Attention, géographe non conforme.
Éric Dardel peut être présenté comme un mal aimé pour son temps, ou devrions-nous plutôt dire « un ignoré ». Né en 1899, mort en 1967, Éric Dardel fut un professeur d’histoire géographie qui appréciait la philosophie, mais fut également un homme de foi, vivant « authentiquement » son protestantisme. C’est donc tout naturellement qu’il édifia un ouvrage géographique imprégné de philosophie et d’humanité.
Paru et aussitôt oublié en 1952, L’homme et la terre présente « des courants de pensée novateurs de la géographie contemporaine, celui de la phénoménologie, des perceptions et des représentations par les hommes de leur environnement terrestre » (septième de couverture).
Pourquoi cet auteur fut-il oublié et en quoi est-il au final une des clefs de voûte de la pensée géographique actuelle ?
La question peut se poser, compte tenu du fond et de la forme de ce livre.
I - Un ouvrage de géographie ou de philosophie ?
À vrai dire, pour y répondre, il faut admettre le fait qu’Éric Dardel se place, dans ce livre, autant en géographe qu’en philosophe et en expérimentateur d’existence.
À ce sujet, on pourra noter que la géographie n’est absolument pas incompatible avec la philosophie.
Kant en fut la preuve vivante puisqu’avant d’être le philosophe réputé que l’on connaît et que l’on étudie encore beaucoup aujourd’hui, il fut professeur de géographie physique (Physische Geographie, 1802, – condensé des quarante-neuf cycles de cours à la géographie physique qu’il a a donné entre 1756 et 1796).
Par ailleurs, faut-il rappeler toutes les réflexions philosophiques qu’entoure la question de l’espace, notamment à travers les travaux de Leibniz pour qui « l’espace est quelque chose d’uniforme absolument; et sans les choses y placées, un point de l’espace ne diffère absolument en rien d’un autre point de l’espace (1) » (pour résumer : l’espace est un tout immuable qui existe indépendamment des choses et des hommes – et de leur point de vue -) et de Kant pour qui « l’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure […] Nous ne pouvons donc parler de l’espace, de l’être étendu, etc., qu’au point de vue de l’homme (2) » (pour résumer : l’espace est construit subjectivement par l’homme, il est à travers le point de vue de l’homme).
Dardel a un parcours philosophique fidèle aux grandes évolutions philosophiques de son temps. Il est à ce point héritier de Kant, et très proche de la pensée existentialiste et phénoménologique d’Heidegger surtout et de Merleau-Ponty.
Les questions entre autre posées par ces philosophes sont les suivantes : comment se place l’homme dans l’inventaire fait de toutes les choses du monde ? Comment est-on soi-même ?
En phénoménologie, l’homme n’est pas un spectateur extérieur du monde. L’homme est dedans, et ce dès qu’il le perçoit – la perception entraînant alors tout le registre de la sensibilité (que l’on retrouve beaucoup dans le style employé par Dardel dans son ouvrage).
Éric Dardel, suivant ces préceptes, semble l’un des premiers à voir ce que la géographie peut tirer de la phénoménologie et de l’existentialisme, à entrevoir le lien qui noue toute personne avec son environnement, sur les relations existentielles que nouent l’homme et la terre.
Cette approche permet à Dardel d’apporter une vision totalement novatrice, mais ignorée à l’époque, sur la géographie.
La structure même de son livre permet d’entrevoir les grandes lignes de son approche, à savoir d’abord les différents types d’espace, puis le fait que la géographie n’est pas la nature, mais la relation entre l’homme et la nature, ce qui entraîne une relation à la fois théorique, pratique et affective (du terrestre dans l’humain, et non de l’humain au terrestre). C’est cette seconde partie qui est réellement le cœur de cette nouvelle approche géographique.
Avec ce livre, Éric Dardel a posé les bases de la géographie des perceptions. Il se place comme le porte flambeau de la « géographie de plein vent », expression inventée par Lucien Febvre et qui s’oppose à la « géographie de cabinet », celle qui se fait dans les bureaux grâce à des statistiques, des comptes rendus de voyage, des cartes, etc.
Cette géographie peut être aussi assimilée aux cours en plein air, la « géographie de terrain », du spécialiste de la géographie régionale André Cholley (1886-1968).
