« Enquête sur la droite en France : Jacques Bichot : Il existe un clivage important entre une droite dirigiste et une droite libérale »
Professeur émérite à l'Université Lyon III, économiste libéral, spécialiste de la protection sociale, Jacques Bichot a présidé l'association Familles de France. Il est membre honoraire du Conseil Economique et Social.
Monde et Vie : Jacques Bichot, pensez-vous qu'il existe encore une gauche et une droite ? Si c'est le cas, qu'est-ce qui les différencie, au-delà de l'aspect partisan ?
Jacques Bichot : Cet aspect partisan, celui de la conquête du pouvoir, reste malgré tout déterminant. Les idéologies ne sont pas complètement négligeables, mais l'essentiel tourne quand même autour de la volonté de parvenir aux postes de commandement.
C'est ce qui explique que l'on puisse parler de FUMPS et que, quand la droite revient au pouvoir après la gauche, elle n'agisse pas vraiment autrement qu'elle. Il existe cependant des personnes qui possèdent des convictions : de ce point de vue, il existe un clivage important entre une droite dirigiste et une droite libérale, ainsi qu'entre,une droite conservatrice en matière sociale, sur les conceptions de l'existence, et une droite « libertaire » - je distingue bien libéral et libertaire. La tendance de l'UMP est essentiellement dirigiste, comme l'a montré la manière dont le parti de Madelin a été phagocyté et réduit à néant lorsqu'il s'est en quelque sorte fondu dans l'UMP. Et cette évolution dirigiste de la droite marque aussi bien le Front national que l'UMP : quand Jean-Marie Le Pen le présidait, le Front national avait des positions économiques plutôt libérales, alors que sous la présidence de sa fille le pouvoir a été pris au sein de ce parti par des chevènementistes, partisans d'un nationalisme inscrit dans un cadre extrêmement dirigiste. Naguère, des penseurs comme Maurice Allais ou Maurice Lauré, qui avaient des positions prudentes par rapport aux excès de la mondialisation, n'en étaient pas moins libéraux. Aujourd'hui, se trouvent d'un côté des libéraux favorables à une mondialisation échevelée et de l'autre, des nationalistes dirigistes.
En va-t-il de même en matière politique et sociale ?
En matière de mœurs, le dirigisme est libertaire. De ce point de vue, l'évolution a été largement conduite par la gauche.
Malgré quelques penseurs de droite qui tentent de résister, les positions de la droite politique sont seulement décalées de quelques kilomètres par rapport à celles de la gauche, mais l'une et l'autre sont engagées sur la même route. Sur les sujets de famille, de patriotisme, de morale, on ne voit pas de différence, la droite suivant le mouvement. Voyez, par exemple, la manière dont sont mis en cause le quotient familial et le quotient conjugal, par lesquels l’État reconnaît que la famille est un corps intermédiaire, la cellule de base de la société, et qu'il n' a pas seulement affaire à des individus, mais à des individus constitués en communautés, dont la famille est la plus petite mais la plus importante. Les adversaires du quotient familial disent qu'il introduit une réduction d'impôt, sans que la droite ne réagisse.
Ce qui est le plus près des personnes, c'est d'abord la famille, puis l'association ou l'entreprise, voire la commune
Or, raisonner en termes de réduction d'impôt à propos du quotient familial signifie que le contribuable n'est plus le foyer fiscal, mais le couple parental, ou le parent isolé - ce qui revient déjà à détruire l'idée de foyer fiscal et de famille. Un rapport récemment publié, qui met le quotient conjugal sur la sellette, prône aussi l'individualisation de l'impôt L'on évacue ainsi l'idée que la société est constituée de familles autant qu'elle est constituée d'individus, et l'on entre ainsi dans le système, bien décrit par Tocqueville, d'une société complètement atomisée face à l’État qui en assure le bien-être. Le même rapport qui menace le quotient familial, veut étendre la logique d'individualisation aux mécanismes de secours comme le RSA, ou à l'assistance aux personnes en situation difficile. Il y est dit nettement qu'il n'existe pas de devoir de soutien des époux entre eux, ni des parents vis-à-vis des enfants, ou vice-versa : c'est à l’État qu'il appartient de régler tout ça !
Mais l'idéologie libérale fait-elle place aux corps intermédiaires ?
Je vous citerai le passage de Tocqueville, dans lequel il s'occupe du problème de l'alcoolisme : en France, dit-il, on pétitionne pour que l’État s'occupe de l'alcoolisme, aux États-Unis on crée une association qui s'occupera de la désintoxication... Qu'est-ce qu'une association, sinon un corps intermédiaire, capable de résoudre un certain nombre de problèmes sans que l’État vienne tout régenter ? La pensée libérale - en tout cas celle qui me plait - cherche à régler un certain nombre de problèmes conformément au principe de subsidiarité, c'est-à-dire au plus près des personnes ; or, ce qui est le plus près des personnes, c'est d'abord la famille, puis l'association ou l'entreprise, voire la commune, avant d'en venir à des macrostructures. L'une des raisons qui explique l'exaspération des gens à rencontre de l'Europe, par exemple, vient de ce qu'elle n'applique absolument pas le principe de subsidiarité. Comme le disait un syndicaliste de la CFDT, les problèmes sont plus facilement résolus par les gens qui les connaissent de près que par ceux qui les voient de loin : c'est cela, la subsidiarité.
Propos recueillis par Eric Letty Monde&Vie Décembre 2013