Pierre Buhler, ancien professeur associé à Sciences Po, est diplomate. Il est l’auteur d’Histoire de la Pologne communiste – Autopsie d’une imposture (Karthala, 1997) et de la Puissance au XXIe siècle – Les nouvelles définitions du monde (CNRS Éditions, 2011, 2ème édition mise à jour, livre de poche, 2014). Il s’exprime ici à titre personnel.
Dans la dynamique incessante de la puissance, qui affecte tant sa distribution que ses formes, la variable décisive devient la vitesse, le rythme, de l’adaptation, et plus encore, l’innovation.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait de l’ouvrage de Pierre Buhler, La puissance au XXIe siècle, CNRS Editions, coll. « Biblis », 2014, 619 p., 12€.
Qu’est-ce que la puissance au XXIe siècle ? C’est à une exploration des transformations de ce concept central du système international que nous convie cet ouvrage. Il en examine les fondements, en dégage les règles qui gouverneront sa redistribution. Démographie, économie, droit, géographie, contrôle des réseaux, force militaire, innovation : quels sont les nouveaux attributs de la puissance ?
Les convulsions qui se succèdent à un rythme effréné et dérèglent nos grilles de lecture annoncent-elles un ordre nouveau ? Sous quelles formes inédites la puissance continuera-t-elle de façonner le monde ?
« La première et passionnante synthèse sur les métamorphoses de la puissance dans le monde. » Le Figaro
« Il faut lire cette véritable grammaire de la puissance d’autant que le style est aussi fluide que le sujet est lourd. » Les Échos
Prix Antéios 2012
«La première et passionnante synthèse sur les métamorphoses de la puissance dans le monde.» Le Figaro
«Il faut lire cette véritable grammaire de la puissance d’autant que le style est aussi fluide que le sujet est lourd.» Les Échos
DANS quelques semaines, Berlin célébrera les 25 années de la chute du mur. Le temps d’une génération. C’est un monde méconnaissable qu’aurait découvert, si elle se réveillait le 9 novembre prochain, cette mère de famille, fictive, du film allemand Good Bye Lenin !, tombée dans le coma quelques jours avant les événements de 1989. Un monde métamorphosé par un quart de siècle de bouleversements, ponctuées du fracas, heureux, de l’effondrement du communisme, de celui, tragique, de la chute des tours du World Trade Center, de celui, menaçant, de la plus grande crise financière depuis la Grande Dépression. Un monde redéfini par l’avènement d’une Chine devenue deuxième puissance économique mondiale, par le décollage économique de l’Inde, par la résurgence d’une Russie agressive, par l’apparition de nouveaux aspirants à la puissance.
L’après-Guerre Froide portait les promesses d’un nouvel ordre international : les « dividendes de la paix » et la sécurité coopérative, le multilatéralisme enfin efficace, la post-modernité européenne, le triomphe de la démocratie, la prospérité, le commerce, l’interdépendance des nations sur une planète menacée par des fléaux communs... Quelques conflits continuaient certes de la ravager, dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique, au Timor, et au Proche-Orient bien sûr. Mais plutôt que des signes avant-coureurs d’un désordre à venir, il fallait voir là les convulsions d’un ordre ancien en passe de s’éteindre. Et que la communauté internationale, guidée par la Raison et armée de la Force, finirait par maîtriser.
« Hyperpuissance » débonnaire, l’Amérique de Clinton exprimait parfaitement ce Zeitgeist, cette atmosphère cotonneuse et vaguement optimiste, confirmée par la pacification réussie dans l’ex-Yougoslavie. Celle qui se dessinait en filigrane dans le projet républicain annonçait des turbulences, mais ce sont les attentats de New York et Washington qui ont tiré le monde de la torpeur de l’après-Guerre Froide et qui ont posé les termes du nouvel ordre international.
D’abord en révélant brutalement combien la puissance avait changé de visage, de méthode, de nature. Toutes sortes d’« acteurs transnationaux » – entreprises multinationales, organisations non-gouvernementales, réseaux terroristes – se sont subrepticement invités dans le jeu de la puissance, allant jusqu’à défier les États sur un terrain de l’action armée, considéré pourtant comme leur apanage incontesté. Ce n’est pas contre un État que les États-Unis sont alors partis « en guerre », mais contre une confrérie islamiste radicale organisée en réseaux fortement décentralisés.
La puissance reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales
Ensuite en réhabilitant la fonction première de la puissance, ce postulat fondateur qu’est le besoin de sécurité. Fauve blessé, l’Amérique s’est libérée de toutes les inhibitions qui contenaient son immense force militaire et a retrouvé ses instincts de décembre 1941, des lendemains de Pearl Harbor. Mais le paysage de l’après-11 septembre n’a pas seulement déblayé le terrain à la résurgence de la puissance américaine. Il a aussi fait apparaître sous une lumière crue la permanence et la force de cette logique de puissance inscrite dans la trame de l’histoire politique de l’humanité. Loin de s’étioler, loin de se diluer dans une improbable et insaisissable post-modernité, la puissance reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales.
