisible à la santé ou une atteinte aux libertés, avec la volonté de défendre l’intérêt public. Au Canada, on traduit le mot par « dénonciateur ». Souvent considérés comme des « délateurs » ou des « mouchards », les whistleblowers sont depuis longtemps protégés par les gouvernements américains.
Ralph Nader, célèbre militant des droits des consommateurs, a donné ses lettres de noblesse au whistle blowing. Dans An Anatomy of Whistle Blowing « une anatomie du coup de sifflet » (Penguin) – texte paru en 1974 dans Whistle Blowing, avec deux essais de Petkas et Blackwell -, il proclame : « La volonté et la possibilité des employés de siffler une faute est la dernière ligne de défense des citoyens ordinaires contre le déni de leurs droits et de leurs intérêts par des institutions secrètes et puissantes.» L’expression devient alors populaire, comme les whistleblowers.
Les exemples sont nombreux et retentissants
En 1971, l’analyste militaire Daniel Ellsberg fournit au New York Times les Pentagon Papers (« papiers du Pentagone ») qui dévoilent l’intensification de l’engagement militaire américain au Vietnam, ce qui lui vaut d’être poursuivi pour vol, conspiration et espionnage. En 1974, l’affaire du Watergate est divulguée au Washington Post par Mark Felt, l’un des chefs du FBI. En 1979, lorsqu’un accident grave survient dans la centrale nucléaire de Three Mile Island, des écologistes décident d’alerter le public.
Toutes ces affaires sont évidemment relayées par de nombreux débats médiatiques. En 1989, le Congrès américain promulgue le Whistleblower Protection Act afin de défendre toute personne apportant la preuve d’ « une infraction à une loi, à une règle ou à un règlement » ou encore d « une mauvaise gestion évidente, d’un flagrant gaspillage de fonds, d’un abus de pouvoir ou d’un danger significatif et spécifique en ce qui a trait à la santé et à la sécurité du public ».
Cette loi se voit renforcée, en 2000, par le No-FEAR Act, puis, en 2012, par le Whistleblower Protection Enhancement Act. Ces dispositifs n’ont cependant pas empêché l’inculpation d’Edward Snowden, au grand regret de Stephen Kohn, le directeur de l’association National Whistleblowers Center. En effet, la plupart des employés fédéraux dépendant de l’exécutif et du renseignement ne sont pas protégés par le Whistleblower Protection Act.
« Prophètes de malheur »
L’expression française « lanceur d’alerte », elle, s’inspire de cette tradition, mais en l’élargissant. Elle a été forgée en France par deux sociologues, Francis Chateauraynaud et Didier Torny, dans leur ouvrage de 1999 Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Mais, selon Chateauraynaud, le terme est apparu pour la première fois fin 1994, au cours de réunions de travail avec le sociologue Luc Boltanski, un spécialiste de la dénonciation des injustices : « C’était l’époque de la maladie de la vache folle et de sa possible transmission à l’homme, se souvient-il. Certains prédisaient une épidémie massive de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, qui a fait plus de 200 victimes humaines. D’où notre intérêt pour ce qu’Hans Jonas, le philosophe qui a inventé l’idée du principe de précaution, appelait “ les prophètes de malheur ” : les chercheurs ou les militants alarmistes, qui voient parfois juste. Mais nous trouvions que les cantonner dans un rôle de Cassandre n’était pas suffisant. »
C’est la rencontre avec le toxicologue Henri Pézerat, fondateur de l’association Alert – qui a identifié les dangers de l’amiante et obtenu son interdiction en 1997 -, qui sera déterminante. Pézerat ne se considérait pas comme un prophète, mais comme un militant de la prévention des risques professionnels qui a passé sa vie à faire le siège des autorités. Comment l’appeler alors ?
Affaire du sang contaminé
« Depuis l’accident de Bhopal, en Inde [fuites de gaz toxique émanant d'une usine américaine], en 1984, et ses 8 000 morts, l’explosion du réacteur de Tchernobyl en 1986, l’apparition brutale du sida ou l’affaire du sang contaminé, nos sociétés semblent avoir perdu en partie le contrôle des progrès technologiques, des pollutions industrielles ou de la surveillance médicale, poursuit Francis Chateauraynaud. Des organismes de vigilance comme Greenpeace se sont développés, prenant le relais des Etats, multipliant les alarmes. De simples citoyens et des chercheurs font la même chose, dénoncent l’aveuglement des administrations et les conflits d’intérêts. D’où l’idée de les appeler des lanceurs d’alerte. A la différence du whistleblower, qui révèle une dérive ou un abus de pouvoir déjà existant, le lanceur anticipe un risque. Il révèle un danger sous-évalué, ou méconnu. Il veut arrêter un processus qu’il croit fatal. Parfois, il décrit des phénomènes inédits, difficiles à prouver. » C’est le cas d’Anne-Marie Casteret qui révèle, dès 1987, l’affaire du sang contaminé, ou d’Irène Frachon avec le Mediator, qui doit mener une longue enquête épidémiologique avant d’être entendue.
