Le philosophe Jean-François Pradeau (1) publie "Gouverner avec le monde: Réflexions antiques sur la mondialisation" aux éditions Les Belles Lettres, où il montre combien il est nécessaire de connaître notre histoire pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Occasion pour La Tribune de l'interroger sur la mondialisation, le cosmopolitisme, la manière de penser et de vivre dans l'antiquité par rapport à notre époque, la démocratie, la politique, l'Union européenne ou encore l'enseignement du latin et du grec au moment où se prépare une réforme du collège.
La Tribune. Dans votre livre, vous réhabilitez la notion de cosmopolitisme, en opérant un détour historique par l'Antiquité, car elle nous permettrait de mieux comprendre le phénomène actuel de la mondialisation. Pourquoi ?
Jean-François Pradeau.- La raison en est double. Elle tient d'abord au fait que les questions philosophiques et politiques actuelles ont une histoire ancienne. Pour comprendre la mondialisation et les débats actuels sur la place des nations ou sur la construction européenne, il m'a semblé nécessaire d'en connaître les origines, qu'elles soient grecques, romaines ou européennes. Et là, lisant les anciens, on s'aperçoit que la notion de cosmopolitisme est centrale.
L'autre raison est ensuite plus politique. Le cosmopolitisme est, depuis une quinzaine d'années, perçu négativement - c'est ce que résume le terme de « mondialisation », qui est employé en mauvaise part. Or, tous les mouvements d'émancipation, depuis les années 1950 jusqu'à la fin des années 1990 étaient cosmopolites, c'est-à-dire « internationalistes ». Il me semblait donc intéressant de comparer les différentes conceptions du cosmopolitisme dans l'Antiquité, en poursuivant par l'héritage monothéiste puis également en évoquant la conception moderne du cosmopolitisme, telle que l'expose notamment Kant au moment où la révolution française bouleverse l'Europe. C'est d'ailleurs par un chapitre sur Kant que commence mon ouvrage, avant de s'intéresser aux Présocratiques, aux Stoïciens, puis à Platon et enfin à Philon d'Alexandrie et à Saint Augustin.
Dans l'Antiquité, ce sont les Stoïciens (2) qui accordent une place majeure au cosmopolitisme...
En réalité, toute la pensée grecque ancienne est cosmopolite. Toutes les écoles philosophiques, des Présocratiques aux Stoïciens, en passant par Platon et Aristote, considèrent l'existence humaine et sociale dans la Cité comme un certain rapport au monde. Mais s'ils sont tous cosmopolites, ils le sont de manière différente.
Ainsi, les Stoïciens pensent l'homme comme une partie du monde parce que chacun de nous est animé par la raison cosmique, ce « logos », qui désigne la raison chez les Grecs. La tradition platonicienne, elle, considère le monde comme la forme de vie la plus parfaite, la plus divine qui soit. Et selon Platon, c'est en imitant le monde, qui est un vivant parfait et divin, que l'homme et la Cité peuvent atteindre la perfection dont ils sont capables. Le présupposé commun est que l'homme est l'être qui a la capacité de penser le monde et de l'habiter pleinement, en connaissance de cause. C'est du reste très exactement l'objet de la philosophie, qui se présente comme une explication rationnelle de la totalité du réel. Sur le terrain éthique et politique, c'est toujours dans un tel rapport au monde que l'homme peut atteindre l'excellence, la « vertu » dont il est capable.
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