De février à octobre 2011 a eu lieu ce qui a été couramment qualifié par les média du Système de « Guerre de Libye », c'est-à-dire la lutte entre l'armée officielle et les services de sécurité du régime du colonel Kadhafi, et divers groupes de rebelles armés. Ces derniers, très divisés et militairement peu professionnels, auraient été balayés dès le mois de mars sans le soutien aérien, logistique, et même au sol — via les forces spéciales — massive des pays de l’Otan, avec en pointe la France de Sarkozy et le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ainsi que le Qatar. Les foyers de rébellion ont été principalement la Cyrénaïque, la grande province historique orientale de la Libye, opposée à l'occidentale, la Tripolitaine. Puis au sein même de la province occidentale, globalement fidèle à Kadhafi, ont basculé dans l'insurrection les tribus berbères de l'Ouest de la Tripolitaine, par opposition à l'arabisation forcée, ou encore la ville arabe de Misrata, probablement par islamisme radical.
LE RENVERSEMENT CRIMINEL DE KADHAFI, IL Y A TROIS ANS
Le colonel Kadhafi, au pouvoir depuis 1967, après le renversement de la monarchie sénoussite originaire de Cyrénaïque, d'où une rancune très durable des populations locales, avait donc gouverné la Libye, jusqu'en 2011. Il avait assuré, au prix d'une dictature certes pas particulièrement douce, la paix civile en Libye. Dans les années 2000, il avait su assurer une certaine prospérité, du fait d'une gestion plutôt avisée globalement des recettes des hydrocarbures, à opposer à la gabegie algérienne. Toutefois la République des Masses n'a pas tout à fait été exempte de quelques coûteuses fantaisies, ou négligences dans les infrastructures. Ainsi ont été gaspillées des nappes d'eau fossiles pour une agriculture dans le désert. De même a toujours manqué une voie ferrée côtière.
Kadhafi avait inventé un socialisme et un islamisme très personnels mais indiscutables, unifiés symboliquement dans ses concepts de « Révolution Verte » et « d'Etat des Masses ». Ils ont été l'objet d'ailleurs de variations significatives dans le temps, dont des combinaisons avec le panarabisme puis le panafricanisme, ou le soutien à de multiples organisations terroristes d'extrême-gauche dans les années 1970-80, au nom de la solidarité socialiste. Il avait invité solennellement à d'innombrables reprises les peuples européens à se repentir des supposés "crimes" du colonialisme, et à se convertir à l'Islam. Ainsi, il n'inspirait strictement aucune sympathie au nationaliste français d'extrême-droite. Il reste difficile de ne pas voir en Kadhafi un ennemi constant de l'Occident blanc et chrétien. A quoi s'ajoutait un rôle durable de perturbateur de l'Afrique, par un soutien à de multiples rébellions dans les pays voisins, sans plan cohérent à long terme, en particulier le Tchad, le Niger, le Mali, et au-delà.
Tout ceci n'empêche pas de constater la légèreté, l'inélégance et, disons-le, la sauvagerie avec lesquelles a été conduites son renversement Une guerre doit s'accomplir suivant un programme politique clair, constitue le prolongement d'une vision politique construite, en paraphrasant Clausewitz, impliquant un projet et des acteurs mobilisés, conscients, motivés. Or, après pourtant le désastre de l'expédition américaine en Irak de 2003 et ses suites, il n'en a rien été, avec un résultat semblable, sauf à considérer qu'a été délibérément mise en place en Irak comme en Libye une stratégie du chaos. En Libye aussi a succédé au dictateur un vide politique, que tentent de remplir sans y parvenir depuis trois ans de multiples acteurs antagonistes.
UNE GUERRE CIVILE CONTINUE DEPUIS 2011
La disparition de Kadhafi, assassiné quelques heures après sa capture en octobre 2011, a été suivie d'une accalmie provisoire des combats à l'hiver 2011-2012, accompagnée d'une tentative de gouvernement de coalition entre tous les vainqueurs, et d'élections à peu près libres. Ces dernières n'ont certes pas vu le triomphe des candidats islamistes les plus excités, de la mouvance salafiste, mais la victoire d'une mosaïque de candidats élus sur des critères tribaux, chaque tribu votant pour l'un des siens ; à l'exclusion des Berbères, et encore, tous participent d'un conservatisme islamique tel que le qualificatif d'islamiste ne serait pas malgré tout usurpé ; ces députés, pour une fois d'accord, ont d'ailleurs voté l'instauration de la charia, loi islamique en Libye en décembre 2013. Si la Libye est composée à 100 % ou quasiment de musulmans, son territoire est divisé entre ethnies rivales.
