R.P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE
DISCOURS SUR LA VOCATION DE LA NATION FRANÇAISE
PRONONCÉ À NOTRE-DAME DE PARIS, LE 14 FÉVRIER 1841,
POUR L'INAUGURATION DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS EN FRANCE.
MONSEIGNEUR (Monseigneur Affre, archevêque de Paris),
MESSIEURS,
C'est Dieu qui a fait les peuples et qui leur a partagé la terre, et c'est aussi Lui qui a fondé au milieu d'eux une société universelle et indivisible ; c'est lui qui a fait la France, et qui a fondé l'Église. De telle sorte que nous appartenons tous à deux cités, que nous sommes soumis à deux puissances, et que nous avons deux patries : la cité éternelle et la cité terrestre, la puissance spirituelle et la puissance temporelle, la patrie du sang et la patrie de la foi.
Et ces deux patries, quoique distinctes, ne sont pas ennemies l'une de l'autre ; bien loin de là : elles fraternisent comme l'âme et le corps fraternisent, elles sont unies comme l'âme et le corps sont unis ; et, de même que l'âme aime le corps, bien que le corps se révolte souvent contre elle, de même la patrie de l'éternité aime la patrie du temps et prend soin de sa conservation, bien que celle-ci ne réponde pas constamment à son amour.
Mais il peut arriver que la cité humaine se dévoue à la cité divine, qu'un peuple s'honore d'une alliance particulière avec l'Église : alors l'amour de l'Église et l'amour de la patrie semblent n'avoir plus qu'un même objet ; le premier élève et sanctifie le second, et il se forme de tous deux une sorte de patriotisme surnaturel, dont saint Paul nous a donné l'exemple et l'expression dans ces sublimes paroles de son Épître aux Romains :
Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens pas, ma conscience me rendant témoignage dans l'Esprit-Saint : j'ai dans le coeur une tristesse grande et une douleur qui ne cesse pas ; car je souhaitais d'être séparé du Christ par l'anathème, en faveur de mes frères qui sont mes parents selon la chair, qui sont israélites, de qui est l'adoption des enfants, et la gloire, et le testament, et la législation, et le service, et les promesses ; de qui sont les pères, de qui est le Christ selon la chair, le Christ, Dieu béni par-dessus toutes choses, dans les siècles des siècles (IX, 1 et sv).
Il était impossible d'exprimer plus énergiquement l'amour de la patrie surnaturalisé par la foi ; et, du reste, tous les prophètes sont remplis de ces élans patriotiques, depuis David s'écriant : Seigneur, Vous Vous lèverez, Vous aurez pitié de Sion, parce que le temps d'en avoir pitié est venu, parce que ses pierres ont plu à Vos serviteurs (Ps. 101, 14-15) ; jusqu'à Jésus-Christ pleurant à la vue de Jérusalem, et disant avec une si pieuse douleur : Ah ! si tu avais connu, même en ce jour, qui est encore te tien, ce qui peut te donner la paix(Luc, 19, 42) !
Or, Messieurs, je me propose d'examiner devant vous jusqu'à quel point notre pays lui-même mérite un semblable sentiment, jusqu'à quel point nous devons l'aimer, non seulement comme Français, mais comme chrétiens. Il n'est pas sans importance, dans la situation générale du monde, de traiter cette question, et de chercher, en regardant l'histoire et le siècle présent, quel est le peuple à qui l'Église doit le plus dans le passé, et de qui elle peut attendre davantage dans l'avenir. L'espérance est une vertu, et quand du sein de Dieu elle pousse ses rejetons à travers la patrie, sa sève, pour être plus douce encore, ne perd point sa divinité.
Il y a longtemps, Messieurs, que Dieu a disposé des nations. Le jour même, ce jour éternel, où il disait à son Fils : Tu es Mon Fils, Je T'ai engendré aujourd'hui; Il ajoutait immédiatement : Demande-Moi, et Je Te donnerai les nations pour Ton héritage (Ps. 2, 7-8). Ainsi le Fils de Dieu recevait en même temps de Son Père la substance divine et le domaine des choses créées, la filiation et l'hérédité, selon cette autre parole, qui est de saint Paul :
Dieu nous a parlé par Son Fils, qu'Il a établi l'héritier de tout (Hb., I, 2). Et pour le dire en passant, c'est dans ces profondeurs de la paternité et de l'hérédité divines que se cache la source de la paternité et de l'hérédité humaines : lois mystérieuses, qui, venant de si haut, sont plus fortes que nous, et le fondement même de l'ordre humain.
Les nations étant de toute éternité le patrimoine du Fils de Dieu, qu'en fera-t-Il ? De même qu'un bon maître cultive et féconde sa terre avant de lui rien demander, le Fils de Dieu fait homme est venu dans le monde pour visiter les nations, Son patrimoine, leur a donné avant de rien leur demander. Et voici les dons qu'Il leur a faits, en tant que nations :
Premièrement, le don du pouvoir temporel, en retenant pour Lui le pouvoir spirituel. Il eût pu les garder tous deux, et gouverner directement par Lui-même ou par Ses ministres les sociétés humaines ; Il ne l'a pas voulu. Il a permis aux nations de se donner des chefs, de se régir chacune par ses lois et ses magistrats, et de même que, selon l'expression de l'Écriture, Dieu avait traité l'homme avec respect (Sagesse, XII, 18), en lui donnant la liberté morale, Il a traité les nations avec respect en leur donnant par Son Fils la liberté politique. Allez, leur a-t-Il dit, vous êtes dans la main de votre conseil ; vous tenez le sceptre ; frappez-en la terre, qu'elle ressente votre action ; soyez l'artisan de vos destinées sociales : mais souvenez-vous qu'il est une limite à votre autorité, et qu'en vous communiquant le pouvoir temporel, J'ai retenu pour Moi le pouvoir spirituel, non pour vous l'interdire, puisque J'ai choisi Mes ministres parmi vous, mais de peur que vous n'abusiez de cette double puissance, si j'avais couvert la même tête de la majesté du temps et de celle de l'éternité.