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Le poids de la «crise» économique et sociale n'explique pas à lui seul la poussée du FN

D'autres facteurs, plus difficiles à cerner, de nature «culturelle» et «identitaire», permettent aujourd’hui d’expliquer ce qui est à l’œuvre dans de nombreux pays européens, et particulièrement en France.  

Tenter d’expliquer la montée en puissance du Front national (FN), et ses résultats électoraux, est, de longue date, un exercice à la fois périlleux et obligé. Dans le tiercé de tête de «thèses» explicatives, celle du poids de la «crise» économique et sociale tient une place de choix. C’est même la thèse préférée des responsables politiques et des médias.

Bien sûr, on la retrouve souvent en concurrence avec la thèse de la «manipulation de l’opinion» —ce seraient les médias et accessoirement les sondages qui feraient «monter» le FN en lui accordant trop de place ou d’importance— ou encore avec celle, prisée par nombre d’intellectuels, à gauche notamment, de la «France moisie»— le FN prospèrerait en France parce que c’est le pays, on n’ose dire le peuple, qui aurait inventé le fascisme et l’antisémitisme moderne (selon l’historien Zeev Sternhell notamment) et qui ne s’en serait finalement jamais éloigné !

Mais, fondamentalement, c’est la crise économique et sociale que traverse la société française qui serait avant tout responsable de la progression du FN et de ses succès électoraux depuis 30 ans. Pourquoi ? A la fois par analogie avec les années 1930 et parce que les déterminants fondamentaux du comportement électoral sont de nature économique et sociale.

Une telle explication a un mérite: sa simplicité. Ce qui lui a permis de pouvoir être partagée par un très grand nombre d’observateurs, à gauche comme à droite, chez les héritiers du marxisme comme chez les tenants du libéralisme, au café du coin comme dans les séminaires de recherche en sciences sociales. Ce que Gramsci dénonçait déjà comme un «économisme» dominant et aveuglant, comme une fétichisation de la causalité économique.

Le problème est que cette thèse, comme les deux autres évoquées brièvement plus haut d’ailleurs, a aussi un défaut : elle ne permet pas d’expliquer pourquoi le FN et des partis similaires en Europe prospèrent dans des conjonctures et des contextes économiques et sociaux très différents les uns des autres.

De surcroît, comme cette thèse permet à ceux qui l’avancent de s’exonérer de toute responsabilité dans le phénomène qu’elle décrit, elle limite d’autant l’efficacité de la réponse politique à celui-ci. C’est là toute l’histoire de la fameuse «mobilisation contre le FN» depuis 30 ans.

Vouloir combattre les tentations et les dérives identitaires à l’œuvre dans les sociétés contemporaines en se réfugiant dans l’économisme, c’est se condamner à une fuite en avant en forme d’impasse; c’est concéder aux responsables politiques et aux partis qui ont compris ce phénomène un avantage décisif.

L’indispensable prisme européen 

Les élections européennes permettent de bien se rendre compte des limites de la thèse de la «crise» économique et sociale. Ainsi a-t-on pu constater cette année que dans de très nombreux pays européens, des partis aux thématiques similaires ou proches du FN —eurosceptiques, anti-immigration et critiques à l’égard de l’islam— avaient réalisé des scores importants et ainsi obtenu des sièges au Parlement européen.

Or ces performances électorales ont été réalisées dans des pays dans lesquels la situation économique et sociale est différente. Ainsi, si l’on tient compte des scores les plus élevés des partis similaires ou proches du FN, quels sont les éléments communs du point de vue économique et social entre la France (près 25% pour le FN), le Danemark (DF, 26,5%), l’Italie (M5S, 21%), l’Autriche (FPÖ, 19,7%) et le Royaume-Uni (UKIP, 26,7%)? Ces pays n’appartiennent pas tous à la zone euro, ils n’ont ni les mêmes taux de chômage ni les mêmes problèmes de déficit ou d’endettement par exemple. Leur économie se porte plus ou moins bien et les politiques qui sont menées en leur sein par des gouvernements de bords politiques différents ne sont pas les mêmes.

On pourrait même ajouter que leur rapport d’ensemble à l’Union européenne est lui aussi très variable. Dans d’autres pays européens, aussi différents économiquement que l’Allemagne et l’Espagne, les partis de ce type sont en revanche quasi-inexistants.

Hors Union européenne même, on connaît depuis longtemps déjà les cas de la Norvège et de la Suisse, deux pays très différents, prospères économiquement et sans tensions sociales majeures, dans lesquels les partis de ce type —respectivement le parti du Progrès et l’UDC— sont puissants et réalisent des scores électoraux élevés. 

Bref, la corrélation même entre la profondeur de la crise économique, les difficultés sociales et l’existence d’un parti néopopuliste fort électoralement est loin d’être démontrée. Publié sur le compte twitter du cabinet d'analyses économiques Asterès, ce graphique montre qu'il n'y a pas vraiment de corrélation entre le taux de chômage et le score des partis eurosceptiques.

Ces partis néopopulistes proposent d’ailleurs des programmes économiques et sociaux qui divergent assez radicalement les uns des autres; certains sont libéraux, d’autres beaucoup plus étatistes – sans compter les variations entre un pôle et l’autre au cours de leur histoire récente comme c’est le cas pour le FN.

Il est donc indispensable de chercher ailleurs les causes de leur présence et de leur montée en puissance si l’on veut comprendre ce qui est à l’œuvre aujourd’hui et, le cas échéant, les combattre politiquement avec davantage d’efficacité que par le passé.

