Arnaud Montebourg, intervenant devant la rédaction du "Nouvel Observateur" mardi 6 septembre, et exposant son programme de "démondialisation", a cité les travaux de Rawi Abdelal, professeur à Harvard, spécialiste de politique économique.
Ce chercheur très peu connu en France a écrit en 2005 un document de 130 pages titré "Le consensus de Paris, la France et les règles de la finance mondiale", dans lequel il démontre que c’est la gauche française qui a agi avec le plus de ténacité, en Occident, "de façon paradoxale" en faveur de la dérégulation "libérale" des marchés financiers.
Des Français...
"A la fin de la décennie 80, écrit Abdelal, les dispositions de l’Union Européenne et de l’OCDE, qui avaient ralenti le processus de mondialisation des marchés financiers, sont réécrites pour épouser une forme libérale. Grâce à ce changement, qui concernait 70 à 80 % des transactions de capitaux dans le monde, la mondialisation financière va progresser à grands pas dans le cadre de règles libérales (…) Cette évolution n’a pu se faire que grâce à l’intervention de trois personnages : Jacques Delors, en tant que président de la Commission européenne, Henri Chavranski, président des mouvements de capitaux à l’OCDE de 1982 à 1994, et Michel Camdessus, président du FMI de 1987 à 2000 ( …) Sans eux, un consensus en faveur de la codification de la norme de la mobilité des capitaux aurait été inconcevable. Ces trois hommes ont beaucoup de points communs, mais il en est un qui saute aux yeux : ils sont Français. Voilà qui est tout à fait curieux car pendant plus de 30 ans la France, plus que tout autre pays, avait multiplié les obstacles à toute modification des textes en faveur de la mobilité des capitaux."
Faisant remarquer que c’est François Mitterrand qui a nommé Camdessus gouverneur de la Banque de France, Abdelal parle de "paradoxe français d’autant plus fort que Delors était une importante figure socialiste et que (…) les français n’y ont pas été forcés par les États-Unis, au contraire". Il poursuit : "c’est le 'consensus de Paris' et non celui de Washington, qui est avant tout responsable de l’organisation financière mondiale telle que nous la connaissons aujourd’hui, c'est-à-dire centrée sur des économies donc les codes libéraux constituent le socle institutionnel de la mobilité des capitaux".(…)
"plus le monde se globalise, plus il a besoin de règles"
"Entre 1983 et 1988 les français ont laissé faire l’internationalisation et lui ont même réservé bon accueil. En 1988 (réélection de F. Mitterrand, NDLR) , ils se sont lancés dans une nouvelle mission internationale. Des personnalités françaises (il cite Lamy en plus de Delors et Camdessus) ont alors joué un rôle de premier plan dans le mouvement pour rendre la mondialisation possible"
L’explication d’Abdelal est que les français se sont impliqués de la sorte dans le but non pas de déréguler, mais de maîtriser. Il cite Pascal Lamy qui dit, en 1999 :"l’approche française du problème de la libéralisation, c’est que si on libéralise, il faut organiser". Cette façon de voir les choses est confirmée par un discours de Lionel Jospin, en 1999, devant l’assemblée générale de l’Onu : "plus le monde se globalise, plus il a besoin de règles". C’est pour contrer la vision américaine d’une "mondialisation incontrôlée" et "la domination écrasante des USA sur les marchés financiers" que les français, "surtout de gauche" selon Abdelal, ont cherché à promouvoir une mondialisation encadrée. Il montre que cette ambition s’est heurtée à un mur au FMI, où les français ont échoué à modifier les règles.
"ils ont amené Mitterrand à choisir l’Europe et l’austérité"
Interviewé par l’agence Telos en octobre 2007, lors de la nomination de DSK à la tête du FMI juste après la chute de Lehman Brothers, Abdelal observe que : "les fonctionnaires français ont emmené dans leurs bagages l’idée que la mondialisation pouvait être maîtrisée, ainsi que les instruments de cette maîtrise. Et pourtant, paradoxalement, en permettant aux organisations internationales de maîtriser la mondialisation, ils ont contribué à forger un monde plus libéral et plus mondialisé".
Dans le cadre d’une analyse plus politique, il consacre plusieurs pages au tournant de 1983, au cours duquel Delors, alors ministre des Finances, Laurent Fabius, ministre du budget et Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales, ont convaincu François Mitterrand d’accepter les contraintes du Système Monétaire Européen, qui a amorcé une politique de rigueur : "ils ont amené Mitterrand à choisir l’Europe et l’austérité". Pour lui, c’est Camdessus qui a convaincu Fabius du danger qu’il y aurait à laisser flotter le Franc, et qui a ensuite "introduit de la pensée unique au FMI".
"Une ambition de faire ses preuves sur le terrain même de l’opposition"
Selon lui, "Fabius, Bérégovoy et quelques autres avaient de bonnes raisons de se donner un programme libéral : se rallier à l’économie de marché permettait de se doter d’une identité politique attrayante, d’un profil "moderne", "compétent", qui tranchait avec l’image "archaïque" et excessivement idéologique d’un Chevènement ou d’un Marchais".
Il poursuit : "L’ardeur de la gauche française à surpasser la droite ne se borna pas à la finance et s’étendit à tous les domaines de la politique économique. Le programme appliqué par Delors, Fabius, Beregovoy allait bien au-delà d’une suppression du dirigisme". Il cite Serge Halimi, patron du "Monde Diplomatique", qui voit dans cette politique "une ambition de faire ses preuves sur le terrain même de l’opposition, ce qui se traduit par une politique encore plus brutale que celle de la droite quand il s’agit d’appliquer des politiques économiques orthodoxes".