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Le nomos de la terre

La réception de l’œuvre de Carl Schmitt (1888-1985) en France vient de prendre une nouvelle ampleur avec la parution quasi simultanée de La dictature (1ère édition allemande, 1921) et du Nomos de la Terre (1ère édition allemande, 1950). Le lecteur français disposait déjà d’un certain nombre de traduction (articles, livres ou recueils) : Romantisme Politique1, « L’évolution récente du problème des délégations législatives »2, La notion de politique et la Théorie du partisan3, « Le contraste entre communauté et société en tant qu’exemple d’une distinction dualiste… »4, Terre et Mer5, « Entretien sur le pouvoir »6, Théologie politique7, Parlementarisme et démocratie8, Du politique…9, « La situation de la science européenne du droit »10, « L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes »11, « Le nouveau nomos de la Terre »12, Hamlet ou Hécube13, Théorie de la Constitution14, Les trois types de pensée juridique15, État, mouvement, peuple16, « À partir du nomos… La question de l’ordre économique et social »17, « Trois possibilités d’une image chrétienne de l’histoire »18. Le personnage, quelque controversé qu’il fût, apparaissait ainsi dans toute son envergure intellectuelle : tour à tour ou à la fois constitutionaliste, théologien politique, philosophe du droit, théoricien du politique, de l’État et de la guerre, analyste géopolitique. La dictature et Le Nomos de la Terre comblent deux lacunes : la « politologie de l’exception » d’une part, le droit international d’autre part. Même si Catholicisme Romain et forme politique (1ère édition allemande, 1923) et Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1ère édition allemande, 1938) sont annoncés, beaucoup d’éléments manquent encore19 : essentiellement les textes de jeunesse (publiés avant 1919), les textes de vieillesse (années 1960-1970) et, au milieu, nombre de textes rédigés sous le IIIe Reich (1933-1945). Quatre publications seraient décisives, celles des deux recueils de Schmitt : Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar, Genf, Versailles, 1924-193920 (édité en 1940) et Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-195421 (édité en 1958), et celle des deux ouvrages autobiographiques : Ex captivitate salus, sur les années 1945-1947 (édité en 1960), et Glossarium, journal des années 1947-1951 (édité à titre posthume en 1991). Comme l’indique leur intitulé fort dissemblable, La dictature et Le Nomos de la Terre sont des ouvrages très différents, l’un centré sur l’évolution des pouvoirs extraordinaires de l’État, l’autre sur l’histoire du droit des gens européen. Pour fortuite qu’elle soit, leur sortie au même moment s’avère extrêmement intéressante, car elle révèle à la fois le champ d’étude du publiciste22 allemand et la singularité de son itinéraire personnel, en pleine « Guerre de trente ans » du XXe siècle (1914-1945). La dictature est le premier livre de droit constitutionnel publié par Schmitt, alors jeune professeur en pleine ascension. Il fait suite à deux articles de 1916 consacrés à l’état de siège ; il précède la Théologie politique de 1922, ainsi que « La dictature du président du Reich d’après l’article 48 de la constitution de Weimar » (opuscule publié en 1924 à l’issue du congrès de l’Association Allemande des professeurs de droit public, qui figure en appendice de la présente traduction française). Le Nomos de la Terre est le dernier livre de droit international publié par Schmitt, alors professeur mis à la retraite anticipée après avoir été arrêté (en 1945) et interrogé à Nuremberg (en 1947). Il fait suite aux ouvrages des années 1938-1942 consacrés au droit de la guerre, au « grand espace » et à l’opposition terre-mer ; il précède l’approfondissement de la réflexion sur le nomos menée tout au long de la décennie 1950. Un même objet d’étude : la généalogie de l’État Ouvrages très différents par leur contenu, La dictature et Le Nomos de la Terre ont néanmoins des points communs essentiels. Ils sont tous deux rédigés dans un contexte « catastrophique » : après deux défaites militaires et après la fondation de deux Républiques, celle de Weimar puis de Bonn, la première