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La réflexion philosophique, pour quoi faire ? partie 1

Introduction.
Il est de bon ton, dans les milieux réactionnaires et nationalistes qui se veulent libres et non conformistes, de dénoncer à l'envi le matérialisme sordide constituant comme le point commun des pensées libérale et socialiste. La pensée libérale, sous couvert d'humanisme et de plaidoyer pour la liberté, favorise les déviances les plus ignobles ; et le socialisme, sous couvert de revendications morales pour la justice, est le creuset d'un égalitarisme qui, lui, n'est que le cache-sexe du même consumérisme : on veut l'égalité quand on est pauvre ; comme le professait Céline dans Les Beaux Draps, le communisme est le meilleur moyen « d'accéder bourgeois illico ». Dès lors, ces mêmes milieux de droite non-conformiste sont logiquement enclins à prôner l'excellence de l'esprit de sacrifice, d'héroïsme, de dépassement de soi, mais aussi le culte des délectations spirituelles trouvant, dans la spéculation désintéressée par excellence - la philosophie - leur forme la plus achevée.
Nous voudrions ici nous interroger sur le bien-fondé de cette analyse, dont on verra qu'elle est plus l'expression d'un vœu pieux que la description d'une réalité. Examinant cet état de fait dans ses causes profondes, par-delà l'idée convenue selon laquelle un réactionnaire est toujours peu ou prou contaminé par son temps, nous voudrions aussi suggérer que ce constat désenchanté pourrait bien se révéler telle la cause première des échecs de la droite. À la droite de la droite (c'est-à-dire à droite, la droite libérale se réduisant en vérité à une modalité de l'esprit de gauche), on aime la télévision, on lit assez peu, on médite très peu, on ronronne et on se plaint. On apprécie les romans et les revues, on cultive l'étude de l'histoire (surtout événementielle), on se gargarise de slogans, on critique beaucoup plus ceux qui se différencient de soi par un détail ou une nuance que ceux qui sont à l'opposé de soi. À gauche, on pense mal mais on pense ; on déploie des trésors d'énergie pour soustraire la pensée aux évidences embarrassantes, mais on ne peut parler d'éclipsé de la recherche ou de collapsus de la pensée. En revanche, on est bardé de convictions à droite, tellement pénétré par leur bien-fondé qu'on peut encore se demander si la pensée cherche encore quelque chose. La pensée peut-elle vivre si elle ne cherche pas ? Si elle cherche sans trouver, elle s'épuise et se court-circuite, puisqu'on ne cherche jamais que pour trouver. Cela dit, comme le faisait observer, à sa manière, Pascal après saint Bernard (« Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé »), il faut, selon la leçon de Platon, connaître ce qu'on cherche pour le chercher : toute connaissance est reconnaissance, en sorte que le souci de chercher est lui-même enraciné dans l'objet duquel la pensée se met en quête. Si la recherche est suscitée par l'objet de la recherche, comment pourrait-elle s'exténuer dans l'acte où l'objet se dévoile ? La pensée méditante peut-elle se reposer dans la conviction (ce plaisir de se soustraire à l'effort de chercher) - ainsi exténuer la recherche - sans s'éclipser ? Si c'est de la vérité à connaître que la recherche tire sa vitalité, on voit mal que la possession de la vérité puisse se résoudre dans un collapsus de la recherche. C'est pourtant ce qui se produit à droite, où l'on confond trop souvent conviction et certitude (on parle au reste de « droite de conviction »).
I. La philosophie, maladie des sous-hommes, des gens mal nés et mal élevés.
Se demander ce que c'est que la philosophie, c'est déjà faire de la philosophie. La question de l'essence des mathématiques n'est pas une question mathématique. On en peut dire autant de l'essence du droit qui n'est pas une question juridique. On en peut dire autant, au fond, de toutes les disciplines, sauf précisément de la philosophie, laquelle est définitionnelle d'elle-même et se targue de l'être. En tant que connaissance de toutes choses par les causes les plus élevées, à la seule lumière de la simple raison, la philosophie s'enquiert d'emblée de ce dont dépend toute chose. Mais « toute chose », c'est aussi bien la connaissance de l'être que l'être connu, de sorte que la cause première ne rend raison de l'être et du connaître qu'en exposant les conditions de leur congruence. Accepter l'idée qu'il existe un savoir philosophique, c'est se rendre à l'idée qu'un tel savoir est nécessairement savoir de lui-même autant que de son objet, mais par là c'est convenir que cette espèce de savoir qu'est la philosophie n'est véritablement savoir qu'en philosophant sur la philosophie : la philosophie commence et finit par l'acte de se définir. Ce qui, au passage, signifie que la philosophie ne se déploie en droit, idéalement, que dans la forme d'un système.
