La Banque centrale européenne (BCE) ne parvient jamais à contenter les marchés et les leaders économiques. Quoi qu’elle fasse, on la compare à sa grande sœur, la Réserve fédérale américaine (Fed), censée être plus jolie et plus douée qu’elle. Une erreur d’appréciation qui sera à l’origine de la prochaine crise financière.
Quand la BCE ne fait pas d’assouplissement, un concert de critiques s’élève contre son manque de proactivité, évident en comparaison de la Fed, qui a eu le “courage” d’employer des grands moyens en sortant le fameux “bazooka” de la planche à billets entre 2009 et 2014.
Et quand la BCE décide, comme aujourd’hui, de faire un assouplissement monétaire, on la désapprouve tout autant, en estimant que la zone euro a de toute façon des problèmes plus grands que les États-Unis et que cette opération ne suffira pas.
La BCE n’a pourtant pas lésiné sur les moyens. En annonçant ce 22 janvier à 14:30 qu’elle va injecter, d’ici septembre 2016, 1100 milliards d’euros (ou 1300 milliards de dollars), elle a pris les attentes les plus optimistes du marché (1000 milliards) et y ajouté une petite prime de 100 milliards pour remercier le marché de sa patience, lui qui n’aurait pas toléré opération moins démesurée.
La BCE aurait annoncé 500, ou même 1000 milliards comme attendu, que les marchés l’auraient sanctionnée. Pour les banques centrales, correspondre aux attentes des marchés ne suffit pas: il faut les dépasser.
L’objectif de la BCE est identique à celui la Fed, six ans plus tôt : acheter de l’obligataire souverain et d’entreprises, gonfler artificiellement les valeurs de ces emprunts et donc faire baisser les taux d’intérêt longs, qui seront aussi bas que les taux d’intérêt courts, c’est-à-dire tous à zéro.
Avec de l’argent gratuit, les emprunts des agents économiques et financiers vont s’envoler. Ils seront utilisés pour gonfler la bourse, et avec un peu de chance, ils donneront une impulsion au crédit bancaire octroyé aux entreprises, anémique dans la zone euro, mais encore faut-il que les bilans des banques parviennent d’abord à devenir plus solides.
Cette opération, qui va dégrader le bilan de la BCE et affaiblir l’euro, n’était tout de même pas suffisante aux yeux des dirigeants réunis à Davos. Avant même sa conférence de presse, ces derniers avaient donné leur verdict: pas assez. C’est, au mieux, un “premier pas”.
Des patrons influents qui font déplacer quotidiennement des milliers de milliards d’investissements (Gary Cohn, CEO de Goldman Sachs), des économistes et anciens chefs du Trésor américain (Lawrence Summers) ont orienté l’opinion du marché vers ce qui ressemble, malgré tout, à une déception. Ils ont tenu à clairement distinguer l’opération de la BCE de celle, identique, menée par la Fed américaine entre 2009 et 2014.
N’est pas la Fed qui veut, est en substance leur message. La banque centrale américaine avait été louée par les marchés pour avoir imprimé des dollars et racheté ce qui approche aujourd’hui les 4000 milliards de dollars d’actifs. Son bilan, au terme de l’opération, frôle les 5000 milliards, pour seulement 55 milliards de fonds propres, une situation de levier financier hautement risquée inimaginable pour n’importe quel bilan digne de ce nom.
Les actifs se composent pour moitié de dette souveraine et pour moitié de dette hypothécaire défaillante, toutes deux extrêmement vulnérables à une hausse des taux d’intérêt. Grâce aux énormes liquidités déployées dans le système, et aux taux d’intérêt zéro qui durent jusqu’à ce jour, les indices boursiers américains ont gagné quelque 200% depuis 2009 sur cette opération. La Fed est la grande amie des marchés, qui le lui rendent bien.
On a évoqué le fameux « effet de richesse » suscité par la hausse des actions pour expliquer la relance de l’économie américaine, grand thème de 2013 et 2014, cependant faiblement confirmé par les chiffres américains.
Oubliés, par exemple, les arguments moins avantageux : le taux de chômage américain, tombé sous les 6% grâce, en réalité, à plus de 1 million de personnes sorties des statistiques du chômage (chômeurs découragés de long terme) ; la qualité des nouveaux emplois, très majoritairement précaires, serviciels plutôt que manufacturiers, et sous-rémunérés ; l’explosion de la misère humaine, avec près de 60 millions d’Américains à la soupe populaire, sortis du circuit de la consommation ; la montée exponentielle de la dette américaine, à 18’000 milliards de dollars, qui vient de crever un énième plafond instauré (pour quelques mois à peine) par le Congrès, et dont la charge d’intérêt, si les taux devaient remonter même faiblement un jour, serait vite insupportable pour le gouvernement.
Acheter la croissance à crédit, et laisser les générations futures (qui ne peuvent pas voter) subir à l’avenir 100 ans d’austérité pour rembourser notre dette illimitée: voici ce qui fait office d’excellente politique monétaire, à prendre pour modèle en Europe.