issue d’une révolution intérieure, la seconde, d’une occupation internationale. Par rapport au « pessimisme » du Nomos de la Terre, qui correspond à l’écrasement de l’Allemagne et à l’assujettissement de l’Europe, toutes deux écartelées entre l’Est et l’Ouest, La dictature apparaît plus « optimiste » : le fameux article 48 de la Constitution weimarienne, qui donne au président du Reich les pleins pouvoirs, notamment celui de requérir l’armée, permettait à l’Allemagne en proie à la guerre civile larvée de vaincre la menace révolutionnaire, d’en finir avec le régime des partis et de retrouver sa puissance. Les deux ouvrages sont également caractérisés par la même érudition historiographique et philosophique, et par une très grande culture juridique. Enfin et surtout, on y retrouve la même perspective de l’« exception » – la crise derrière La Dictature, la guerre derrière Le Nomos de la Terre – et, sous cet angle, le même objet d’étude : la généalogie de l’État, en tant que forme moderne d’unité politique en Europe. Le livre de 1921 ne fait pas que retracer l’histoire de la dictature, en tant que concept de droit public, de Machiavel à Marx, en passant par Clapmar, Bodin, Hobbes, Locke, Montesquieu et Rousseau, de la monarchie absolue à la Constitution de Weimar en passant par la Révolution française et la Restauration. Il ne se borne pas non plus à suggérer que la dictature présidentielle ou militaire est la solution à la crise révolutionnaire de l’Allemagne. Il dévoile la genèse et la formation de l’État. Le livre de 1950, lui, ne fait pas que retracer l’histoire du droit des gens classique, en tant que droit géopolitique, de Vitoria à Hegel, en passant par Ayala, Gentili, Grotius, Zouch, Vattel et Kant, de la conquête du Nouveau Monde et des guerres de religion jusqu’au diktat de Versailles et au tribunal de Nuremberg, en passant par le traité de Westphalie (1648), le congrès de Vienne (1815) et la conférence de Berlin (1885). Il ne se borne pas non plus à critiquer l’évolution universaliste et discriminatoire du droit international et du droit de la guerre. Il dévoile la trajectoire et le déclin de l’État du jus publicum europaeum. La traduction française de Die Diktatur contient les préfaces de l’auteur aux éditions de 1927, 1963 et 1978. Il y est à chaque fois question de la situation d’exception en droit, depuis l’état de siège classique, policier et militaire, jusqu’à l’état d’urgence financier, économique et social. Le publiciste confirme ainsi que le thème de la dictature relève de sa « méthodologie de l’exception », révélatrice du fond des choses. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle », écrira-t-il en 192223. « Celui qui maîtrise l’état d’exception a la maîtrise de l’État », écrit-il en 192124. L’exception renvoie à la décision et celle-ci, à la dictature, en tant que forme exceptionnelle de décision dérogeant aux règles. La dictature est l’ouvrage « décisionniste » par excellence. Schmitt s’y révèle un expert du « droit d’exception ». Il donne à cet égard une véritable leçon d’histoire des institutions, de philosophie politique et de droit constitutionnel comparé. Il montre notamment l’étendue de sa connaissance de l’histoire révolutionnaire française, de 1789 à 1848, époque où justement les « pouvoirs exceptionnels » furent à la fois l’instrument et l’enjeu des luttes. Il rappelle ainsi que toute Constitution contient des modalités d’exception car, en cas d’urgence, aucun État ne saurait s’en passer. Précisément, il fera l’exégèse de l’article 48 de la Constitution de Weimar, en 1924. À travers cet article, le président du Reich exerce une « dictature commissariale » : il détient une charge extraordinaire – sauvegarder l’ordre constitutionnel en situation de péril – et il dispose à cette fin d’une habilitation discrétionnaire pour mettre en œuvre des compétences extraordinaires : dérogations aux lois et suspension des droits fondamentaux. Plus largement, Schmitt voit dans les « pouvoirs d’exception » à la fois l’origine et l’essence de l’État moderne. Il part de la guerre et de l’armée, concrètement de l’action des commissaires princiers chargés de l’action militaire, pour retracer la généalogie de