Les deux dimensions du néopopulisme 

A côté de la crise économique et sociale, de manière complémentaire et imbriquée avec celle-ci, ce sont des facteurs plus difficiles à cerner, de nature «culturelle» et «identitaire», qui permettent aujourd’hui d’expliquer ce qui est à l’œuvre dans de nombreux pays européens, et particulièrement en France.

Les spécificités nationales jouent d’ailleurs, de ce point de vue, un rôle important, rendant la comparaison toujours difficile. Cela confirme que l’idée que la dimension nationale ne saurait être négligée dans l’analyse et la compréhension des enjeux politiques actuels; et qu’à vouloir l’oublier ou la minorer, on s’expose à de lourdes erreurs d’appréciation —que ce soit chez les chercheurs ou chez les responsables politiques.

De ce point de vue culturel et identitaire, le trait commun le plus caractéristique des partis dont il est question ici (que l’on observe à travers leurs programmes et leurs discours) renvoie à une forme nouvelle de populisme qui se déploie depuis quelques années autour d’un double axe dont la construction européenne représente en quelque sorte une illustration parfaite.

Le premier axe est horizontal, c’est celui qui oppose le «nous» (national ou régional) et le «eux». C’est celui qui passe par une frontière qui lorsqu’elle est européenne ne protège plus contre les «menaces» extérieures et avant tout contre l’immigration. Celle-ci n’apparaissant plus comme une menace simplement économique et sociale (la concurrence pour l’emploi par exemple) mais comme une menace qui pèse sur les «modes de vie», sur la culture des «autochtones» – quel que soit leur propre degré d’intégration d’ailleurs.

Ces autochtones, c’est le (bon) peuple, celui qui est (toujours) déjà là avant et contre les nouveaux arrivants. La solution est dès lors simple : la frontière doit devenir un mur afin de protéger le peuple.

Un second axe, vertical celui-là, oppose le haut et le bas de la société, l’élite et le peuple suivant la tradition populiste. Le haut, ce sont notamment les partisans de la construction européenne et du fédéralisme, les autorités de Bruxelles au premier chef, et tous ceux qui défendent l’ouverture des frontières non seulement aux marchandises, aux services et aux capitaux mais encore à l’immigration, parce qu’ils en bénéficient. Le bas, le (bon) peuple, ce sont les perdants de cette ouverture, ceux qui la subissent sans pouvoir ni en déterminer ni en maîtriser les règles malgré le cadre démocratique.

Le croisement de ces deux axes, de ces deux dimensions du néopopulisme européen, définit ainsi les contours d’une offre politique particulièrement bien adaptée à une époque faite de multiples incertitudes. Une offre qui s’adapte aisément aux différents contextes nationaux ou même régionaux.

Anxiété, intranquillité, insécurité 

Pour mesurer au plus près une telle évolution et pour en comprendre les ressorts, différentes approches sont possibles, dont on ne mentionnera ici que quelques exemples.

Au Royaume-Uni, Catherine Fieschi a utilisé le concept de cultural anxiety pour montrer l’importance d’une prise en compte globale des facteurs explicatifs dans l’analyse du néopopulisme : « séparer les préoccupations économiques et culturelles à propos de l’immigration prive la gauche de toute possibilité de prendre en compte l’anxiété des citoyens. Les formes du populisme d’extrême droite qui émergent en Europe nous rappellent combien culture et économie peuvent être se combiner en une puissante expression des enjeux de classe ».

En France, Luc Rouban a, à l’occasion des élections européennes, confronté un «indice d’intranquillité» aux peurs liées à l’Europe (immigration, identité nationale, rôle de la France…) dans différentes catégories de la population française. Il montre à cette occasion le poids déterminant des facteurs culturels et identitaires: «Derrière le sentiment de la vulnérabilité économique, figure cependant un autre sentiment : celui de l’insécurité, personnelle et sociale, une forme généralisée “d’intranquillité” recouvrant autant la défiance que l’on a dans les autres que celle que l’on exprime vis-à-vis des institutions ou de son environnement. »

Dans la même logique, on a mis en avant ce que l’on a appelé «l’insécurité culturelle», qui permet de mieux comprendre et d’expliquer pourquoi une partie de plus en plus importante de l'électorat en France et en Europe, particulièrement l’électorat populaire, se tourne vers les partis néopopulistes – et donc en France vers le FN. Comme on l’a vu, la situation économique et sociale ne peut expliquer à elle seule les comportements politiques; d'autres facteurs, d'autres clivages, que l'on peut donc appeler «culturels» doivent être mobilisés.

Certains sont anciens, comme la religion ou le territoire (urbain, rural…), d'autres plus récents et plus difficiles à cerner (autour de «l’identité culturelle» en particulier) qui viennent d’ailleurs brouiller ceux que l'on prenait en compte jusqu'ici. 

Ainsi, en France, ces dernières années, les débats et les crispations autour des Roms, de la présence de l'islam ou encore du mariage pour tous, par exemple, ont révélé des comportements liés à cette forme spécifique d'insécurité, non réductible à l'insécurité économique et sociale ou au fameux «sentiment d’insécurité» lié à la délinquance.

Ces comportements qui renvoient à des représentations, dont beaucoup sont certainement faussées ou influencées par les médias ou les discours politiques, doivent néanmoins être observés et analysés comme tels, pour ce qu’ils sont. Les renvoyer, comme certains le font trop souvent et trop simplement, au racisme, à «l'islamophobie» ou à l'homophobie, n'explique rien et n'apporte, on l’a vu aussi, aucune solution politique.

Source : http://www.slate.fr/story/88489/poids-crise-economique-et-sociale-explique-lui-seul-poussee-fn

http://www.oragesdacier.info/2014/06/le-poids-de-la-crise-economique-et.html

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