Pour le journaliste Sylvain Lapoix, auteur de la BD-enquête “Énergies extrêmes”, la “guerre des prix” qui voit s’affronter l’Arabie saoudite et les États-Unis offre peut-être de belles “ristournes” à la pompe, mais a déjà fait ses premières victimes : l’Iran et le Venezuela. Pour lui, cette “guerre froide” d’un nouveau genre peut en tout cas constituer “une occasion en or de prendre une importante décision : s’écarter de ce grand jeu en réduisant notre dépendance aux hydrocarbures”.
Par Sylvain Lapoix
Ça n’est pas pour vous gâcher la dinde mais la chute des prix du pétrole n’est pas une nouvelle rassurante. Certes le transport de la belle-famille coûtera moins cher à la pompe mais cette ristourne dissimule un tournant dans l’économie mondiale.
Car au delà du ralentissement économique asiatique et européen et de la surproduction,
c’est une guerre commerciale qui maintient le cours du brut si bas : celle que se livrent désormais l’Arabie saoudite et les États-Unis.
En resserrant les prix du baril, Ryiad comprime en effet la pompe à schiste américaine.
Nous ne parlons pas ici du gaz (soyons sérieux deux minutes) mais des huiles de schiste, le pétrole de même extraction.
En dix ans, le Dakota du Nord (jusqu’ici seulement connu des seuls apiculteurs et des spécialistes des missiles balistiques) a jaillit au deuxième rang des Etats producteurs de pétrole (devant l’Alaska) grâce à cette nouvelle ressource, crachant désormais plus d’un million de barils par jour au visage des investisseurs qui en redemandent. Le Texas, le MidWest et les Appalaches forent également à tout-va pour extraire par les techniques de fracturation hydraulique et de forage horizontal de l’or noir ou des gaz lourds (éthane et propane) des couches de schiste profond.
Tandis qu’au Canada, la production des sables bitumineux (pétrole ultra lourd) des provinces de l’Ouest devrait doubler d’ici 2030 pour atteindre plus de 6 milliards de barils jour, principalement destinés aux Etats-Unis.
En 2014, les Etats-Unis roulaient au pétrole made in USA, importaient une bonne part du reste d’Amérique du Nord et devenaient premier producteur de pétrole au monde. Devant l’Arabie saoudite, donc.
Seul hic : les nouvelles technologies utilisées pour atteindre ce pétrole coûtent cher et, sous les 80 dollars, chaque baril extrait l’est en fait en perte sèche.
Des pipelines au lieu des bases militaires
« Les Saoudiens veulent une bataille des parts de marché », assurait une source de l’Opeplors de la dernière réunion de l’organisation. Mais cette guerre des prix voit déjà tomber quelques soldats : l’Iran et le Venezuela ainsi que les pays non-membre de l’Opep suent à grosses gouttes.
Un seul autre acteur, à part les Etats-Unis, semble pouvoir survivre à ce « stress test » : la Russie.
Les difficultés économiques rencontrées par Moscou sur le rouble et les sanctions ne peuvent pas entamer deux de ses plus grands atouts : des réserves d’hydrocarbures immenses et le deuxième plus grand réseau de pipelines du monde pour les écouler vers l’Europe et l’Asie.
Dès la chute du rideau de fer, les tractations américaines pour créer des réseaux de pipelines « non-russes » dans le Caucase laissaient deviner que l’énergie constituait un nouveau champ de bataille diplomatique. Sous le conflit syrien continuaient de pointer cette rivalité dans l’acheminement du gaz du Qatar entre le gazoduc pro-américain (Nabucco) et le pipeline pro-russe (South Stream) soutenu par Bachar Al-Assad.
Le boom des gaz et huiles de schiste fait basculer cette rivalité dans une autre dimension, les Américains s’engageant résolument dans une nouvelle guerre froide de l’énergie pour le contrôle des marchés.
Une guerre disputée à coup de ports méthanier et de pipelines en lieu et place des bases militaires et sites de lancement de missiles qui faisaient trembler Khrouchtchev.
Alors qu’il avait fallu des mois pour voir réagir les dirigeants américains à la crise libyenne, le Congrès a vu fleurir au bout de quelques semaines de crise ukrainienne des propositions de loi pour réagir à la menace pesant sur l’approvisionnement européen en gaz : les élus demandaient d’accélérer la construction de ports exportateurs de gaz naturel liquéfié pour ne pas laisser l’Union européenne se geler dans l’ombre de la Russie. « S’opposer à cette législation serait comme raccrocher à un appel de détresse de nos amis et alliés », hurlait alors le républicain Cory Gardner. En réalité, de tels ports s’érigent sur plusieurs années mais l’occasion était trop belle de construire la législation à la faveur de cette crise pour avancer un pion de plus l’échiquier.
Et pour remettre une couche sur nos souvenirs fanés de complots des années 1980, le nouveau candidat républicain à la président américaine, Jeb Bush (il en reste encore) pompe lui-même sa fortune dans les gaz et huiles de schiste américains. On ne change pas une équipe qui gagne.
Ne choisis pas ton camp camarade
Interconnectés par leurs oléoducs comme par leurs lignes électriques, les pays de l’Union européenne pris entre ces flux doivent s’adapter à ce nouvel ordre énergétique mondial. En vérité, il pourrait s’agir d’une occasion en or de prendre une importante décision : s’écarter de ce grand jeu en réduisant notre dépendance aux hydrocarbures.
Il est certes impossible d’arrêter soudain d’acheter pétrole ou gaz à l’un des trois grands pourvoyeurs. Le cordon reste trop bien attaché pour qu’on ne le coupe sans nous étouffer nous-mêmes. Mais ces prix bas offrent une occasion unique d’instaurer la taxe carbone maintes fois repoussée, annulée, amendée, mégotée, pour construire une politique énergétique tendant vers des énergies moins polluantes. Laquelle taxe prendra tout son intérêt dissuasif quand les prix remonteront.
L’idée ne vient pas d’un think tank écologiste radical mais de Marian van der Hoeven, directrice exécutive de l’Agence internationale de l’énergie, qui s’exprimait début décembre en marge du sommet mondial sur le climat de Lima.
Dès lors, le chemin vers un véritable « après pétrole » serait envisageable : des politiques de valorisation des déchets, de sobriété énergétique et de transports économes impulsées au niveau européen permettrait de détourner les yeux de la jauge de carburant. Cet après-pétrole devenant un prélude à une « après guerre froide ».
Mais la nouvelle Commission Juncker semble préférer le vintage : présentant son programme mercredi 16 décembre, elle a dégagé les paquets législatifs portant sur la qualité de l’air et l’économie circulaire, jugeant ces mesures « coûteuses » en période de relance. Coïncidence troublante : le même jour, le Parlement européen adoptait une version de la loi sur les carburants ouvrant la porte aux sables bitumineux canadiens. De quoi maintenir les pays européens la tête bien enfoncée entre les épaules, à l’ombre des trois grands producteurs d’hydrocarbures. Le syndrome de Stockholm n’est pas loin…