l’État. Après Otto Hinze25, Charles Tilly26 dira en historien ce que Carl Schmitt dit en juriste : l’édification de l’État a commencé par la création d’armées permanentes financées par l’impôt ; ce type d’armée étant supérieur aux autres, les États, en concurrence, durent les uns après les autres envisager leur réorganisation militaire ; pour réussir cette réorganisation, ils passèrent du gouvernement indirect au gouvernement direct. Auparavant, les souverains s’appuyaient sur des autorités intermédiaires dotées d’une large autonomie : l’aristocratie, les parlements des provinces, les conseils municipaux des villes, les corps de métiers, l’Église. Dorénavant, ils s’attachèrent à créer des appareils d’État leur permettant de gouverner directement, non sans conflits avec les anciens pouvoirs nobiliaires, municipaux, corporatifs ou ecclésiastiques. Ces conflits, ils les tranchèrent en usant de leur pouvoir d’exception, c’est-à-dire de leur droit de déroger aux droits. À cet égard, la page 84 de La dictature est remarquable. Elle contient tout ce que développera l’historiographie de l’État, de la guerre et de l’armée : l’« historiographie de l’exception », qui considère le conflit comme la perspective déterminante pour comprendre la politique ou le droit27. La mission des commissaires princiers était de s’occuper de l’équipement et de l’approvisionnement de l’armée. Pour qu’ils puissent réaliser leurs objectifs, il fallut étendre leurs compétences à l’administration fiscale, parce que l’entretien de l’armée dépendait du recouvrement des impôts. Pour pouvoir parvenir à ce résultat, il fallait augmenter le potentiel fiscal du pays, donc développer l’activité économique, ce qui impliquait d’améliorer l’administration intérieure. L’accroissement des pouvoirs de l’appareil d’État se heurtait aux « droits acquis » des ordres, des provinces, des corps ; aussi ne put-il s’imposer que par le recours à une « légalité d’exception » dérogeant aux droits existants. C’est en ce sens que l’histoire de la dictature est parallèle à celle de l’État, car c’est à travers le droit d’exception que l’État moderne s’est édifié, ou plus précisément que l’ancien ordre médiéval, avec sa hiérarchie d’ordres et de charges, a été aboli par le nouvel État monarchique, s’appuyant sur ses commissaires qui devinrent ses fonctionnaires. Contre la puissance de l’État se dressèrent les monarchomaques hier, les libéraux aujourd’hui. Du destin de l’Empire au destin de l’Allemagne Pour illustrer le passage du Moyen-Âge à la modernité, Schmitt prend l’exemple de la reformatio de l’Église au XIVe siècle. Il se livre à une longue analyse de la lutte entre le pape, appuyé sur ses légats, et les conciles, la victoire pontificale imposant à l’institution ecclésiale un caractère monarchique. À cette « théologie politique » – l’analogie systématique entre l’État et l’Église – succède l’analyse juridique de la construction historique de l’armée moderne. Plus précisément, Schmitt s’intéresse aux tentatives d’instaurer une armée impériale qui aurait pu servir à transformer le vieil empire germanique en État national. Il entame une longue digression sur Wallenstein, qu’il a toujours admiré car il voyait en lui le chef militaire qui aurait réalisé l’unité nationale allemande. Au lendemain de la guerre de 14-18, cette digression est l’occasion pour Schmitt de développer un parallèle implicite entre la situation de Wallenstein durant la guerre de Trente ans et celle de l’état-major durant la Première Guerre mondiale. Schmitt fut le « Kronjurist » de la Reichswehr : c’est ainsi que l’on peut résumer sa biographie politique et intellectuelle. La dictature le confirme. Évoquer le destin de l’Empire, de l’empereur Ferdinand ou de Wallenstein est pour lui une façon déguisée de parler du destin de l’Allemagne, du Kaiser Guillaume II ou de Hindenburg-Ludendorff. Wallenstein ne fut pas dictateur car l’empereur Ferdinand ne lui donna pas des pouvoirs discrétionnaires pour suspendre des droits qui auraient pu faire obstacle à sa mission militaire. En invoquant la situation exceptionnelle, Ferdinand aurait pu essayer de transformer le simulacrum potestatisen plenitudo potestatis, de retrouver la puissance