L'habitude a été le thème pour certains philosophes comme Aristote, Descartes, Leibniz, Malebranche jusqu'à Ravaisson dont le sujet a été sa thèse de philosophie. Cette réflexion n'est plus au programme de philosophie. Ce qui était pourtant le cas pendant la deuxième guerre mondiale et même après.
« Est dû à l'habitude ce qu'on fait parce qu'on l'a fait souvent » (Aristote, Rhétorique). Pour Paul Valéry c'est « la transformation de l'événement en propriété ». L'habitude a aussi un effet psychologique de tranquilliser les âmes, de rassurer, de tuer l'angoisse quand elle devient liturgie. Au niveau d'une société, l'habitude s'appelle coutume et elle fait force de loi comme l'avait vu Montaigne.
« C'est à la vérité une violente et traîtresse maitresse d'école que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée le pied de son autorité... Mais avec l'aide du temps elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage » (Montaigne, Essais).
La fonction de l'habitude
L'acquisition de l'habitude vient toujours d'un événement premier : l'habitude d'aller à l'école vient pour l'enfant de sa premier rentrée scolaire. Pour un adulte aller à son travail tous les jours est la continuité de la première journée de travail dans une société. L'habitude est « un art d'agir sans y penser et même mieux qu'en y pensant » (Alain).
Les sportifs répètent des milliers de fois le même exercice pour arriver à l'excellence. L'habitude permet une progression
« c'est parce qu'on ne se borne pas à reproduire qu'on apprend, qu'on progresse, qu'on s'adapte. Les gestes efficaces de la fin de l'apprentissage, avec leur économie d'effort et de mouvements inutiles, ne répètent pas les tâtonnements gauches et maladroits du début » (P. Guillaume).
Pour Leibniz, l'habitude commence dès le premier acte à la différence d'Aristote pour qui elle naissait dans la répétition.
Comme effet, l'habitude peut faire diminuer certaines de nos facultés comme la sensibilité, par exemple pour un médecin ou une infirmière à la vue du sang ou de la souffrance des autres. Ceci permettra d'ailleurs au médecin ou à l'infirmière de pouvoir mieux faire leur travail.
En revanche, elle peut faire augmenter d'autres facultés comme la sensibilité musicale pour un musicien. L'habitude adapte donc un individu à son milieu ou son activité comme elle peut rendre l'homme automate. « Une âme morte est une âme complètement habituée » (Péguy).
Curieusement, Kant dont la journée était réglée comme une horloge a écrit : « Plus l'homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant ».
Une des propriétés de l'habitude est d'économiser la volonté, l'énergie, l'effort comme par exemple se lever tous les matins pour aller au travail. Elle permet un prodigieux pouvoir d'adaptation.
L'habitude peut aussi être celle d'actes intellectuels comme la lecture, la programmation pour un informaticien, le calcul, la pensée. On peut aussi avoir des habitudes intellectuelles comme lire le journal tous les matins dont Hegel disait qu'elle était une prière du matin réaliste. L'habitude n'empêche donc pas fatalement la pensée. Elle permet même de se débarrasser de contraintes d'attention inutiles. L'habitude peut aussi devenir plaisir, ce dernier venant de la répétition comme de prendre certaines liqueurs à des moments de la journée.
L'essence de l'habitude
« Dans l'habitude, le corps se trouve pénétré par l'âme, il devient son instrument... se laissant pénétrer à la façon d'un fluide » (Hegel, Philosophie de l'esprit).
Lorsque l'habitude est là, le corps n'est plus un obstacle, comme pour une danseuse à force de répétitions
L'habitude selon Descartes est inertie à la différence d'Aristote pour qui elle est activité. Elle est un phénomène d'adaptation face à la nouveauté s'imposant.
L'habitude est une illustration de cette citation de Leibniz « Le présent est chargé du passé et gros de l'avenir ». La principale critique de l'habitude est qu'elle peut être porteuse d'aliénation.
« Là où il y a médiation, l'aliénation guette » (Mounier). Elle peut créer chez l'homme une certaine torpeur. L'habitude peut nous faire plus rien découvrir ce qu'a décrit Sully-Prudhomme dans un poème, le rôle de la poésie étant d'illuminer ce que nous ne voyons plus par habitude.
« L'habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison :
C'est une ancienne ménagère
Qui s'installe dans la maison.
Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s'occupe jamais d'elle,
Car elle a d'invisibles soins :
Elle conduit les pieds de l'homme,
Sait le chemin qu'il eût choisi,
Connaît son but sans qu'il le nomme,
Et lui dit tout bas : "Par ici."
Travaillant pour nous en silence,
D'un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l'œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.
Mais imprudent qui s'abandonne
A son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;
Et tous ceux que sa force obscure
A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement. »
PATRICE GROS-SUAUDEAU