C’est une notion à la fois mystérieuse et banale, de prime abord, que celle de puissance. Banale, elle l’est par ses accents familiers : l’histoire et l’actualité abondent en références aux grandes puissances, aux « superpuissances », aux puissances nucléaires ou à l’« hyperpuissance ». Mais lorsqu’elle n’est pas autrement qualifiée, « la puissance » évoque une sorte d’omnipotence vaguement inquiétante, portée par des forces occultes et des moyens inavouables. A l’examen, pourtant, la puissance s’avère être l’une ni l’autre. Elle peut être analysée, décrite, appréhendée autant que tout autre concept politique. En dégager les règles permet d’en lire et d’en comprendre le narratif, d’en suivre le fil rouge à travers l’histoire.
Ce fil rouge est d’abord, sans surprise, celui de la guerre, à la fois expression et instrument les plus constants de la puissance. Mais il apparaît aussi dans l’organisation politique, lorsqu’elle produit, dans des régions du monde qui n’ont pourtant guère de contact – voire aucun – la même forme, celle de l’empire. Puis, lorsque les empires se décomposent, le fil mène à la naissance de l’État-nation moderne, prélude à une nouvelle distribution, mais aussi à une combinaison novatrice et redoutablement efficace de ces deux ingrédients de la puissance que sont les ressources et la volonté. Avec, de surcroît, une supériorité technologique et militaire qui permet de la projeter, depuis l’Europe, dans le monde entier, détruisant les empires archaïques, bâtissant des empires coloniaux eux-mêmes voués à leur tour à la destruction.
C’est donc dans cette intimité, dans cette relation singulière, organique, entre État et puissance qu’il faut d’abord chercher les ressorts de celle-ci. Dans la fin première du politique, aux origines mêmes de l’État, et qui est la sécurité. La puissance ordonne largement les rapports interétatiques, mais pas seulement sur le mode du rapport de forces, de l’intimidation ou de la coercition : les États ont également choisi, pour réguler leurs rapports, d’élaborer un corps de règles de droit. Loin, cependant, d’être un pur produit de la raison, le droit international est encore, en caricaturant à peine, « la continuation de la politique par d’autres moyens » lorsque les normes ainsi forgées et les mécanismes d’application inscrivent dans l’ordre juridique les préférences de la puissance, sa vision du monde, ses choix moraux.
Au-delà des fondements de la puissance dans ses rapports avec l’État et le droit, la question se pose de ses déterminants, de ses ressources, de ses modalités. Ceux qui, comme Raymond Aron, ont cherché à les cerner au plus près font d’abord référence aux ressources physiques – ou « matérielles » – qui s’ordonnent classiquement autour de l’espace ou du sol, du nombre et de l’économie.
Le critère du sol renvoie à la géographie, et aux avantages conférés par la nature, la richesse du sous-sol, la maîtrise de grands espaces ou de voies de communication. Mais c’est aussi un trait distinctif de l’espèce humaine que de déployer des trésors d’ingéniosité pour ne pas se laisser enfermer dans le déterminisme de la géographie. Toutes les constructions intellectuelles qui tendent à surévaluer ce déterminisme et à ériger en ressources de la puissance les avantages du territoire ou les dotations en énergie fossile, par exemple, sont exposées au démenti de la réalité. La question se pose aussi, à terme, pour la Russie, ébranlée par l’implosion de l’Union Soviétique, qui a habilement mobilisé la rente de sa puissance passée et des ressources de son sous-sol pour se réinsérer dans le jeu, avec un projet avéré de correction des frontières héritées de l’éclatement de l’URSS et de formation d’une sphère d’influence autour d’elle.
Le critère du nombre est également à manier avec précaution, car le rapport entre démographie et puissance, s’il présente toutes les apparences de l’évidence, ne permet pas nécessairement de dégager une relation claire de causalité. Le nombre n’est une condition ni nécessaire ni suffisante de la puissance, même si l’un et l’autre sont souvent allés de pair. Mais la démographie obéit à des paramètres qui ne se laissent pas aisément manier par la politique. Celle-ci a, en revanche, un impact décisif sur l’industrialisation et le décollage économique. Lorsque ces phénomènes touchent des géants démographiques comme la Chine ou l’Inde, on assiste à l’émergence soudaine de nouveaux acteurs sur la carte de la puissance.