impériale minée par la « confédéralisation » de l’Empire ; c’est précisément ce qu’il ne fit pas. L’empereur « n’a pas osé profiter de la situation de guerre pour étendre son pouvoir politique » face aux princes électeurs et à la Diète ; disparut alors « l’ultime possibilité de créer un pouvoir central fort grâce à l’état d’exception »28. Existait bien la pratique consistant à prélever des contributions ou à opérer des confiscations pour la conduite de la guerre. Cette dernière présentait une « extensibilité illimitée », puisqu’elle englobait non seulement la direction stratégique et tactique des opérations, mais aussi tout ce qui avait trait à l’entretien et au moral des troupes. Avec l’extension du cadre de l’action militaire, c’est finalement l’État tout entier qui pouvait être mis au service de la fin militaire. Le parallèle avec la situation de 14-18 est patent29. Après la généalogie de l’État, qui voit le jus dominationis du souverain s’imposer aux « droits acquis » des ordres et des corps, Carl Schmitt passe à la généalogie de la révolution, qui voit le « pouvoir constituant » du peuple s’imposer à la plenitudo potestatis du monarque. La « dictature commissariale » et la « dictature souveraine » – les deux formes que le publiciste distingue fondamentalement – prennent alors leur sens contemporain. La première, contre-révolutionnaire, fait face à une situation exceptionnelle en vue de restaurer la Constitution, provisoirement suspendue ; son titulaire tient son pouvoir d’une habilitation constitutionnelle (exemple du président du Reich muni de l’article 48). La seconde, révolutionnaire, crée une situation exceptionnelle en vue d’instaurer une Constitution nouvelle ; son titulaire tient son pouvoir d’une auto-proclamation constituante (exemple de l’Assemblée nationale constituante de Weimar). La dictature commissariale est la dictature absolue du pouvoir constitué, lié à des règles et à des formes ; la dictature souveraine est la commission absolue d’un pouvoir constituant, jure solutus. Quand l’idée libertaire justifie la dictature De la philosophie des Lumières à la Révolution française, en passant par Rousseau, apparaît donc la dictature souveraine, dont le dernier avatar est la « dictature du prolétariat » de Marx à Lénine. Le juriste contre-révolutionnaire élabore la théorie juridique de la révolution. Il part du « holisme du contrat » chez Rousseau30, pour montrer comment l’individualisme radical peut basculer en absolutisme radical. « On ne peut faire valoir aucun droit contre le peuple souverain »31. Tel est le retournement de l’idée libertaire en justification de la dictature. De même que Dieu, source de tout pouvoir selon la théologie chrétienne, n’agit qu’à travers l’Église et le pape, de même que l’État, source de toute autorité selon le droit public moderne, n’agit qu’à travers l’administration et le gouvernement, la nation, source de toute légitimité selon la doctrine démocratique, n’agit qu’à travers l’assemblée et ses mandataires. Si le peuple est tout-puissant, sa représentation le sera aussi. Si la représentation délègue tout pouvoir à l’exécutif, alors celui-ci exercera la dictature, c’est-à-dire l’exercice immédiat du pouvoir sans séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Tel est le noyau de la dictature au sens moderne : la concentration des pouvoirs afin de combattre un ennemi. L’année 1793 fut éminemment révélatrice : l’assemblée (la Convention) domine le peuple, la commission de l’assemblée (le Comité de Salut Public) domine l’assemblée, le chef de la commission (Robespierre) domine la commission. Le pouvoir constituant se résorbe dans le pouvoir exécutif, la dictature révolutionnaire devient celle des commissaires, chargés de combattre l’ennemi intérieur et extérieur au moyen de procédures expéditives ou de tribunaux spéciaux. Édifier un gouvernement fort appuyé sur une machine administrative efficace et centralisée, éliminer les obstacles à cette édification, approvisionner l’armée, briser la sédition, vaincre l’ennemi : telle fut l’œuvre des commissaires de la Révolution, dont le plus illustre fut Carnot, avant qu’ils ne remettent le nouvel État au nouveau souverain : Napoléon Bonaparte. Comment