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L’enseignement de la littérature impossible par Claude BOURRINET

 

Lire Bayle et Voltaire n’a jamais empêché d’étêter les hommes. On sait combien de torrents de larmes le sinistre Robespierre humidifiait les pages de Jean-Jacques. Étudier La Chute en revanche ne dissuade pas forcément de militer pour la bonne cause. Les voies (les voix ?) de la littérature sont impénétrables, et si l’on désirait s’interroger sur la licéité de son enseignement, à défaut de sa validité, on serait bien en peine de répondre à une question aussi perverse, l’imagination des écrivains étant aussi fertile en suggestions tordues qu’en bons sentiments. Cherchez dans n’importe quel ouvrage, vous y trouverez sans doute autant à mépriser (éventuellement à haïr) qu’à aimer ou à respecter, et même peut-être davantage. Qui se soucierait de la qualité des existences de Monsieur de Rénal ou du pharmacien Homais, lesquels portent cependant en eux la forme de l’humaine condition ? La charité, si elle n’est grâce, a ses limites. De même Emma ne corrigera-t-elle sans doute jamais les jeunes lectrices des illusions tragi-comiques de l’amour romanesque, tandis que l’Iliade et Le Cid engendreront-ils toujours des aspirants à l’héroïsme guerrier, et le roman très schopenhauerien Une Vie plongera-t-il parfois les lecteurs dans des doutes pénibles, sans parler de Bouvard et Pécuchet

Les bonnes intentions en matière éducative peuvent (mais ce n’est pas une fatalité) culbuter le bien-intentionné dans le ridicule. Apprendre à bien penser constitue le principe de la morale, affirme Pascal. Le moraliste janséniste, tout chrétien fût-il, n’avait garde de nous éviter la défiance non seulement par rapport aux grandeurs d’établissement, mais aussi aux naïves certitudes du cœur et de l’imagination, afin de nous précipiter, nous, confiants dans la force de notre raison, au travers du plus salvateur des soupçons. Ce qui, en un sens, légitime l’enseignement et l’usage de la rhétorique, laquelle apprend, pour qui sait entendre, à ne pas être dupe… ou à être un coquin.

Si la littérature recherche, parallèlement à la philosophie et, d’une autre manière, avec la religion et l’art, la vérité de l’homme, ce n’est certes pas sur le plan où nos vertueux concepteurs de programmes veulent nous tenir. La ruine, la vérole et l’exil de Madame de Merteuil n’y pourront rien : toute œuvre de l’esprit vaut plus par les questions qu’elle pose que par les éventuelles, et souvent vaines, réponses qu’elle porte avec elle. Et l’on sait que bien souvent la mort est cette réponse.

La véritable réflexion relative à l’enseignement de la littérature (du moins si l’on vise plus haut que l’obtention du baccalauréat, devenue une plaisanterie flaubertienne, et si l’on garde à l’esprit l’ambition d’aider humblement à former des hommes) consiste à s’interroger sur la légitimité, dans un cadre qui, en grande partie, la nie, d’une création de l’imagination humaine vouée dès sa naissance tout à la fois à l’exil et à la souffrance (une souffrance transférée, mais sans remède, les happy end étant d’une rareté probante). Quand bien même on lui assignerait une finalité heuristique (apprendre à penser, à sentir, à juger) et une fonction citoyenne (en confondant parfois le discours sur la liberté avec l’exercice de la liberté, laquelle n’est pas toujours conforme – sinon conformiste), il faut bien convenir qu’elle a du mal, pour tenir son rôle, à se mouler dans un costume aussi mal taillé pour elle qu’est l’École. Au fond, quel écrivain a écrit pour celle-ci ?

Il est pitoyable au demeurant qu’on se rabatte sur ce corpus apparemment au-dessus de tout soupçon (à condition d’évacuer des fragments douteux, qui conduiraient immanquablement, aujourd’hui, à la correctionnelle) qu’est la littérature des Lumières, laquelle était aussi intolérante (de cette intolérance qui ne se sait pas, la pire de toutes) que celle qu’elle voulait détruire.

Certaines déclarations présentent en effet le cours de littérature comme une séance de catéchisme (républicain).

Je pense que c’est trahir, et la littérature, et, d’une certaine façon, l’École.

Pour revenir à cet homme futur dont nous sommes les pédagogues, bien malin peut préciser quel il sera. Et d’ailleurs en savons-nous plus sur ce qu’il est maintenant, sur ce que sont ces adolescents dont on nous confie ce qui existe de plus précieux chez un être, la sensibilité et l’intelligence ? Qui mesurera l’écho, même lointain, provoqué au fond de sa mémoire affective, au tréfonds de son cœur, de tel texte, de tel vers, de telle situation dramatique mettant en prise un destin ? Le moins que l’on puisse affirmer est que nous n’en savons rien, et que, par analogie, nous ne pouvons sonder que notre propre expérience. Peut-être une page de Rabelais se pare-t-elle, confusément, d’un rais de lumière ? Peut-être un rythme mélodieux hante-t-il une oreille, même un peu sourde, et qu’au hasard de la vie on le rencontre dans un sonnet oublié de Du Bellay ? Peut-être la fidélité humblement orgueilleuse de la Princesse de Clèves resurgira-t-elle devant un choix crucial au détour de notre vie ? La nature humaine est opaque, complexe, parcourue de sources inavouées, secrètes, parfois merveilleuses. Elles sont bien surprenantes alors, ces injonctions programmatiques, savantes ou non, qui tombent comme du Sinaï, pareilles à un pédagologue. Il serait tellement simple, d’obéir à des commandements !

Les œuvres sont des rencontres. Comme les êtres humains, la multitude de celles qui présentent un grand intérêt est innombrable, surtout dans notre littérature, dont nous pouvons, sans être chauvins, être fiers (je dis cela, qui est presque provocateur, car il est de bon ton de dénigrer la France, et qu’il faudrait parfois lui rendre justice). La liberté du choix doit être absolument sauvegardée, et laissée à la conscience, au goût et aux exigences du professeur. On n’enseigne bien que ce que l’on aime profondément. Et les questions posées à l’élève, on se les a déjà posées, et on se les pose encore et toujours. Plus qu’un problème méthodique, l’enseignement relève de l’éthique.

Je n’ai pas dit de la morale, ou bien s’agit-il de cette morale supérieure, qui ennoblit, qu’évoquait Baudelaire méditant sur Edgar Poe.

Les objectifs formels du programme, objets d’études, registres, genres etc. ne sont au fond que détails pour qui désire aller à l’essentiel. Il n’est certes pas gênant d’identifier le tragique, ou ce qu’entraîne la structure épistolaire d’un roman. L’essentiel est bien sûr la substantifique moelle, la vision qu’implique l’œuvre, le vertige du risque qu’inclut toute aventure humaine. C’est par là qu’on peut toucher les jeunes gens, même matraqués par l’abjecte société de consommation actuelle. Et surtout parce que cela.

 

Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com/?p=763

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