De ce premier résultat, l'homme de droite est spontanément enclin à tirer la conclusion suivante : « S'il faut philosopher pour se demander ce qu'est la philosophie, c'est que la philosophie ne concerne que les philosophes, ceux qui sont déjà convaincus par l'opportunité de philosopher ; on ne va pas demander à quelqu'un de se convertir à l'islam pour savoir s'il est opportun de le faire, car il faudrait avoir déjà choisi pour se mettre en situation de choisir, ce qui est contradictoire ; s'il faut philosopher pour s'interroger sur l'opportunité de philosopher, il faut être converti à la philosophie pour s'habiliter à statuer sur le bien-fondé de la démarche philosophique. Autant dire qu'il faut avoir choisi avant de choisir. On est là dans ce que les logiciens appellent une pétition de principe, et dans ce que les gens de bons sens nomment soit un acte de mauvaise foi, soit le délire d'un esprit tordu. Sous ce rapport, il suffit de déclarer que la philosophie ne nous concerne pas pour nous livrer à des occupations moins pénibles et plus fécondes sur le plan pratique. À quoi bon philosopher ? Les philosophes, ces oiseaux déplumés au radotage amphigourique, ces esprits morbides aussi prétentieusement donneurs de leçons que plus éloignés du réel et confits dans leurs syllogismes farouches, qui plus est nourris sans vergogne par les gens qui travaillent et produisent, ne sont jamais parvenus à se mettre d'accord depuis trois mille ans. Ils ont en plus l'outrecuidance de nous déclarer qu'ils sont seuls à pouvoir parler de manière autorisée de la valeur de la philosophie. S'ils sont incapables de nous la rendre accessible, qu'ils remballent leur marchandise avariée, qu'ils nous laissent tranquilles et aillent vendre leurs boniments ailleurs.
Monseigneur Ducaud-Bourget, d'heureuse mémoire, se plaisait à dire, jadis, que la philosophie est l'art de dire de manière obscure des choses simples et évidentes. La philosophie est l'occupation des esprits stériles et tordus, des âmes compliquées. Lucien Rebatet, rivarolien de grande classe, achevait l'Avant-propos de son magnifique et immortel pamphlet « Les Décombres » par un cri du cœur exaspéré : « Mais que vienne donc enfin le temps de l'action !» ; ce n'est pas pour rien. On lit aujourd'hui, après une journée de dur labeur, quand on a le temps de le faire, à la fois pour se divertir, se reposer et s'informer. S'il faut s'arracher les cheveux et consulter cinq dictionnaires pour prendre connaissance du contenu d'un texte, on ne risque pas de s'instruire : on s'endort, ou bien on s'énerve parce que l'on a le sentiment bien compréhensible de perdre son temps et de gaspiller son argent au profit de jean-foutre. Au reste, écrire de manière obscure quand on s'adresse à des gens honnêtes est une faute de goût, une grossièreté, un manque de charité ; cela exaspère le lecteur pourtant bien disposé à l'égard d'un auteur qu'il honore en consentant à se pencher sur son travail ; le premier devoir d'un auteur est de plaire, d'intéresser son lecteur, de l'accrocher, de répondre à ses besoins, et non de lui imposer ce qu'il doit consommer.