la Constituante, la Convention, le Directoire ont-ils combattu leurs ennemis ? Comment les révolutionnaires, une fois au pouvoir, ont-ils pu réprimer les masses en usant de pouvoirs extraordinaires ? Schmitt passe en revue toute la « légalité d’exception » de la période révolutionnaire, de 1789 à 1848. Dans une situation de guerre civile, la question concrète est de réprimer l’émeute par des moyens militaires. Le problème juridique central concerne donc l’intervention de l’armée. La situation est toute particulière, puisque l’action de l’État se tourne contre ses propres citoyens, ceux-ci ayant en quelque sorte déclarés la guerre à l’État existant. De même qu’en droit international, les pouvoirs d’exception de l’État, autrement dit son droit de faire la guerre, sont réglés par le jus ad bellum et le jus in bello32, en droit interne, les pouvoirs d’exception de l’État, autrement dit son droit de réprimer, sont réglementés par le droit constitutionnel et le droit pénal, qui convergent dans l’institution de l’état de siège. Avec l’état de siège, le pouvoir exécutif est transféré à l’armée et une partie du pouvoir judiciaire, aux tribunaux militaires ; mais l’action de l’armée reste soumise au contrôle du gouvernement, du Parlement et du juge administratif, sans concentration du législatif et de l’exécutif, sans extension du pouvoir exécutif ni du pouvoir judiciaire ; autrement dit, l’armée et les tribunaux militaires ne peuvent modifier les lois en vigueur, mais seulement y déroger. Schmitt pense donc aux moyens juridiques de faire face à la révolution prolétarienne. L’état de siège paraissant insuffisant, il se tourne vers la dictature commissariale. Sur quels fondements légaux agit l’armée lorsqu’elle réprime une insurrection – ainsi en Allemagne entre 1918 et 1923 ? Sur l’article 48 de la Constitution. Face à la puissance des partis marxistes, il n’y a de recours que la puissance de l’armée dirigée par le président du Reich élu au suffrage universel direct. La possibilité de la dictature commissariale, constitutionnellement prévue, doit s’opposer à la menace de la dictature révolutionnaire, qui invoque de manière abusive le pouvoir constituant du peuple. Certes, l’article 48 peut être détourné par le Reichspräsident ; mais ce risque est limité par l’existence des autres autorités constitutionnelles, gouvernement, parlement, tribunaux. Le dernier théoricien du « jus publicum europaeum » Le Nomos de la Terre est une rétrospective du jus publicum europaeum, dont Carl Schmitt se veut « le dernier théoricien ». Avec la Théorie de la Constitution et La notion de politique, cet ouvrage est l’un des sommets de l’œuvre schmittienne, une référence incontournable pour qui veut comprendre l’histoire du droit international, notamment l’époque cruciale 1919-1946. Il contient deux thèmes principaux : « l’ordre spatial » et « la guerre juste ». Deux thèmes conçus comme les deux grandes parties de toute réflexion sur le droit international public. Il commence par une réflexion sur le droit comme nomos, c’est-à-dire « unité d’ordre et de localisation ». Il retrace ensuite l’histoire du droit des gens, de la Respublica christiana à la « République européenne », puis de la « république européenne » à la dissolution du jus publicum europaeum (XIVe-XXe siècles). Cette dissolution est la conséquence d’un double tournant, de 1890 à 1946 : du droit européocentré à l’universalisme, de la reconnaissance de l’ennemi à sa criminalisation sous l’influence de l’« hémisphère occidental ». Enfin, la récusation du tribunal de Nuremberg constitue l’arrière-plan de l’ouvrage. Après 1945, Schmitt est dans la situation d’un vaincu, en tant que conservateur, Allemand et Européen. Prenant la forme d’une « guerre civile internationale », le second conflit mondial a vu le triomphe de l’Amérique libérale et de la Russie soviétique. Le publiciste, chassé de l’Université, est donc réduit à la « défensive ». Aussi réinterprète-t-il son œuvre sous l’angle d’une catégorie de la théologie de l’histoire33, celle du Kat-echon, en s’identifiant lui-même à un catéchonte : ce qui importe, dit-il, c’est de « résister », de « résister » à la culpabilisation et à l’américanisation. Cette