En outre, pour reprendre un passage très percutant du géographe Claude Raffestin – auteur d’une étude toute en finesse de Dardel, de son œuvre et aussi et surtout du Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel ? (3), – on peut dire que Dardel fut un véritable avant-gardiste victime de sa clairvoyance :
« Le drame de Dardel est d’avoir été en avance d’un paradigme sur ses contemporains. Formé au paradigme du “ voir ”, il a écrit au moment où triomphait celui de l’« organiser» alors qu’il postulait celui de l’« exister ». Dardel n’assure aucune transition, il n’est pas à une charnière, il anticipe… et il est seul ou presque. Il est même d’autant plus seul que ses références géographiques le desservent en partie auprès des jeunes géographes et que paradoxalement celles de nature historique, philosophique et littéraire appartiennent dans les années cinquante à un courant qui s’estompe… mais qui réapparaîtra un quart de siècle plus tard, juste hier et aujourd’hui (4). »
II - Quelle géographie ressort de l’œuvre de Dardel ?
Et bien ce n’est pas à proprement parlé une géographie, mais des géographies.
Ce qui importe le plus à Dardel, c’est « de suivre l’éveil d’une conscience géographique, à travers les différents éclairages sous lesquels est apparue à l’homme le visage de la Terre. Il s’agit donc moins de périodes chronologiques que d’attitudes durables de l’esprit humain vis-à-vis de la réalité environnante et quotidienne, en corrélation avec les formes dominantes de la sensibilité, de la pensée et de la croyance d’une époque ou d’une civilisation. Ces « géographies » se rattachent chaque fois à une certaine conception globale du monde, à une inquiétude centrale, à une lutte effective avec le « fond obscur » de la nature environnante (5) ».
Au fond donc, ce qui anime le projet de Dardel, c’est de montrer les relations multiples et complexes, mais hautement colorées, qui existent entre des peuples, des hommes, ou une personne, avec son environnement. Et cette relation est de l’ordre de l’affectif.
Ainsi, lorsqu’il parle de « géographie mythique », il évoque une « relation existentielle [qui] commande quantité de rites et d’attitudes mentales (6) ».
Pour cette géographie mythique, il emprunte beaucoup à Mircea Eliade et notamment son ouvrage Traité d’histoire des religions. Concrètement, donc, la terre, la mer, l’air, le feu, pour reprendre des thèmes chers à Gaston Bachelard, sont au cœur du processus d’échange et de cœxistence entre la terre en sens large et les hommes. D’ailleurs notons que les « hommes » pris en exemple sont souvent des peuplades aux rapports très privilégiés avec leur environnement, qui est souvent peu maniable (nordicité, aridité, forêt sempervirente).
« Puisque la Terre est la mère de tout ce qui vit, de de tout ce qui est, un lien de parenté unit l’homme à tout ce qui l’entoure, aux arbres, aux animaux, aux pierres même. La montagne, la vallée, la forêt, ne sont pas simplement un cadre, un “ extérieur ”, même familier. Elles sont l’homme lui-même. C’est là qu’il se réalise et qu’il se connaît (7). »
Le mythe joue un rôle primordial dans l’élaboration d’un dialogue entre cette nature, cet environnement, et les hommes. Ces mythes permettent d’ailleurs de faire le lien entre une Terre « berceau » ou « origine », et une Terre qui est présence actuelle.
« La Terre se manifeste comme actualisation sans cesse renouvelée en vertu de la fonction éternisante du mythe (8). »
Il n’y a donc pas de rupture, pas de discontinuité entre le mythe et le discours, entre le religieux et la logique (Raffestin, p. 476), mais bien une « totalité ». Dardel parle du mythe comme d’un absolu, absout du temps comme date et moment (9).
III - Quel usage faire de ces propos avec la géographie ? Que peut en retenir la géographie ?
L’aspect novateur des idées développées par Dardel est de mettre en avant la tension qui existe entre le vécu et le connu. Il amène dans la géographie l’importance, non pas du décryptage de la Terre, mais du décryptage des relations mutuelles entre la Terre et les hommes.
Dardel oscille donc « entre géographie de plein vent et géographie scientifique ». Ici, la géographie de plein vent serait cette perception de la Terre et ses relations avec et en l’homme. La géographie scientifique serait surtout fondée sur une méthodologie et une problématique.
On le sait bien aujourd’hui que la géographie est le fruit des évolutions épistémologiques de ce dernier gros siècle et demi (depuis le milieu du XIXe siècle).