Un peu meilleure élève en termes de solvabilité, la BCE, elle, ne bénéficie pas de la même complaisance. C’est qu’elle a été moins gentille avec les marchés, résistant longtemps à activer la planche à billets. Les plans d’austérité et de désendettement, seule voie responsable lorsqu’on est en présence d’États surendettés, n’ont récolté qu’une palme d’impopularité agrémentée de tous les superlatifs.
Les économistes rivés sur les écrans Bloomberg affichant les indices et chiffres américains n’avaient pas de termes assez durs pour critiquer l’austérité et la discipline financière choisies par la zone euro, et pour réclamer à cor et à cri le débauchage monétaire à la manière de la Fed.
Les redressements de certaines économies comme l’Irlande, l’Espagne et l’Italie passent au second plan derrière les problèmes, il est vrai inextricables, de la Grèce. Le fait que la BCE ait agi plus prudemment que la Fed en partageant, avec les bilans des banques centrales nationales, les risques de pertes potentielles sur les actifs qu’elle rachètera, n’a généré nul applaudissement. L’ «effet de richesse» que peut susciter l’opération de la BCE, même s’il opère et fait monter les indices, n’enthousiasme pas grand monde.
Ici, on rappelle tout au plus que les Européens comptent moins d’investisseurs en actions que les Américains. Et surtout, la même rengaine des 20 dernières années revient sans cesse : la nécessité de « réformes structurelles », thème infatigable de la recherche émise par les banques de Wall Street sur la zone euro, et signifiant que cette zone doit urgemment réformer son marché du travail, le rendre plus flexible, réduire les aides sociales, et savoir mater ses syndicats, faute de quoi elle n’intéressera jamais les investisseurs institutionnels anglo-saxons, qui considèrent en attendant la zone euro comme le « loser » des marchés développés.
Pour l’heure, c’est donc la philosophie de la complaisance et du subventionnement des marchés par des banques centrales interventionnistes qui triomphe. Et à ce jeu, il est vrai que la Fed, avec son bilan pléthorique de 5000 milliards de dollars suite à son long rachat d’actifs, bat à plates coutures la BCE, qui même au terme de cette opération n’aura dégradé son bilan qu’à hauteur de 3000 milliards d’euros.
Mais ce n’est pas là le fin mot de l’histoire. Le véritable bilan de ces opérations de soutien sans précédent par la planche à billets sera tiré seulement une fois que ces banques centrales auront opéré leur « exit » : elles devront en effet, tôt ou tard, normaliser leur situation, et c’est la Fed qui est en première ligne pour le faire, comme elle l’a laissé entendre dans ses récents communiqués.
Tôt ou tard, elle doit réduire la taille de son bilan, et relever les taux d’intérêt. Cela signifie revendre progressivement les actifs qu’elle a accumulés, ce qui va simultanément retirer de l’économie et des marchés les milliers de milliards de liquidités équivalents. Elle doit aussi relever les taux d’intérêt à des niveaux normaux, soit à 3,5%-4%, contre 0% depuis six ans. Aucune économie ne peut vivre indéfiniment avec des taux zéro : l’épargne serait détruite.
Relever les taux d’intérêt : voilà le problème majeur qu’affronte la Fed. En effet, il est impossible pour elle d’opérer un tel resserrement tant que son bilan est aussi gigantesque, et qu’il existe des milliers de milliards de liquidités dans le système financier.
Plusieurs économistes, relayés par Forbes, ont tiré la sonnette d’alarme : lorsque les taux d’intérêt vont monter, la valeur de marché des actifs au bilan de la Fed va instantanément plonger, et elle va devoir reconnaître d’énormes pertes sur son bilan. Insolvable, la banque centrale des États-Unis aura besoin du sauvetage du Trésor américain, au moment où la dette gouvernementale est déjà excessive.
Le voilà, le véritable prix des assouplissements quantitatifs, dans lesquels s’engouffre aujourd’hui, tête baissée, la BCE. Et dont on lui dit qu’ils sont insuffisants.
Mais ce n’est pas tout. Le marché du crédit américain, sur-gonflé par les taux zéros depuis si longtemps, ne supporterait pas même une faible hausse des taux par la Fed, et risquerait de s’effondrer si les taux commencent à monter, car d’innombrables emprunteurs seraient incapables de payer leurs intérêts.
La crise des subprime II, celle des banques centrales et de la Fed en premier lieu, guette le système. Le jour où se dénouera véritablement la politique de la Fed, avec la normalisation de son bilan et des taux d’intérêt, l’ensemble des instruments obligataires pourrait capituler dans un krach en réalité difficilement évitable, entraînant avec lui les marchés d’actions.
La Fed fait donc face à un problème majeur : elle ne peut relever ses taux tant qu’elle n’a pas allégé son bilan et retiré, ce faisant, les liquidités du système. Le FMI avait déjà mis en garde contre la gestion du bilan de la Fed, devenu équivalent à celui d’une banque d’affaires hautement spéculative.
Juger aujourd’hui de la réussite de la Fed, et en faire un modèle absolu à l’aune duquel la BCE ne saurait se mesurer, et tirer ces conclusions hâtives alors que la Fed est seulement à mi-parcours, et qu’elle n’est pas encore sortie de sa politique, voilà une erreur fâcheuse et une approche mal avisée.
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