Nous n'avons besoin de personne pour savoir ce que nous avons envie de penser, nous sommes assez grands pour cela. Donnez-nous, Messieurs les écrivailleurs, de la nourriture pour alimenter nos cœurs et nos pensées qui ne vous ont pas attendus pour fonctionner et pour se déterminer. Nous voulons des témoignages, des exposés historiques, des renseignements sur les complots judéo-maçonniques en particulier (voilà qui est utile, le dévoilement de ce qui est caché, la dénonciation des attaques secrètes), des munitions contre la désinformation, ou bien de la distraction, du rêve, du sentiment, quelque chose qui nous touche, qui nous émeut, qui nous fait agir, qui réveille notre espérance et notre esprit combatif ; nous sommes lassés par les analyses conceptuelles alambiquées, les distinctions à n'en plus finir, les jargons de cuistres, les nuances et raisonnements interminables, les mots qui ne produisent que des mouvements d'humeur en retour gravides d'autres mots. Il y a des choses plus urgentes à faire que de penser dans l'universel de manière désintéressée : nos peuples sont en train de crever, nous subissons une invasion épouvantable et sans précédent, on spolie les classes moyennes, on prépare un complot mondialiste, il faut agir et non réfléchir. On crève de trop de doctrine, les "Intellectuels" ont fait l'aveu de ce qu'ils sont dans leur substance cérébrale avariée, en se réfugiant derrière le drapeau des dreyfusards ; il faut faire taire les spéculations au profit d'un programme d'action simple et rassembleur ; les byzantinismes sont castrateurs et nous ont faire perdre assez de temps et d'argent comme cela. Il y a l'instinct de survie, la race, la nation, les leçons de l'histoire, la force (le poids des armes), la religion, les mythes fondateurs : mon sang, mes amis, ma fidélité à mes mythes, et foin de toute entreprise rationnelle de justification ; les preuves fatiguent la vérité, elles sont les mouches du coche de l'évidence et du bon sens, ou bien la béquille des volontés faibles en peine d'être fondées par des raisons. Et puis, qu'est-ce que la vérité objective, dès qu'on prétend s'élever au-dessus du domaine des faits tangibles et des données de la science, pour aborder les régions incertaines des valeurs ? Elle se réduit dans son fond à une interprétation érigée en valeur universelle, à une décision subjective qui a réussi en faisant taire les autres, pour cette bonne et simple raison qu'elle était la plus forte et la plus séduisante. Ce que nous aimons et pensons n'est que l'expression de ce que nous sommes, et nous n'avons pas à nous justifier sur ce que nous sommes ; nous le sommes, c'est notre essence, c'est ainsi, et nous ne voulons pas mourir ; il a déjà commencé à mourir celui qui s'interroge sur le bien-fondé de son existence, précisément parce qu'il a commencé à la remettre en question, se plaçant du côté de ses assassins. Il n'y a que les gens malades qui se sentent exister, ils vivent à côté d'eux-mêmes, déjà subvertis par le ressentiment.
La philosophie, au mieux, produit de l'idéal, elle ne sert qu'à cela. Quand elle ne se réduit pas à des pavés indigestes qui retardent l'action au lieu de la susciter, elle confère une forme communicable et une justification rhétorique à des engagements primitifs fondés en dernier ressort sur le vouloir-vivre ou l'inclination esthétique. Elle n'est utile, si elle l'est, qu'à ce titre. Elle ne saurait donner sens au vouloir-vivre, à la volonté, elle les présuppose, elle en vit, elle est à leur service ; elle est, avec la raison en général, un instrument du vouloir qui n'a pas besoin de raisons pour avoir raison : il lui suffit d'être ce qu'il est, du vouloir, de la volonté de puissance, et avoir raison consiste à être le plus fort. Un point c'est tout. Fonder la volonté, donner sens à la force, c'est la manière dont les faibles ont toujours essayé d'endormir la force pour se l'approprier après l'avoir retournée contre les forts, les volontaires. La raison ne peut être justifiée que par la raison, ce qui est une pétition de principe, une faute contre la logique, un défaut de raison, aussi la raison est-elle par elle-même injustifiable, elle n'a jamais raison parce qu'elle ne rend raison de rien du tout, elle requiert d'être fondée par la volonté, laquelle se suffit à elle-même pour se fonder : il lui suffit de s'affirmer. La philosophie ne nous invite à faire des efforts laborieux au nom d'une "sagesse" bavarde que pour nous détourner de l'effort de changer le monde à notre profit.
Et quand, parmi nous qui ne sommes pas tous nietzschéens, quelqu'un a la foi, c'est la foi qui lui tient lieu de pensée, et c'est très bien ainsi : absorbée par la religion, la philosophie n'a rien à nous dire que nous ne sachions déjà par la foi ; et puis que voulez-vous, il y a quelque chose de vrai dans la rage antirationaliste de Luther ; il a peut-être exagéré la gravité des effets du péché originel, mais enfin, sans être devenue la putain du diable, la raison à prétentions métaphysiques est toujours suspecte chez nous, elle pue la maladie du dialogue, le libre examen, l'esprit démocratique, les contorsions dialectiques de l'esprit judaïque. La foi du charbonnier, quelques préjugés bien choisis qui tiennent chaud, tout cela nous suffit amplement à nourrir notre combat ».
