Vulgarisateur talentueux, Jacques Bainville signa des ouvrages historiques largement diffusés.
Journaliste, il traitait de géopolitique mais aussi d'économie... Cette personnalité éclectique suscite un intérêt renouvelé, ce dont témoigne le colloque universitaire qui lui fut consacré le mois dernier.
Le colloque « Jacques Bainville : profils et réceptions », qui s'est déroulé à Metz les 13 et 14 mai dans une ambiance fort sympathique, était organisé comme les précédents par Michel Grunewald, directeur du Centre d'études germaniques interculturelles de Lorraine, Olivier Dard, directeur du Centre régional universitaire lorrain d'histoire, et Michel Leymarie, professeur à Lille III. Dans son introduction, Olivier Dard rappela qu'il s'inscrivait dans un cycle d'étude des droites nationalistes, focalisé sur l'Action française parce qu'elle constitua, avant guerre, un laboratoire d'idées.
Succès en librairie
Mais pourquoi s'intéresser spécialement à Bainville, nonobstant sa valeur personnelle ? D'abord parce que certains de ses livres ont connu chez nous un succès considérable : son Histoire de France s'est vendue à plus de 300 000 exemplaires, son Napoléon à plus de 200 000. Ensuite parce que plusieurs de ses oeuvres ont été traduites en anglais, en allemand, en espagnol, en portugais et, plus étonnant encore, en turc, en finlandais, en japonais, en chinois. Des dirigeants de l'AF, il était le seul qui vivait de sa plume. Enfin, il y a aujourd'hui un renouveau d'intérêt pour Bainville comme en témoigne les rééditions des Conséquences politiques de la paix, son maître livre, et de son Histoire de France. En 2004, Christophe Dickès a soutenu une thèse remarquée et remarquable sur cet historien. Alain Griotteray lui avait dédicacé après la chute du mur de Berlin son Voyage au bout de l'Allemagne, et il est cité en référence par les souverainistes, par Paul-Marie Coûtaux et Pierre Hillard notamment.
Comme le souligna Guillaume Gros, « entre histoire et journalisme », la postérité a surtout retenu de Bainville sa réhabilitation de l'Ancien Régime et sa vision prophétique de l'Europe après 1918. Fondateur de l'école "capétienne", Bainville, se situant entre Michelet et les Annales, a fait aimer l'histoire au grand public. Le succès de son Histoire de France publiée en 1924 chez Fayard excita la jalousie des universitaires. Avec son Histoire de la IIIe République, il se fit historien de l'immédiat. Ainsi a-t-il ouvert des pistes nouvelles.
Son talent de vulgarisateur se manifesta particulièrement dans les domaines économique et financier, comme l'a montré Olivier Dard. Bien qu'autodidacte en ces matières, il écrivait dans L'Action Française mais aussi dans Le Capital et La Liberté, des journaux spécialisés, et dans Le Petit Parisien, qui tirait chaque jour à un million et demi d'exemplaires. Raisonnant en historien, Bainville considérait qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil. Le socle de la richesse était l'épargne ; aussi était-il pour l'équilibre budgétaire, contre l'intervention de l'État et le développement du crédit : c'était un disciple des physiocrates et un antikeynésien. Ses idées furent assez mal reçues par les maurrassiens car il était étranger au corporatisme. En revanche, il était apprécié des milieux financiers et patronaux. Pour Gignoux, professeur d'économie politique, Bainville était un maître. En fait, c'était un néolibéral ; un "petit bourgeois radical" qui n'avait pas compris les changements économiques apportés par la guerre et la crise de 1929, d'où ses divergences avec la nouvelle droite et les jeunes générations.