posture « défensive » ne l’empêche cependant pas de proposer un contre-modèle au droit international contemporain en rédigeant un elogium du droit des gens classique. La réécriture du jus publicum europaeum n’a pas qu’un intérêt historique. Elle a un intérêt pleinement politique : en retournant aux principes fondamentaux de l’ancien droit des gens, Carl Schmitt propose de re-substituer la souveraineté de l’État aux constructions universalistes et supranationales, de re-substituer les concepts non discriminatoires de guerre, de neutralité et d’« ennemi juste » à la criminalisation de la belligérance, à la « police internationale » et au procès pénal. Il s’agit aussi pour Schmitt de disculper l’Allemagne et d’accuser les Alliés d’avoir déchaîné, au nom de la « guerre juste », une « guerre totale » qui a détruit le droit des gens européen. Un nouveau droit des gens planétaire et océanique Avant les Grandes Découvertes, le droit des gens était un « droit des empires », dont l’horizon était limité. À partir de la fin du XVe siècle, la conquête européenne du Nouveau Monde, puis du globe tout entier, engendra un nouveau droit des gens, à la fois planétaire et océanique. Ce droit des gens était européocentré et universel. Il reposait sur une double distinction et un double équilibre : distinction entre la terre et la mer, entre l’Europe et le reste du monde ; équilibre entre la terre et la mer, entre les États du continent européen. Tel était son « ordre spatial » global. La Grande-Bretagne, maîtresse des océans, était à la fois le maillon des deux organisations terrestre et maritime de l’espace planétaire et la garante de l’équilibre des États sur le continent européen. Le jus publicum europaeum avait un caractère inter-étatique, puisqu’il reposait sur la souveraineté territoriale des États, et transnational, puisqu’il s’articulait sur la liberté de la navigation et de l’économie. Le droit international public, en tant que « droit commun des États », comportait un régime-type commun aux États reconnus – l’absolutisme au XVIIIe siècle, le constitutionnalisme au XIXe – et un droit international privé – régissant les transports trans-étatiques du commerce et du marché – qui avaient au moins autant d’importance que la souveraineté de l’État. Le jus publicum europaeum avait son propre droit de la guerre, basé sur le justus hostis, par opposition au droit de la guerre médiéval, basé sur la justa causa, et au droit de la guerre contemporain, qui discrimine les belligérants selon qu’ils sont ou non coupables d’« agression ». Dans le droit des gens classique, la guerre est « juste » dès lors qu’elle est livrée par des États détenteurs du jus belliet par des armées régulières sur un theatrum belli. Telle fut l’essence du jus publicum europaeum : la limitation de la belligérance par la reconnaissance de l’ennemi (concept de guerre inter hostes equaliter justi). Telle fut la distinction cruciale, tel fut le véritable progrès moral : ne pas voir en l’ennemi un criminel, donc admettre l’antagonisme des intérêts ou des valeurs sans le métamorphoser en antagonisme du « bien » face au « mal ». À partir de ce relativisme, dont notre juriste catholique se félicite, la guerre put être réglée et limitée. Enfin, le jus publicum europaeum conciliait les deux fonctions de tout droit international, à savoir : la garantie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États, et l’aménagement des modifications territoriales et politiques rendues inévitables par l’évolution des rapports de force entre États. C’est le principe fondamental de l’équilibre, qui fut le critère de légitimité aussi bien de la garantie que de la révision du statu quo. Cette révision s’opérait à travers la pratique de la conquête, de la succession d’États, de l’occupation militaire. Elle devait être consacrée par une reconnaissance – autre concept fondamental – en droit international. Schmitt termine Le Nomos de la Terre en retraçant la dissolution du jus publicum europaeum. Il s’attaque à la doctrine kantienne, à l’origine philosophique du droit international contemporain. Il développe l’analyse critique de l’influence de « l’hémisphère occidental ». Il déplore le tournant du droit européocentré