Une longue liste de craintes
En ce début de XXIe siècle, la liste des craintes s’allonge : réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, désertification, déchets nucléaires, pollution chimique, maladies émergentes, dangers de la pénétration dans le corps humain des nanoparticules, surveillance de la vie privée, etc. Celle des lanceurs d’alerte aussi. Cette multiplication des alarmes peut avoir des effets pervers, selon Claude Gilbert, spécialiste des risques collectifs au CNRS : « Une sensibilité excessive à tout signal d’alerte transforme parfois les chercheurs en guetteurs d’apocalypse. »
« Il faut pourtant les protéger, comme les whistleblowers aux Etats-Unis », affirme André Cicolella, dont l’histoire a fait connaître les lanceurs d’alerte en France. Toxicologue à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), il constate les effets nocifs des éthers de glycol – les solvants utilisés dans les peintures et les détergents – et organise, en avril 1994, un colloque international sur le sujet. Une semaine avant sa tenue, il est licencié pour « faute grave » par l’Institut. « Ce fut un choc de se retrouver du jour au lendemain sans travail, quand on croyait oeuvrer pour le bien commun, commente-t-il. Mais je ne regrette rien. C’est souvent la destinée des lanceurs d’alerte, au début… » En octobre 2000, la Cour de cassation reconnaît le caractère abusif de son éviction et le rétablit dans ses droits. « L’arrêt reconnaît l’indépendance due aux chercheurs, c’est important, fait remarquer André Cicolella. C’est la première légitimation d’une alerte scientifique allant contre la direction d’une institution. » Que pense-t-il de l’affaire Snowden ? « Il est courageux. Il a choisi l’intérêt public alors qu’il risque sa liberté. »
Scientifiques placardisés
Depuis, le toxicologue a créé, avec d’autres chercheurs, le Réseau environnement santé, dont les alertes ont mené en juin 2010 à l’interdiction des biberons contenant du bisphénol A. Il a également milité pour que l’on protège légalement les lanceurs d’alerte. Pour cela, il a rencontré les juristes Christine Noiville et Marie-Angèle Hermitte, spécialistes des risques techniques et scientifiques.
« Un arrêt aussi clair que celui qui a été rendu en faveur de Cicolella ne suffisait pas, explique cette dernière, il fallait réfléchir à une loi protégeant les gens comme lui. Etablir une typologie. » Durant les années 2000, Marie-Angèle Hermitte a ainsi rencontré beaucoup de lanceurs d’alerte, scientifiques placardisés ou militants décriés. » « Quand un lanceur d’alerte dénonce un danger ignoré, explique-t-elle, il remet en cause des expertises, des évaluations, des autorisations de mise sur le marché par les agences de vigilance. Il rencontre beaucoup d’animosité, se retrouve isolé ou dénigré, d’autant qu’il peut se tromper. »
Pour elle, le lanceur d’alerte doit être défendu parce qu’il constitue « une sécurité de dernier recours quand le système de surveillance est défaillant ». Inspirée par le Whistleblower Protection Act et par les décisions de justice en France, elle a travaillé à la rédaction d’un projet de loi sur la protection des lanceurs d’alertes sanitaires et environnementales. Poussé par Marie-Christine Blandin et le groupe Europe Ecologie-Les Verts, le texte a été proposé au Parlement en octobre 2012, puis adopté le 3 avril 2013. Une définition du lanceur d’alerte y est écrite : « Toute personne physique ou morale a le droit de rendre publics ou de diffuser un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou pour l’environnement. »
Une loi consensuelle ?
Ronan Dantec, le rapporteur de la loi au Sénat, parle d’une « avancée démocratique et citoyenne majeure ». « Ce n’est pas un texte consensuel, c’est dommage, affirme-t-il. L’UMP a voté contre, à la suite d’un fort lobbying du Medef. Dès la rentrée, je vais me démener pour instaurer la commission nationale qui doit étudier les alertes recensées. »
Qu’en pense Marie-Angèle Hermitte ? « C’est insuffisant. La loi propose aux lanceurs d’alerte de s’adresser aux préfets pour être entendus, je doute que cela aille bien loin. Il faudrait que la Commission, actuellement sans vrai pouvoir, ait une véritable capacité d’instruction des dossiers litigieux, sans écarter les signaux d’alerte. » Aujourd’hui, même un message d’apparence paranoïaque peut être rattrapé par la réalité.
Frédéric Joignot
Le Monde.fr 5/09/2013
(article prélevé sur le site du Monde le 7/09/2013 à 14h.30)
Notes :
Voir :
(1) « Ils ont dit la vérité. Ils seront exécutés (Guy Béart) »
(2) Qui est Edward Snowden ? – Discours de Glenn Greewald, le journaliste qui a divulgué l’affaire Snowden/NSA au monde