"Libéralisme conservateur" est un oxymore, voici pourquoi :
La presse parisienne adore étiqueter, c'est moins fatigant que de réfléchir et ça va plus vite : ainsi le néo-bourgeois est catalogué « libéral-libertaire » (voir la note précédente). Par opposition, le bourgeois à l'ancienne se dit volontiers « libéral-conservateur ».
Mais « libéralisme conservateur » est un oxymore : comme « obscure clarté », « nain géant » ou « impitoyable tendresse ».
► Au sens estimable du terme, le « conservateur » est celui qui veut maintenir un patrimoine de civilisation. (Une « civilisation » est l'état dans lequel l'individu, en naissant, trouve incomparablement plus qu'il n'apporte).
► Le terme « libéralisme » véhicule une idée tout autre. Son seul vrai critère de valeur est le marché. Mme Thatcher disait : « Je ne connais rien qui s'appellerait “société” ; il n'existe que l'individu et le marché. » La logique du libéralisme est de réduire la vie sociale au marché et de tout transformer en marchandise. Donc de dissoudre tout ce qui «freinerait » la société, c'est-à-dire l'empêcherait de se soumettre entièrement au marché... Résultat : la perte de ce que les vrais « conservateurs » (au bon sens du terme) savent être des fondamentaux de la condition humaine sous toutes les latitudes.
Si la société de marché va jusqu'à s'en prendre à ces fondamentaux de l'humain, c'est que le marché est devenu la seule force terrestre depuis la démission du politique. Il s'empare donc de tout : ressources naturelles, ressources humaines, domaines les plus intimes de l'existence. Son stade suprême est maintenant de rendre artificiel et payant ce qui était (depuis toujours) naturel et gratuit : « Dans un monde où la croissance risque d'être ralentie par l'épuisement des énergies fossiles, le vivant est une nouvelle source de profit. La possibilité de le transformer et de le manipuler permettra de poursuivre la croissance. Dans ce cadre, les processus biologiques dans leur ensemble doivent être exploités. Les organismes vivants sont considérés comme une ressource renouvelable et non polluante grâce à laquelle la croissance infinie peut continuer... »
L'extension illimitée du domaine marchand touche la bioéthique (Londres : notre note du 3/02), la culture (songez à Fleur Pellerin), la politique (voyez ce que sont devenus nos dirigeants de droite et de gauche).
C'est un engrenage :
► ouvrir sans cesse de nouveaux marchés, parce que sans cela le productivisme tomberait en panne ;
► donc pouvoir commercialiser tout et n'importe quoi ;
► ce qui implique la suppression du bien et du mal, suppression prônée dès 1708 par le précurseur londonien de la pensée libérale : l'idéologue Bernard Mandeville... Ce qui implique aussi – par dérivation – l'hostilité (qui se répand en Occident depuis trente ans) envers un catholicisme vu comme frein à la marchandisation des « biens humains trop précieux et fragiles pour être livrés à l'arbitraire du marché », comme disait Jean-Paul II.
On constate ainsi le lien étroit entre le libéralisme économique et le libéralisme sociétal ; lien évidemment nié par les libéraux-conservateurs, qui déplorent les effets de causes qu'ils chérissent.
Ce lien étroit se vérifie en tous domaines. Par exemple à propos de l'emploi ! Alors que la rhétorique libérale prétend que tous les problèmes – dont celui du chômage – seront résolus par la « nouvelle économie » (« créativité » + « technologie » = abracadabra), la réalité de cette « nouvelle économie » est toute différente : son mot d'ordre interne – peu divulgué sur la scène publique – est « la croissance sans emplois », dont l'outil d'hier fut la délocalisation, et dont l'outil de demain est la robotisation (voir ici). La robotisation menace désormais 47 % des emplois aux Etats-Unis et 140 millions de « travailleurs du savoir » dans le monde, selon les chercheurs Frey et Osborne de l'université d'Oxford...
Par ailleurs, « l'économie numérique », cette fameuse « économie de la Silicon Valley » qui fait l'extase de nos radios, ne représente que 4 % des emplois aux États-Unis et 3 % en Europe ; et ses perspectives ne dépassent guère ce pourcentage. Le rêve hors-sol de la « nouvelle économie » se déploie donc dans un espace extérieur à l'humanité. D'où la suggestion d'une chroniqueuse économique de France Culture, il y a quelques jours : « Les gens sont trop nombreux sur cette Terre pour profiter de la nouvelle économie ! » C'est le retour à Malthus, c'est-à-dire aux origines mêmes de l'idéologie libérale. En 1995 on nous expliquait que les gens sont au service de l'économie ; en 2015 on nous explique que l'économie aura de moins en moins besoin des gens.
Deux observations à ce propos :
1. Le capitalisme tardif est donc miné par une contradiction croissante entre son productivisme et sa destruction des emplois. Comment vendre toujours plus d'objets à des gens toujours plus chômeurs ? Pris dans le vertige du casino financier global, les stars de la « nouvelle économie » ne semblent pas avoir aperçu cet aspect de la réalité.
2. Par rapport à ces réalités nouvelles, la rhétorique des libéraux-conservateurs est totalement ringarde. Comment peuvent-ils rabâcher qu'en 2015 la problématique est toujours l'opposition madelinesque (1985) entre « l'entrepreneur qui prend des risques » et « l'étatisme-assistanat » ? Ce discours paléo-bourgeois n'a plus rien à voir avec le nouveau trend.
Peut-on déniaiser les libéraux-conservateurs ? La chose paraît aussi difficile que de déniaiser les libéraux-libertaires : les uns et les autres sont enfermés dans une posture. Les lib-lib ne peuvent pas imaginer que leur posture (un hyper-individu libéré du réel par les technologies) est dictée par la Machine du big business. Les lib-con, si j'ose cet américanisme, ne peuvent pas imaginer que leur posture (maintenir en 2015 un discours déjà faux en 1985) fait d'eux les idiots utiles d'un big business qui n'a plus besoin d'eux.
En fait, il ne s'agit pas de déniaiser les lib-lib et les lib-con : il s'agirait plutôt de les réveiller. Ce sont des somnambules.