Extrait d'un article d'Aude de Kerros, graveur et co-auteur de 1983-2013 Années noires de la peinture : une mise à mort bureaucratique.
"Entre le début de la Troisième République et 1983, l’Etat avait pour règle de peu ou pas intervenir dans le domaine des arts, des lettres et du débat d’idées, exception faite du domaine régalien. Grâce à cette liberté essentielle, ce pays fut le lieu de rencontre intellectuel et artistique universel. On y trouvait à la fois les plus grands savoirs traditionnels et les dernières avant-gardes. Ce pouvoir de référence fut un enjeu majeur.
Dès 1919, la France est devenue le cœur de cible des guerres culturelles. Elle a connu l’action subtile des agents du Komintern manipulant la haute conscience et les bons sentiments des « innocents » qui furent nombreux et souvent célèbres. Après 1945 elle a subi de façon concomitante l’influence des agents de l’Est et de l’Ouest dans le but de s’approprier la référence française. On commença à entendre régulièrement, porté par certains médias, ce slogan : « Il ne se passe plus rien à Paris ».
En 1983 un événement précipite le déclin français : le ministère de la Culture, dont le rôle consistait à protéger le patrimoine et à mettre les arts et leur pratique à la portée de tous, devint en quelques mois une administration ayant pour mission de diriger aussi la création ! Jack Lang voulait « Sauver l’avant-garde ! », l’imagination était désormais au pouvoir ! Des institutions (FRAC, DRAC, CNAC, etc.) et un corps de fonctionnaires, les « inspecteurs et conseillers de la création », furent conçus pour encadrer l’art au moment même où les « ingénieurs des âmes », créés par Staline en 1944, étaient sur le point de disparaître en URSS. Paradoxalement, l’avant-garde bureaucratique au discours révolutionnaire prit ses marques à New York. Le conceptualisme pop, encore en vigueur aujourd’hui, devint alors la ligne officielle française. Pendant trois décennies les inspecteurs de la création ont dépensé à New York 60% du budget national consacré aux achats à des artistes vivants. Ils ont acquis les œuvres d’artistes « vivant, travaillant et exposant à New York » – ce qui dé-légitima Paris.
L’année 2013 s’achève, les Institutions ont fêté leur trentième anniversaire. C’est l’heure des bilans. On entend un concert d’éloges, mais on constate que les artistes vivant et travaillant en France ne sont pas reconnus dans l’International. C’est le cas des artistes d’art, condamnés par l’Etat à l’invisibilité, mais aussi de ses artistes conceptuels, cooptés, consacrés et entretenus. La bureaucratie de la création s’est révélée impuissante à les imposer. Ont-ils la bonne méthode ? Cette année le Pavillon français à Venise met en gloire un artiste albanais, Anri Sala, « vivant et travaillant à Berlin », et dont la galerie est à New York. Paris n’est décidément toujours pas la référence de nos fonctionnaires.
Les Inspecteurs de la Création ont accepté le rôle de « petits télégraphistes ». Grâce à eux, Versailles, le Louvre, la Conciergerie, le Grand Palais, etc., sont devenus des fabriques de légitimation, de cotations, un instrument de marketing.
Mais nous sommes en 2014 ! Les Français ont progressivement compris que « l’Art contemporain » est une méthode de fabrication de monnaie fiduciaire et un des vecteurs d’une hégémonie culturelle, le fait n’est plus contesté.
Les très nombreux travaux d’une dissidence, elle aussi trentenaire, répondent aux interrogations d’un public désormais soupçonneux. Historiens, philosophes, artistes, sociologues, économistes ont démonté les mécanismes du système ; ils ont fait œuvre de réflexion et d’Histoire.
Ils ont constaté la différence entre « Art contemporain » et Art. Partout dans le monde l’hégémonie culturelle et artistique est remise en cause. C’est le début d’une grande métamorphose."