Dardel, qui fut redécouvert dans les années 70 – 80 par les géographes sensibilisés par les nouvelles thèses philosophiques, sociologiques et anthropologiques (pensons à Levi-Strauss et le structuralisme, Morin et l’approche systémique, Foucault et Derrida et le déconstructionnisme), a apporté le subjectivisme dans l’approche géographique. Cette dernière n’en était pas totalement à son premier coup d’essai puisque le géographe Armand Frémont avait déjà initié la géographie à l’« espace vécu » (La région, espace vécu, 1976). Mais, Dardel reste clairement en avance de vingt-cinq ans, soit une génération.
Cette subjectivité permet à la géographie d’aborder aujourd’hui les questions de l’exister dans un espace donné, d’habiter un territoire, et de saisir les liens et les relations multiples qui existent entre les acteurs ou actants, et ces espaces donnés (et cela à toutes les échelles d’analyse).
Enfin, il faut reconnaître à Dardel une plume qui se fait rare dans le monde de la géographie, et même de façon générale dans le monde scientifique. À croire que la rigueur scientifique ne peut s’exprimer que par une austérité du style.
En somme donc, le plaisir de lire Dardel va de pair avec la richesse conceptuelle qu’il ressort de son livre.
À lire.
Aristide Non-Conforme
Notes et ouvrages
1 : G. W. Leibniz, Troisième écrit. Ou Réponse ou seconde réplique de M. Clarke, in Œuvres, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1972, p. 416.
2 : E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, P.U.F., 1944, pp. 58-59.
3 : Claude Raffestin, « Pourquoi n’avons-nous pas lu Éric Dardel ? », in Cahiers de géographie du Québec, 1987, vol. 31, n° 84, pp. 471-481. Disponible sur http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4356.
4 : Ibid., p. 473.
5 : Éric Dardel, L’homme et la terre, p. 63.
6 : Ibid., p. 65.
7 : Ibid., p. 66.
8 : Ibid., p. 69.
9 : Ibid., p. 69.
Quelques indications biographiques complémentaires
Dardel est né le 21 février 1899 et est mort le 19 janvier 1967. Sa famille est originaire de la Suisse par son père, et de Strasbourg par sa mère. Il est donc issu d’une famille protestante.
En 1925, il est reçu septième à l’agrégation d’histoire et géographie, est fut nommé successivement professeur aux lycées de Sens, de Rouen (où il côtoie Simone de Beauvoir puis Jean-Paul Sartre, mais, semble-t-il, « sans jamais vraiment les rencontrer »), de Janson de Sailly à Paris. Il fut également le meneur et premier proviseur d’un lycée à Montmorency (le lycée expérimental Jean-Jacques-Rousseau).
Parallèlement à sa carrière d’enseignant, Dardel a participé, comme nous l’avons vu, au monde de la recherche. Il a publié dans les Annales de Géographie des articles consacrés à la pêche. Il en fera d’ailleurs sa thèse de doctorat ès-lettres : « La pêche harenguière en France, étude d’histoire économique et sociale », soutenue en 1941; une autre thèse secondaire suivra, consacrée à un « État des pêches maritimes sur les côtes occidentales de la France au début du XVIIe siècle d’après les procès-verbaux de visite de l’inspecteur des pêches Le Masson de Parc (1723-1732) ».
Cependant, ses travaux ne lui permirent pas vraiment de faire carrière dans le monde universitaire. D’ailleurs, d’après Philippe Pinchemel – auteur de la biographie d’Éric Dardel qui figure à la fin de L’homme et la terre – Éric Dardel était plus attiré par d’autres champs de recherche, comme l’histoire et la philosophie, ainsi que la théologie protestante (on notera un certain nombre de recensions d’ouvrages et d’articles consacrés à la religion). Ce sont vraiment les domaines de l’histoire des idées et des mythes qui ont animé l’essentiel de ses travaux.
Les deux ouvrages publiés indépendamment de ses travaux sur la pêche sont en 1946, L’Histoire, science du concret, et en 1952, L’homme et la terre, nature de la réalité géographique.
Ce sont les géographes anglo-saxons qui ont, les premiers, retrouvé et cité L’homme et la terre.
Concernant sa vie privée, il a épousé une des filles du missionnaire et ethnologue Maurice Leenhardt, avec qui il eut sept enfants.
• D’abord mis en ligne sur Cercle non conforme, le 2 mars 2014.