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Croissance incestueuse

Dans son nouveau livre Les couleurs de l’inceste, Jean-Pierre Lebrun sonne l’alarme : pour le psychanalyste, l’interdit essentiel de l’inceste s’efface de plus en plus, toutes les figures d’autorité – dont celle du père – étant délégitimées dans notre société libérale. Comment envisager une politique de décroissance dès lors que toutes les limitations à la jouissance sont abolies ?
La Décroissance : dites-vous qu’au bout de la société de croissance, du libéralisme, du capitalisme, il y a la levée de l’interdit fondamental de l’inceste ?
Jean-Pierre Lebrun : L’interdit de l’inceste est au fondement des sociétés humaines, les anthropologues en conviennent. Mais l’interdit de l’inceste, pour le psychanalyste, désigne d’abord le lien de chaque enfant à la mère, ou à son substitut – l’inceste avec le père est déjà un inceste deuxième si l’on veut, sauf si celui-ci a tenu lieu de mère – et il faut rappeler que cet interdit qui vient faire séparation dans le lien mère-enfant va de pair avec la mise en place de la capacité de langage elle-même qui caractérise précisément notre humanité. Nous sommes en effet les seuls animaux qui parlons, même si chez certains animaux cette capacité de langage est ébauchée. Et parler suppose et permet cette séparation dans le lien. L’interdit de l’inceste au sens strict de la psychanalyse que je viens ici de tracer à gros traits est à ce titre et en quelque sorte comme la limite elle-même à laquelle l’humain ne peut jamais échapper à moins de risquer l’inhumain et la barbarie. Les anciens le savaient bien parlaient de l’Hubris – l’excès – lorsqu’il n’était pas tenu de la limite inhérente à l’humanité. Or, suite aux mutations sociales que nous connaissons, au développement de la technologie mais aussi des profits que l’on peut en tirer, bref du capitalisme, il y a de plus en plus d’extension des possibles, tout cela laissant croire à la fin de l’impossible, au point même de méconnaître ce qui est pourtant notre fin à tous : la mort. Le poète Valère Novarina dit quelque part : « La parole est surtout le signe que nous sommes formés autour d’un vide, [...] que nous sommes non pas ceux qui ont le néant pour avenir mais ceux qui portent leur néant à l’intérieur. »
L’interdit de l’inceste met en place ce vide, ce néant à l’intérieur de nous ; il inscrit une limite interne mais notre société actuelle contourne cette mise en place, escamote cette limite qui fait pourtant notre humanité.
Vous expliquez dans votre livre que ce que vous nommez « égalitariat » s’est substitué au patriarcat. Renoncer à tendre vers l’égalité, n’est-ce pas renoncer à l’égalité elle-même ?
Si vous voulez, c’est à nouveau un indice de ce que cette limite est prise en compte ou pas ! J’essaye de montrer dans mon livre que pour le vœu d’égalité, il faut consentir à ce qu’il ait sa limite, et sa limite, c’est la reconnaissance de la différence des places. Celle-ci n’est nullement une opposition à l’égalité, au contraire !
En fait le social n’est plus comme hier organisé comme une pyramide, vertical, avec une légitimité spontanément reconnue de la place du sommet ; il est désormais conçu comme un ensemble de réseaux, donc plutôt horizontal, et la place différente qui permettait une orientation est aujourd’hui malvenue : elle suscite aussitôt la défiance et donne à penser que l’on veut rester dans le modèle ancien.
On voit pourtant bien l’intérêt de ce changement : en finir avec un modèle où tout se décide en haut et donner place aux gens eux-mêmes, leur permettre de s’organiser selon leurs vœux propres. Ceci entraîne aussi que chacun puisse y aller de sa propre inventivité et ne soit pas sous la tutelle d’un autre qui décide pour lui ; cela va donc bien dans le sens de l’égalité. [...]
« Autant par le passé nous avions des gens extrêmement névrotiques qui étaient dans la culpabilité, le malaise interne, le doute, et qui intégraient autrui, autant aujourd’hui nous avons une pathologie de l’altérité et une pathologie de ce que j’appellerais rapidement le : ‘Je ne peux pas m’arrêter, c’est plus fort que moi’ », explique votre confrère Dominique Barbier. Le philosophe Dany-Robert Dufour parle d’une société passant de la surrépression à la levée de toutes les inhibitions débouchant sur une anthropologie de la perversité. Le constat de cette révolution souterraine est-il général chez les psys ?
Les psys ne sont nullement prémunis contre cette mutation qui nous emporte : eux-mêmes revendiquent leur inventivité propre et nous pouvons dès lors entendre des prises de position de toutes natures. Certains en revanche se retrouvent en accord avec le diagnostic de substitution à la névrose d’hier, d’une perversion ordinaire ou généralisée qui n’est pas pour autant la stricte perversion.
Mais il s’ensuit un amoindrissement de la tolérance à l’altérité que pour ma part, je constate comme de plus en plus fréquent. C’est d’ailleurs apparemment un paradoxe, parce qu’on prône la tolérance de plus en plus massivement, on revendique que chacun puisse dire sa position et on constate dans les faits que l’altérité est de moins en moins tolérée ! [...]
La Décroissance N°106
http://www.oragesdacier.info/2014/03/croissance-incestueuse.html

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