Les Arabes sont de loin les plus nombreux, de l'ordre de 85 à 90 % de la population, présents sur toutes les côtes, et aussi une partie de l'immense désert intérieur. Mais s'opposent clairement entre eux Arabes de Tripolitaine, au dialecte arabe tunisien, et Arabes de Cyrénaïque, au dialecte arabe égyptien. Ils ont connu des histoires différentes entre la conquête arabe au VIIe siècle et la conquête turque-ottomane au XVIe siècle, les rattachant soit à Tunis, soit au Caire. Les Berbères de l'Ouest de la Tripolitaine, dans les montagnes, s'opposent aux Arabes de la plaine côtière. La troisième grande province historique de la Libye, purement désertique, ponctuée d'oasis, le Fezzan, voit s'affronter trois ethnies majeures, Arabes au Nord, Touaregs, des Berbères sahariens, au Sud-Ouest, Toubous, des Noirs soudanais, au Sud-Est. Les Toubous s'étendent aussi sur le tiers méridional désertique de la Cyrénaïque, et le Nord du Tchad. Depuis trois ans, les ethnies présentes en Libye s'affrontent durement, avec des massacres significatifs réguliers, de plusieurs milliers de morts au total, et il en résulte des mouvements significatifs de population, les minoritaires fuyant le territoire contrôlé par l'adversaire majoritaire, le plus souvent vainqueur.
Cette guerre se complique par les rivalités sanglantes entre tribus, au sein de la même ethnie ou de la même région, suivant des rivalités ancestrales ravivées, ou des intérêts récents, comme le contrôle des puits de pétrole et des oléoducs, ou des voies de trafic transsahariens, de marchandises de contrebande, de drogue, d'armes, d'êtres humains, c'est-à-dire les clandestins qui s'échouent à Lampedusa, en attendant la France. A quoi s'ajoute encore la pression des islamistes les plus purs, djihadistes salafistes, équivalents de ceux du Califat Islamique en Irak et en Syrie, qui estiment ce chaos libyen lamentable — constat indéniable —, et l'expliquent par l'insuffisance de la piété islamique, laquelle permettrait de restaurer la concorde. Certains avouent plus ou moins pour modèle les Tribunaux Islamiques Somaliens des années 2000, ou les Talibans afghans des années 1990, qui avaient réussi à établir une forme de paix, au prix de la dictature de la charia dans toute sa dureté — amputations judiciaires, lapidations systématiques, etc. —. Les salafistes contrôlent actuellement Syrte, au cœur du territoire de la tribu de feu Kadhafi, en Tripolitaine, ainsi que Derna. Ils viennent de se rassembler dans la confédération de « Fajr Libya » ou « Aube Libyenne », avec comme élément d'élite les milices salafistes de Misrata. Ces salafistes ont pris en juillet 2014 Benghazi, et en août Tripoli, capitales de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine. Ils développent un projet de réunification de la Libye autour d'une vision de la société wahhabite, avec le soutien financier du Qatar. Ils disposent de chances sérieuses de réussite.
Les salafistes sont aussi présents de manière diffuse dans tout le territoire libyen, dont des repères difficilement accessibles du Fezzan. De là, ils soutiennent leurs frères d'arme en lutte contre le Niger voisin et le Mali proche, soit désormais aussi l'armée française, engagée là encore fort légèrement dans la longue durée, si loin des quelques semaines ou quelques mois tout au plus promis par François Hollande en janvier 2013. Des insurgés touaregs ont repris Kidal en mai 2014, chassant l'armée malienne ; les forces françaises essaient de négocier un compromis bancal plutôt que de lancer un assaut potentiellement très coûteux en vies humaines.
LES INTERVENTIONS ÉTRANGÈRES INAVOUÉES, EXISTANTES OU ENVISAGÉES
L'échec de l'Otan en 2011 s'avère donc total. Le gouvernement libyen théorique a fui Tripoli. Les recettes pétrolières s'effondrent du fait du chaos ambiant, d'où des conséquences économiques et sociales très douloureuses pour une économie surtout rentière. Le seul point positif pour les libyens est que les 1 à 2 millions d'immigrés noirs subsahariens importés par Kadhafi, dans sa dernière phase politique panafricaniste, sont majoritairement partis. Beaucoup sont rentrés chez eux, dans les pays noirs voisins, beaucoup sont aujourd'hui en Europe, ou sur le chemin via la Tunisie. Dans le relatif abandon populaire en 2011 du Guide, sa promotion de l'immigration-invasion de la Libye, très impopulaire, a joué un rôle essentiel.
La seule des trois provinces historiques à ne pas avoir sombré pour l'instant dans le chaos total, est celle de Cyrénaïque, à l'Est Le gouvernement autonomiste local revendique de plus en plus nettement l'indépendance, ou quasiment, dans une confédération libyenne vidée de toute réalité, et avec un entier contrôle des ressources pétrolières. Or les principaux gisements libyens se situent en Cyrénaïque. Son indépendance constituerait un coup économique très dur pour la Tripolitaine. Toutefois, les sécessionnistes de Cyrénaïque ont été obligés d'évacuer Benghazi, leur capitale, devant la pression salafiste de l'Aube libyenne cet été. Curieusement le gouvernement central fantôme a trouvé refuge aussi dans la province orientale, à Tobrouk.