II. L’antiphilosophiisme de la pensée droitière.
Il y a la droite et la gauche. Est de droite celui qui considère qu'il existe un ordre des choses auquel la subjectivité doit se conformer ; est de gauche celui qui pense que le moi est l'absolu. Est de droite celui qui subordonne la volonté à l'intelligence, la liberté à la vérité ; est de gauche celui qui déclare que la liberté fait la vérité. Il y a aussi ceux qui prétendent être ailleurs, et qui en vérité sont au centre, ou bien à la droite de la droite. Et considérer les choses de ce dernier point de vue réduit ceux du centre à ce qu'ils sont en vérité : des hommes de gauche. Il y a aussi ceux qui se disent de gauche parce qu'ils sont excédés par les bassesses de la droite qui n'est qu'au centre, mais il s'agit là d'une illusion d'optique vite dissipée chez les hommes de bonne foi. Même Nietzsche, pour qui la force fonde le droit, est encore à sa manière un homme de droite qui, nonobstant sa prétention subjectiviste à se faire créateur de valeurs, reconnaît encore que la Vie est ce qui donne valeur aux valeurs, et doit à ce titre est reconnu telle la valeur suprême, mesure sans mesure des pouvoirs de tout chose, y compris de la subjectivité supposée principe des valeurs. L'homme de gauche est au fond le salaud sartrien (et sous ce rapport Sartre ne faisait que parler de lui-même, dans une inversion accusatoire définitionnelle de la mauvaise foi, en fustigéant l'homme de droite qu'il définissait tel l'archétype du salaud), qui absolutise sa subjectivité en lui faisant produire les valeurs qui l'arrangent mais qui, une fois érigées en normes, doivent donner l'illusion, avec la complicité de la subjectivité, d'être principe normatif des subjectivités elles-mêmes : telle est l'explication du regain de la philosophie des droits de l'homme, qu'explicitent aujourd'hui les philosophies de « la transcendance dans l'immanence » (autant d'avatars de l'esprit maçonnique).
À l'intérieur de la droite (celle qui se sait telle, ainsi la droite de la droite), il y a une extraordinaire variété de points de vue. Il y a les légitimistes, les orléanistes, les nationalistes, les gaullistes, les fascistes, les catholiques, les païens, les pétainistes, les déistes, les athées, les gnostiques, les libéraux, les dirigistes ou planistes, les industrialistes et les anti-industrialistes, les racistes et les antiracistes, les corporatistes, les franquistes, les européistes et les anti-européistes, les républicains et les monarchistes, les théocrates et les anti-théocrates, les germanophiles et les germanophobes, les américanophiles et les américanophobes, les révisionnistes et les exterminationnistes, les nostalgiques de l'Algérie française et du colonialisme et les anticolonialistes, etc. Ce qui les réunit est au fond très vague et très déterminé.
Très déterminé :  Ils ont tous en commun de refuser le principe typiquement gauchisant du thème révolutionnaire « du passé faisons table rase » ; tous ont conscience d'être les héritiers de quelque chose qui était meilleur que ce qui est aujourd'hui, et qui mérite de revivre ; tous communient dans un petit nombre de principes pratiques qui ont suffi à rendre possible ce grand rassemblement aujourd'hui passablement mis à mal que fut le Front national, lequel se dispensa de philosophie et d'intellectuels, preuve - selon beaucoup d'entre eux - que la philosophie n'est pas à l'ordre du jour et relève dans son essence de la mentalité doctrinaire, dogmatique, idéologique (tous ces termes disent pour beaucoup la même chose) de l'homme de gauche ; tous sont contre le mondialisme, contre l'égalitarisme, contre l'immigrationnisme, contre la judéo-maçonnerie, contre le communisme, contre l'individualisme matérialiste, contre la subordination du politique à l'économique quand ce dernier prend la forme d'une dictature des banques, contre la fiscalité abusive, contre le laxisme en matière de criminalité.