Géopolitique
Selon Christophe Dickès, il n'en fut pas moins un géopoliticien de génie. Pour lui, la politique étrangère obéissait à une loi de dépendance : les mêmes causes produisent les mêmes conséquences, le passé commande l'avenir ; la nature humaine ne change pas, seuls changent les opinions et les sentiments. Bainville admirait le génie de Richelieu et les traités de Westphalie qui, en morcelant l'Allemagne, assurèrent jusqu'à la Révolution la sécurité de la France. Depuis, celle-ci connut cinq invasions. La victoire de 1918 permettait d'établir un nouvel équilibre européen. Les traités de paix ont tout gâché en renforçant l'Allemagne. En introduisant la démocratie dans ce pays, les vainqueurs ont même préparé l'alliance du nationalisme et du socialisme.
Orient
Jacques Bainville porta également son regard vers l'Orient, ce dont a rendu compte Pierre Behar. À ses yeux, l'empire turc était le meilleur gardien des détroits et sa disparition fut un malheur pour la France. Face à la Russie des Soviets continuant ici la politique des tsars, un pouvoir fort était nécessaire à Constantinople. C'est pourquoi Bainville approuva Mustapha Kemal. Dès 1920, il avait prévu que la judaïsation de la Palestine réaliserait l'union des Arabes contre les sionistes et l'Occident, conduisant à une guerre des civilisations. C'était aussi le sentiment de Roger Lambelin, autre rédacteur de L'Action Française, qui fut ainsi le premier journal à prendre position en faveur des Palestiniens. Pour Bainville, l'Ouest s'étendait jusqu'à la Chine, qui l'inquiétait beaucoup. Unique rempart contre l'anarchie, le Japon se trouvait en concurrence avec les États-Unis. Poussés par les Soviets, les Chinois se révolteraient contre les Occidentaux, dont l'avenir en Extrême- Orient apparaissait bien sombre.
Jacques Bainville fut conscient de la responsabilité de tous les belligérants dans le déclenchement du premier conflit mondial : il incrimina la République française (coupable d'avoir refusé l'alliance autrichienne), le principe révolutionnaire des nationalités et l'Allemagne, ce dont témoigne son journal étudié par Mme Yael Dagan. Curieusement, celle-ci n'a pratiquement pas parlé du voyage de Bainville en Russie, entrepris en 1916 à la demande du gouvernement français, ce qui était assez extraordinaire et aurait mérité qu'on s'y arrêtât.
Le cas échéant, peut-être n'aurait-elle pas affirmé que « la guerre [avait] fait plus pour Bainville que Bainville pour la guerre », ni qualifié celui-ci, « d'une certaine manière », de « profiteur de guerre », ce qui est pure médisance.
Hommages
Bainville est mort le 9 février 1936. En raison des oukases pontificales contre l'Action française, il n'eut droit qu'à des obsèques civiles le 13 février, pendant lesquels un incident se produisit : sa voiture ayant voulu couper le cortège, Léon Blum fut pris à partie par des provocateurs ; il ne dut son salut qu'à Pierre Juhel, chef du service d'ordre des camelots du Roi, qui monta sur le marchepied du véhicule et donna l'ordre, revolver au poing, de le laisser passer. Il n'empêche que le gouvernement en profita pour dissoudreles ligues.
Le 1er mars suivant, La Revue Universelle consacra la majeure partie de sa livraison à son fondateur. On y trouvait une cinquantaine d'hommages finement analysés par Michel Leymarie. On remarque des articles de Mauriac, Gillet, Valery. Ces académiciens s'abstinrent d'écrire deux ans plus tard dans le numéro consacré à Maurras, preuve que Bainville était un esprit consensuel. On salua son bon sens, sa culture, sa maîtrise de la langue, son incomparable talent de journaliste. On l'appelait « le sage de la finance ». On louait en lui l'historien hors pair qui cherchait des constantes dans la vie des peuples tout en laissant place à l'imprévisible. Mauriac se demanda pourquoi cette « vigie debout pendant tant d'années à la proue de la France » vit ses avis « se perdre dans le vent ». Tout simplement parce qu'on était en république et que la république, c'est la femme sans tête.
Yves Lenormand L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 4 au 17 juin 2009