à l’universalisme de l’International law. Il dénonce la criminalisation de la guerre par le tribunal de Nuremberg, récusé comme étant contraire au principe34 de légalité des délits et des peines, aucun texte antérieur à 1939 ne pouvant incriminer les auteurs individuels de la guerre. Pour mener à bien cette récusation, le publiciste repense l’évolution du droit de la guerre. D’abord de la justa causa médiévale au justus hostis classique, d’Ayala à Alphonse Rivier35, en passant par Gentili, Vattel et Hegel. Puis de l’ennemi juste à la criminalisation de l’ennemi, de la déclaration du président Wilson aux conventions de Londres, en passant par le traité de Versailles, le pacte de la SDN et le pacte Briand-Kellog. Ce tournant révolutionnaire de l’histoire du droit des gens voit la réintroduction du concept discriminatoire de « guerre juste » fondé sur la notion d’agression et mis au service de la garantie du statu quo. Face à une doctrine du droit international qui prétend abolir la guerre, Schmitt prétend qu’une telle prétention conduit à exacerber la guerre, alors que le droit a pour finalité la limitation de la belligérance, non son élimination. De la SDN à l’ONU apparaît l’idée d’une interdiction du recours à la force armée, sanctionnée par la punition de l’agresseur. La conséquence en est qu’il faut considérer que l’une des deux parties au conflit n’est pas seulement un adversaire qui doit être vaincu, mais un coupable qui doit être châtié. D’où l’exacerbation de la guerre, rendue inexpiable par la non-reconnaissance des belligérants. Cette évolution s’effectue parallèlement à l’accroissement des moyens de destruction et à la globalisation du theatrum belli. Seule la disqualification morale et juridique de l’ennemi permet de légitimer l’application d’une violence aussi radicale que, par exemple, les bombardements aériens sur les villes. La transformation de la belligérance en « opération de police », précipitant la dérive de la guerre étatique en guerre civile internationale, justifie les méthodes de police bombing contre les gouvernements « coupables », même si les populations « innocentes », incitées à se soulever, en subissent les effets36. L’orientation vers un concept discriminatoire de guerre est ainsi « un épiphénomène idéologique de l’évolution […] technique des moyens de destruction »37. Seule la guerre juste peut donner un sens à la montée aux extrêmes de la violence. Le « juste » peut employer tous les moyens contre l’« injuste » : telle est la relation entre bellum justum et total warfare. Les États-Unis considérés comme l’adversaire principal L’Europe se situe entre l’Est et l’Ouest ; mais c’est à partir de l’Ouest que le jus publicum europaeum fut détruit par l’introduction des guerres discriminatoires. Le Nouveau Monde est ainsi au commencement et à la fin du droit des gens classique. En portant ce jugement, Carl Schmitt confirme qu’il considère alors les États-Unis – puissance porteuse de l’idéologie du One World et du jus contra bellum – comme l’adversaire principal. Il lui importe donc d’élucider la situation « spirituelle » de l’Amérique, comme « métapolitique » de l’ennemi. Plus particulièrement, il entreprend d’examiner la relation, non plus entre l’Amérique et l’Angleterre – la translatio imperii – mais entre l’Amérique et la France – la translatio civilisationis. Empire universel ou monde multipolaire ? L’universalisme américain apparaît alors comme le stade suprême de l’impérialisme américain. De 1890 à 1945, les États-Unis balancèrent de l’isolationnisme à l’interventionnisme, sur la base d’une même idéologie morale. Ils tentèrent de résoudre cette contradiction par un mélange d’absence officielle et de présence effective, durant l’entre-deux-guerres. De 1914 à 1917, puis de 1935 à 1941, les présidents Wilson et Roosevelt passèrent donc de la neutralité intégrale à la guerre totale, l’impérialisme économique stimulant l’intervention militaire. Le nomos européocentré du globe fut détruit par les guerres mondiales. Il a été remplacé, à l’époque où écrit Schmitt, par la division Est/Ouest. États-Unis et Union Soviétique se sont partagé le monde et ont transformé l’Allemagne et l’Europe en objet de leur politique internationale. L’issue de la guerre froide verra-t-elle l’avènement de « l’empire universel » (le monde unipolaire américanocentré) ou celui des « grands espaces équilibrés » (le monde multipolaire et multi-civilisationnel) ? Telle était la question que posait Schmitt. Elle reste d’actualité. 1. Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928 (1ère éd. allemande, 1919). 2. In Recueil d’études en l’honneur d’Édouard Lambert, Sirey, LGDJ, 1938, pp. 200-210 (1ère éd. allemande, 1936). 3. Calmann-Levy, 1972, rééd. en 1989 (d’après l’éd. allemande de 1963, mais La notion de politique a connu plusieurs versions entre 1927 et 1933, celle de 1932 étant reprise quelque trente ans plus tard). 4. Res Publica, XVII, 1, 1975, p. 100-119 (1ère éd. allemande, 1960). 5. Éditions du Labyrinthe, 1985, (1ère éd. allemande, 1942). 6. Commentaire n° 32, hiver 1985-86, pp. 1113-1120 (1ère éd. allemande, 1954). 7. Gallimard, 1988, (recueil de deux ouvrages du même titre respectivement publiés en 1922 et 1968). 8. Seuil, 1988 (recueil de textes publiés entre 1923 et 1931). 9. Puiseaux, Pardès, 1990 (recueil de textes publiés entre 1919 et 1952). 10. Droits n° 14, 1991, pp. 115-140 ; Krisis n° 13-14, 1993, pp. 35-71 (1ère éd. allemande, 1950). 11. Les Temps modernes, novembre 1991, pp. 1-14 (1ère éd. allemande, 1950). 12. Krisis n° 10-11, 1992, pp. 165-169 (1ère éd. allemande, 1955). 13. L’Arche, 1992, (1ère éd. allemande, 1956). 14. PUF, 1993 (1ère éd. allemande, 1928). 15. PUF, 1995 (1ère éd. allemande, 1934). 16. Kimé, 1997 (1ère éd. allemande, 1933). 17. Commentaires n° 87, automne 1999, pp. 549-556 (1ère éd. allemande, 1953). 18. Études philosophiques n° 3, juillet-septembre 2000, pp. 410-421, (1ère éd. allemande, 1951). 19. Rappelons que l’œuvre schmittienne s’articule autour d’une trentaine d’ouvrages fondamentaux, auxquels s’ajoutent environ 130 articles principaux (dont le contenu, il est vrai, est souvent repris dans les ouvrages). 20. Positions et concepts dans le combat contre Weimar, Genève, Versailles, 1923-1939, qui réunit 36 textes. 21. Articles de droit constitutionnel des années 1924-1954, qui réunit 22 textes. 22. L’auteur de cet article emploie évidemment le mot « publiciste » dans le sens de « spécialiste du droit public » (Ndlr). 23. Théologie politique, op. cit., p. 15. 24. La dictature, op. cit., p. 36. 25. Cité par Schmitt p. 84. Cf. « Système politique et système militaire » (1906), traduit in Féodalité, capitalisme et État moderne, MSH, 1991. 26. Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, 990-1990, Paris, Aubier, 1990 ; Les révolutions européennes, 1492-1992, Seuil, 1993. 27. Selon Raymond Aron, « la manière dont les hommes se sont combattus a toujours été aussi efficace pour déterminer la structure de la […] société que la manière dont les hommes ont travaillé » (« Une sociologie des relations internationales », in Revue française de sociologie, 1963, p. 311). 28. La dictature, op. cit., pp. 100-101. 29. Il suffit de remplacer Wallenstein par Hindenburg-Ludendorff, Ferdinand par Guillaume II, « confédéralisation » par « parlementarisation », princes électeurs par partis, Diète par Reichstag. 30. « Chacun de nous met en commun sa personne sous la suprême direction de la volonté générale, et [la communauté] reçoit en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». 31. La dictature, ibid., p. 131. 32. Rappelons que le jus ad bellum, ou droit de la guerre au sens large, règle le recours à la force armée (quand a-t-on le droit de recourir à la force ?) et que le jus in bello, ou droit de la guerre au sens strict, règle l’usage de la force armée (comment a-t-on le droit d’user de la force ?). 33. Empruntée à la seconde Épître aux Thessaloniciens de Saint-Paul (2,6). 34. Naguère critiqué : il y a une certaine part d’opportunisme dans la pensée schmittienne ! 35. Principes du droit des gens, A. Rousseau, 2 vol., 1896. 36. Dix ans après la guerre du Golfe et deux ans après celle du Kosovo, les pages consacrées à la guerre aérienne dans Le Nomos de la Terre sont particulièrement à méditer (op. cit. pp. 310-320). 37. Ibid., p. 319. http://grece-fr.com/?p=3584

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