Très vague :  Ils sont tous « contre quelque chose », et « ce pour quoi ils sont » se limite à un héritage hautement revendiqué dans les formes les plus déprécatoires, qui n'est jamais tout à fait le même de l'un à l'autre, voire qui est exclusif de celui de l'autre. Et il serait bien difficile de les faire tenir ensemble si l'on s'avisait de les forcer à se définir positivement par-delà leurs différences. C'est peut-être cette référence à un héritage, aussi vive existentiellement et passionnellement qu'elle est conceptuellement vague et polymorphe, voire franchement équivoque, qui explique cette incapacité presque invincible, à droite, à faire accepter l'idée qu'une doctrine politique synthétique pourrait se révéler utile afin d'être victorieux des forces de gauche, de la subversion et de la décadence. On considère qu'être de droite est être réaliste, que la gauche est utopiste, et qu'elle est utopiste parce qu'elle est constructiviste, et que tout ce qui prétendrait dire au réel ce qu'il a à être relève en son fond du constructivisme : le réel n'a pas à être justifié, il est principe de justification ; l'idéalisme est de gauche parce que l'idée n'est qu'une copie du réel, une reconstruction de la réalité, une insurrection de la pensée contre l'être ; c'est pourquoi d'une certaine façon l'esprit de système, la mentalité intellectualiste, la fascination du concept, en deux mots l'esprit philosophique sont pour eux de gauche ; la droite est réaliste au sens où elle est empiriste, voire pragmatiste. C'est aussi ce qui explique que l'on préfère toujours au fond en appeler à l'histoire (aux héritages) plutôt qu'aux concepts désincarnés ; on veut bien qu'il soit fait appel à un héritage doctrinal, mais en tant qu'il s'agit, encore, d'un héritage et non en tant qu'il s'agit d'une doctrine, et c'est pourquoi on se réfère à des doctrines (elles ne manquent vraiment pas, de Joseph de Maistre à saint Thomas d'Aquin, de Julius Evola à Pareto, de Salazar à Guenon, etc.) qu'on sait au fond irréductibles les unes aux autres, à jamais plurielles, à la mesure de la pluralité des subjectivités qui s'y complaisent. A droite, on aime les doctrines comme on aime les styles littéraires, la philosophie n'y est pas prise avec plus de sérieux qu'une œuvre romanesque ou un poème, et c'est pourquoi la littérature y sera toujours préférée à la philosophie ; la philosophie n'y sera tolérée que si elle est littéraire.
III. Timide plaidoyer en faveur d’un soupçon de philosophie dans les colonnes de la droite de conviction.
Il est bien certain que la philosophie est définitionnelle d'elle-même, en ce sens qu'elle est seule capable de s'évaluer avec pertinence. Mais il est permis de tirer de cette donnée un résultat tout opposé à celui qui fut évoqué dans la première partie de cet article. Choisir de ne pas philosopher, c'est subrepticement avoir philosophé pour juger qu'il ne fallait pas le faire, et décidé d'oublier qu'on l'avait fait pour rejeter la philosophie. C'est un acte de mauvaise foi. Dire que l'acte de définir la philosophie est un acte philosophique, c'est faire l'aveu que la philosophie est incontournable, qu'elle s'impose à l'homme avec autant de nécessité que celle de manger ou de boire. Quand on se promène dans la rue et qu'on tombe sur l'affiche d'un programme théâtral, on s'enquiert de son contenu pour se donner les moyens de décider d'assister ou non à la représentation : choisir suppose qu'on juge, et juger suppose que l'on connaisse. Quand on entend parler de philosophie, on se préoccupe de ce qu'elle est pour s'habiliter à décider de philosopher ou de fuir la philosophie, mais précisément, on philosophe déjà par le seul fait de se demander ce qu'elle est ; on est déjà entré dans le théâtre, on a déjà pris son billet, alors que l'on croyait n'en avoir pas encore franchi le seuil. La philosophie n'est pas une option intellectuelle parmi d'autres, elle s'impose sans demander son avis à personne. Tout le monde, par le simple fait qu'il est un homme et non une brute, s'est un jour interrogé sur ce qu'il fait sur terre, sur ce qu'il doit faire de lui-même, etc.
Il n'est pas vain ici de rappeler que ni la science ni la foi ni la littérature (ou toute sensibilité esthétique) ne sauraient se substituer à la philosophie, et que la connaissance de l'histoire ne saurait tenir lieu de philosophie.