Le schéma classique de la puissance renvoie à un ensemble de ressources, physiques, humaines, économiques offrant à l’État souverain, qui a triomphé de tous les pouvoirs « privés », une gamme d’instruments à sa discrétion – militaires, industriels, bien sûr, mais aussi technologiques, financiers, économiques et idéologiques - offrant une plate-forme de projection de cette puissance au-delà de ses frontières. Les États-Unis ont indubitablement défriché le terrain depuis 1945, exportant vers le « monde libre » non seulement de la sécurité et des soldats, mais aussi leurs entreprises multinationales, leurs méthodes de management, leur culture, leurs normes, leurs préférences, l’ouverture des frontières et la dérégulation.
Les processus ainsi amorcés, qui ont fait tache d’huile, formant les rouages contemporains de la mondialisation, ont transformé les modalités et les formes de la puissance. Celle-ci se limite moins que jamais à sa seule dimension militaire. Elle se loge de plus en plus dans la persuasion, la séduction, l’influence, la norme, bref, tous les éléments de ce soft power qui, employé avec dextérité par tel ou tel État, ou groupe d’États, permet d’imposer sa volonté avec bien plus d’efficacité que par les armes, la menace ou l’intimidation.
Mais ces modes d’action sont aussi à la portée de toutes sortes d’acteurs privés qui entrent de plain-pied, de la sorte, dans l’arène de la puissance et en perturbent le jeu. Ils bénéficient en effet d’un phénomène radicalement nouveau, la révolution de l’information et de la communication, qui confère à la logique de réseau un potentiel immense, encore peu exploré. Entreprises, marchés, organisations non gouvernementales, philanthropes, media et « internationales » terroristes nourries par le terreau du fanatisme religieux, individus spontanément rapprochés par des « réseaux sociaux »... tous prospèrent dans cet espace libre et prometteur, dessinant une nouvelle dimension, celle de la puissance privée. La logique, pyramidale et territoriale, de la puissance étatique est, là, contournée, défiée, et contrainte de se réinventer elle aussi.
Ces phénomènes, ces tendances lourdes affectent d’abord, et sur un mode assez classique, la distribution de la puissance dans le monde, avec un déplacement vers l’Asie de son centre de gravité. En gestation depuis une décennie ou deux, cette redistribution bat son plein, spectaculairement, sur les plans économique et industriel. Avant de revêtir une forme militaire, technologique, politique et intellectuelle. Elle touche au premier chef les deux héritiers d’empires millénaires que sont la Chine et l’Inde. Bouleversant non seulement les équilibres régionaux de la puissance – avec des conséquences, au premier chef, pour le Japon et les États-Unis – mais aussi le poids relatif de l’ensemble de l’Asie dans cette distribution.
L’Europe prend sa part, elle aussi, de cette transformation de la puissance, dont elle a inventé et mis en œuvre des formes authentiquement novatrices, qui ne doivent rien aux catégories familières de la coercition et de l’intimidation, mais constituent une illustration convaincante de la logique du soft power. C’est à cette aune-là, celle du succès, au-delà de ses frontières, des normes sécrétées par l’Union européenne, que doit être évalué son rôle sur l’échiquier de la puissance. Pas à celle de sa capacité à se transmuer en un réceptacle de la puissance étatique classique, une perspective qui relève de l’utopie.
Enfin, tant la redistribution de la puissance que sa transformation laissent au centre du jeu son arbitre ultime, les États-Unis, « confortablement installés au sommet de la chaîne alimentaire militaire », selon une métaphore ironique, mais pleine de justesse. Cette prééminence ne transforme pas l’Amérique en un empire d’un nouveau genre, mais la désigne, en l’absence d’alternative et avec un consensus implicite d’une majorité d’Etats, comme la « puissance par défaut », seule à même de dispenser le bien public de la sécurité mondiale. Mais elle l’expose constamment aux risques de l’« arrogance de la puissance ».
Et elle a un coût que l’Amérique, qui a failli, dans la crise de 2008-2009 dans son rôle de garante de la « stabilité hégémonique », ne peut plus assumer sans recourir à l’emprunt à l’étranger. Avec l’inexorable ascension des puissances émergentes se dessinent les contours d’un monde « post-américain », selon l’expression forgée par le publiciste américain Fareed Zakaria.
Au total, dans la dynamique incessante de la puissance, qui affecte tant sa distribution que ses formes, la variable décisive est la vitesse, le rythme, de l’adaptation, et plus encore, l’innovation. C’est en effet dans le rapport à l’innovation, sous toutes ses formes, pas seulement technologique, mais aussi sociale, économique, intellectuelle, que s’esquissent les « lignes de fuite » de la puissance. Et que se détachent ceux qui ont compris et appris les règles de cette « grammaire de la puissance » qui, dans sa logique intemporelle comme dans ses manifestations nouvelles, gouvernera sa redistribution au XXIe siècle.
Pierre Buhler
Source : Diploweb