La France interviendrait déjà actuellement en Libye. A partir de l'aéroport aux pistes refaites ces derniers mois à nos frais évidemment — de Niamey, capitale du Niger, sont menées des missions de reconnaissance aérienne du Fezzan, en complément de la reconnaissance satellitaire. Des débarquements en force américains en Cyrénaïque ou une intervention terrestre franco-tchadienne au Fezzan auraient été annulées cet été du fait de l'absence totale de soutien des opinions publiques, difficiles à manipuler à nouveau après l'échec total précédent, ou de toute perspective politique claire, prudence de bon aloi qui eût été fort salutaire il y a trois ans. L'armée française vient d'installer une base avancée, au Nord du Niger, à Madama, petite oasis au cœur du désert, surtout à seulement 200 kilomètres de la frontière libyenne. La seule utilité est d'organiser depuis ce point des raids des forces spéciales dans le Fezzan libyen, probablement à venir. Dans le cadre de "Barkhane", l'opération de long terme de stabilisation du Mali, qui échoue d'ailleurs comme l'illustre le cas de Kidal, des centaines seulement de soldats français sont dispersés sur des millions de kilomètres carrés de déserts, de l'Atlantique au Lac Tchad, ce qui multiplie les occasions d'embuscades catastrophiques, et ce qui reste un effectif trop faible pour sécuriser de telles immensités. La Mauritanie, le Mali, le Niger demeurent plus vulnérables que jamais face à des raids djihadistes salafistes sahariens, voire face à de franches invasions de milliers de guerriers coraniques déterminés.
En Libye, il semble qu'une solution de rechange soit privilégiée, inavouable officiellement, celle d'un coup d'Etat militaire à Benghazi et Tripoli, avec des forces locales très aidées de l'extérieur : ainsi s'expliquerait l'action du général Khalifa Haftar, en cours depuis la mi-mai 2014, qui a échoué. Le général Khalifa Haftar avait été recruté par la CIA dès les années 1980, dans le cadre de projets terrestres d'invasion de la Libye de Kadhafi à partir du Tchad, à l'époque du président Reagan (1981-1989). Il s'appuyait sur une armée libyenne "libre" fort réduite, d'où peut-être la non exécution de la manœuvre alors envisagée. Il pourrait servir aujourd'hui de dictateur militaire "présentable", un peu comme al-Sissi en Egypte, sur la Cyrénaïque à défaut de l'ensemble de la Libye. Mais ses partisans reculent nettement sur le terrain actuellement.
Le Qatar, acteur essentiel trop oublié en Occident du renversement de Kadhafi, par son financement des rebelles et l'action de ses forces spéciales au sol, continue à intervenir massivement en Libye, à travers le soutien aux mouvements armés salafistes de l'Aube Libyenne. L'Arabie Séoudite, ancien soutien des salafistes, n'a plus de politique lisible aujourd'hui. Les sécessionnistes de Cyrénaïque, s'avèrent, dans leur projet sociétal, proches des Frères Musulmans égyptiens, à ne pas confondre avec leurs frères ennemis islamistes sunnites salafistes. Il en résulte la méfiance des autorités militaires égyptiennes actuelles.
Le maréchal-président Al-Sissi serait tenté d'intervenir, militairement, afin d'empêcher la constitution d'une base arrière pour les Frères Musulmans égyptiens en lutte contre son pouvoir et pour renforcer son prestige. En effet, comme l'armée égyptienne a perdu toutes ses guerres depuis 1&8-49, il pourrait devenir le premier conquérant depuis des temps anciens, et éventuellement annexer la Cyrénaïque, très vieille revendication territoriale égyptienne, et province riche en pétrole. En outre, une telle invasion égyptienne à l'Ouest formerait une diversion efficace face aux critiques populaires contre sa passivité à l'Est concernant la nouvelle invasion sioniste de Gaza de juillet-août 2014. Après le Kossovo, ou la Crimée, pourquoi pas la Cyrénaïque ? L'occasion paraît exceptionnelle historiquement car ni Moscou ni Washington ne s'opposeraient concrètement à une telle invasion, ou même à une annexion, à défaut de l'approuver officiellement
DES PERSPECTIVES INQUIÉTANTES
L'avenir de la Libye paraît donc plus sombre que jamais, suivant une logique d'affrontements permanents, qui pourrait conduire soit à l'éclatement du pays suivant les trois grandes provinces historiques du Fezzan, de Tripolitaine, de Cyrénaïque, soit à une réunification unitaire autour des salafistes de l'Aube Libyenne. Les élections de juillet 2014, surréalistes, ont abouti à une assemblée des plus douteuses, reconnues par personne ou presque. Voter ne résout pas tous les problèmes, évidemment. Chacun des deux scénarios pourrait entraîner des interventions régionales ou internationales, source peut-être de davantage de problèmes que de solutions encore. Et ce chaos libyen contamine les Etats voisins.
S. de S. Rivarol du 6 novembre 2015