La science (et l'on entend par là aujourd'hui la science expérimentale) dit au mieux ce qui est, elle ne dit rien de ce qui doit être. La science dégage au mieux les lois qui régissent les phénomènes, elle ne nous informe aucunement sur les causes dont ces phénomènes sont autant de manifestations. La science ne considère du réel, méthodologiquement, que ce qui est mesurable, réitérable, objet d'une appréhension sensible (elle étudie ce qui est matériel) ; elle ignore ce qui dépasse le plan des phénomènes observables (tels l'âme, l'esprit, l'essence des choses, les finalités à l'œuvre dans le réel, les valeurs, Dieu), à la manière dont un portefaix ne retient, du tableau qu'il transporte, que son poids et sa taille, en mettant entre parenthèses sa qualité esthétique ; et de même que le portefaix grossier en viendra à nier l'existence de la valeur esthétique de la toile sous le prétexte qu'elle ne pèse rien sur son épaule, de même le scientifique scientiste en viendra, insolemment et niaisement, à nier l'existence de l'esprit sous le prétexte qu'il échappe aux investigations de son microscope ou de son scalpel. La science moderne élabore des modèles à la manière dont un primitif ingénieux n'ayant jamais vu de montre, tombant sur elle au milieu de la savane, ignorant tout de son fonctionnement et de sa finalité, élabore, à partir des mécanismes naturels qu'il connaît déjà empiriquement, une théorie destinée à rendre raison du comportement des aiguilles de cette montre dont il ignore qu'elle est capable de s'ouvrir. La théorie physique est une invention, fruit de l'imagination technicienne, tout comme les concepts de la physique, qui ne sont nullement tirés de la réalité. Le primitif trace sur le sable des roues et des poulies, il les agence astucieusement de telle sorte qu'elles puissent expliquer un comportement analogue à celui des aiguilles, puis, passant à l'expérimentation, il "vérifie" le bien-fondé de sa construction théorique : selon ses hypothèses, la grande aiguille doit être à tel endroit quand le soleil est au zénith. Supposé que la réitération de ses expériences lui donne le sentiment de corroborer la pertinence de son invention, il en déduira que l'intérieur de la montre est un mécanisme identique à son hypothèse. Cela dit, il n'a pas d'autre moyen de vérifier, à proprement parler, la vérité de son hypothèse, que d'ouvrir le boîtier, car plusieurs théories peuvent expliquer les mêmes phénomènes. Mais le scientifique a pour objet d'étude non pas une montre susceptible de s'ouvrir, mais la réalité même qui ne "s'ouvre" pas : dilacérer les entrailles des choses par des procédés physiques, c'est encore en rester au niveau des phénomènes, ce n'est nullement accéder à la nature ou essence dont ils sont l'extériorisation sensible ; ce serait comme fendre le crâne d'une femme qui pleure afin d'y surprendre la tristesse : on ne saisirait que de la cervelle écrasée. De sorte qu'une théorie physique est au mieux une hypothèse fonctionnelle, à jamais invérifiable, et seulement "falsifiable". « La science apparaît comme la récompense d'un renoncement, le renoncement à comprendre l'être... Nous prenons le mot comprendre au sens de comprendre par le dedans (intus légère/ L'analyse de la matière aboutit à dissiper et comme à exorciser cette idée d'un dedans jusqu'aux particules de la dernière finesse... La science ne nous donne que des renseignements de l'ordre suivant : tel train passe à telle heure à telle gare. Il s'agit de savoir si nous voulons prendre ce train » (Jules Monnerot, Sociologie du communisme}.
La religion, c'est l'affirmation d'un donné révélé par Dieu, c'est l'ordre de la foi, qui relève de la croyance ; croire consiste à adhérer, parce que l'on fait confiance à celui qui le révèle, à un contenu dont on ne rend pas raison et que l'on ne voit pas. Mais, pour que la foi soit possible, encore faut-il disposer de raisons de croire, et la première d'entre elles consiste dans la certitude, obtenue par la simple raison, de l'existence et de la véracité de celui qui se révèle : comment faire confiance à celui dont l'existence est douteuse ? On dira que c'est dans un même acte de foi que sont donnés et l'existence et le message de Celui qui se révèle, en tant que ce dernier nous dit qu'il existe et que nous croyons ce qu'il dit ; mais le problème n'est que reculé : pour croire en l'existence de Celui qui nous dit qu'il existe, encore faut-il savoir, par la raison, l'existence de celui qui le dit. Pour croire, il faut savoir que l'on croit, savoir ce que l'on croit, et savoir pourquoi l'on croit. La foi présuppose le savoir sans que celui-ci prétende se substituer à celle-là, et, parce qu'un tel savoir dépasse par définition le plan des phénomènes, ce dernier ne peut être que philosophique. En droit sinon en fait (tout homme n'étant pas philosophe de métier), la foi enveloppe la certitude, accessible par la simple raison, de l'existence de Celui qui se révèle, de sorte qu'il est de foi de croire que la raison peut, sans la foi, prouver l'existence de Dieu ; et c'est bien ce qu'enseigne le catholicisme, qui par là professe la nécessité de la philosophie.

À suivre

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