Professeur de droit à l'Université de Paris II, Jean-Louis Harouel est l'auteur de nombreux ouvrages remarquables. Il publie aux éditions Jean-Cyrille Godefroy un nouveau livre intitulé Revenir à la nation, qui sortira en librairie à la mi-avril.
Monde & Vie: En politique, la distinction entre gauche et droite a-t-elle encore une signification ? Si tel est le cas, qu'est-ce qui différencie ces deux notions ?
Jean-Louis Harouel : Leur différence de nature oppose radicalement la droite et la gauche. Obsédée par les valeurs de progrès (moral, matériel, etc.), la gauche plonge ses racines intellectuelles dans les millénarismes, ces mouvements révolutionnaires se réclamant du Christ qui prétendaient instaurer le paradis sur la terre, généralement sous la forme du communisme ou d'un égalitarisme radical. Une fois sécularisé, le courant millénariste a produit la religion démocratique mais aussi les diverses variantes du socialisme et le communisme marxiste, facettes innombrables d'une religion de l'humanité dont l'actuel avatar est le culte intolérant des droits de l'homme, qui détruit les nations européennes au nom de l'amour de l'autre jusqu'au mépris de soi. Tout cela est nourri d'idées évangéliques devenues folles, selon la formule de Chesterton, car détournées de leur sens originel et coupées de la religion. C'est du post-christianisme.
Inversement, la droite cultive des valeurs de durée. Elles ont assuré la solidité des familles et de la société. Inspirant le droit pendant des millénaires, ces valeurs provenaient de l'Antiquité gréco-romaine, des coutumes germaniques et plus encore du Décalogue. La part décisive dans les valeurs de droite d'une tradition biblique aujourd'hui sécularisée et devenue souvent inconsciente fait que l'on peut parler à leur sujet de post-judaïsme.
Parmi les grandes idées qui ont été tantôt adoptées par la gauche et tantôt reprises par la droite, figurent la « nation » et le « nationalisme ». Comment a évolué la conception politique de la nation, depuis l'Ancien Régime ?
En France, la nation fut l'œuvre des rois. À partir du Moyen Age, la royauté a construit la nation autour de l'idée d'une préférence du Christ pour le Capétien - le plus chrétien de tous les princes - et par voie de conséquence pour ses sujets. Le roi de France est assimilé à David. Et la France, nation très chrétienne, est désignée comme le nouveau peuple élu. Dès le XVe siècle, la nation est la mère à laquelle on doit sacrifier sa vie, lorsque le roi l'ordonne. Car l'universalité de la nation s'incarne dans le roi. Elle n'est pas en elle-même source de légitimité politique. C'est la prédilection divine pour la France, exprimée par la sacralité royale, qui fonde le devoir de dévouement à la nation. Réunissant des Flamands et des Provençaux avec des Alsaciens, des Bretons et des Basques, venus s'agglutiner au vieux noyau capétien, la nation s'est construite dans un loyaUsme partagé envers la personne du roi de France. L'institution royale capétienne a été le ciment unificateur de ces éléments divers. Jusqu'au jour où la nation sera suffisamment affermie pour exister par elle-même et se débarrasser de la royauté qui l'a construite.
Voulant détruire l'autorité royale et révolutionner la société au nom d'idées que l'on peut dès ce moment qualifier de gauche, les hommes de 1789 avaient besoin d'une légitimité à opposer au droit divin du roi. Ils l'ont trouvée dans la nation. L'idée nationale est alors de gauche. Elle laïcise la vieille conviction d'être le peuple élu du Christ en une nouvelle croyance messianique : celle d'être la nation en charge de la rédemption terrestre du genre humain au moyen de la diffusion des droits de l'homme proclamés le 26 août 1789. Ce messianisme sécularisé engendrera l'impérialisme militaire de la France révolutionnaire puis impériale, avec les chocs en retour que l'on sait.
Pendant l'essentiel du XIXe siècle, l'idée de nation, tout comme celle pratiquement synonyme de patrie, appartient au registre des idées de gauche. Elle s'oppose à la conception traditionnelle héritée de l'Ancien Régime selon laquelle le dévouement envers la communauté nationale passe par l'incontournable loyalisme envers le prince - roi ou empereur - qui en est à la fois l'incarnation et le chef. C'est la conception de droite, selon laquelle on ne saurait invoquer l'idée nationale contre celui qui la personnifie. Au contraire, la gauche, en France comme dans toute l'Europe, ne songe qu'à délivrer les nations des princes qui les gouvernent, par la révolution et au besoin par la guerre. Il est indubitable que le nationalisme est né à gauche.
L'idée nationale passe brusquement à droite dans les années 1880. On invoque traditionnellement comme explication le traumatisme de Sedan et la perte de l'Alsace-Lorraine. Mais il y a à mon sens une explication plus profonde, qui est le passage au régime républicain. Dès lors qu'il n'y a plus de prince, le vieux loyalisme envers lui ne fonctionne plus, sauf dans le cercle étroit des fidèles aux dynasties exilées. Dans son ensemble, la droite est politiquement orpheline. Ne pouvant plus se réclamer du prince, le peuple de droite se réclame de la nation. Par réaction, autour de 1900, la gauche cesse de se référer à la nation et ne veut plus entendre parler que de patrie. Ce qui ne l'a pas empêché de lancer, notamment grâce à l'école et au service militaire, cet immense programme de nationalisation des masses qui fut l'œuvre majeure de la Bï République. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, la gauche n'est plus concernée par la patrie. Celle-ci a le grand tort d'être la terre paternelle, alors que la gauche n'aime plus que l'universel.
Aujourd'hui, la nation peut-elle résister au mondialisme auquel se sont converties de larges fractions de la « droite » et de la « gauche ». La nation française a-t-elle un avenir politique ?
La nation française a un grand avenir politique, un avenir qui sera très difficile à accomplir, mais qu'elle doit tout faire pour réaliser. Un avenir politique qui passe par le recentrage de l'État sur la nation et l'éclatement de l'Union européenne. Faute de quoi il n'y aura plus de France mais un lamentable Hexagoland à la dérive, noyé dans une prétendue Europe qui ne vise qu'à se dissoudre dans la mondialisation et tue à petit feu les nations européennes.
Propos recueillis par Eric Letty monde&vie avril 2014