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Vers un nouveau front islamiste dans les Balkans occidentaux ? (1/3)

 

Le radicalisme islamiste européen est né en Bosnie

L’islamisme radical revient en force dans tous les Balkans occidentaux. Après des coups de fusils sur un commissariat au Monténégro et l’attaque par un commando d’anciens djihadistes des guerres bosniaques dans la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine en avril, c’est un véritable acte de guerre qui s’est déroulé le 9 mai dernier en Macédoine. Dans la ville de Kumanovo, pendant plus de vingt heures, une trentaine de terroristes se sont acharnés sur un commissariat, mais aussi contre un quartier en tirant au mortier, faisant plus de vingt morts.

Cela intervient au moment où la population est secouée par des revendications sociales, mais aussi où les albanophones, touchés par la crise économique et se plaignant du manque de représentativité, en veulent au gouvernement central. C’est dans ce vide politique que les djihadistes se sont engouffrés ; or plus de la moitié d’entre eux sont des Albanais venus des pays frontaliers de la Macédoine et trois s’étaient déjà fait connaître au début des années 2000 dans un mouvement terroriste, l’ANA, se battant pour la Grande Albanie.

Pour saisir les enjeux profonds de ce soudain regain de violence, il nous faut tracer les lignes de perspective de l’islamisme radical dans les Balkans. Pour ce faire, nous allons plonger dans les ressorts de l’instrumentalisation des mouvements djihadistes par certaines puissances dans cette région depuis plus de vingt ans.

Aux origines du fondamentalisme islamiste européen

Pour saisir la problématique de l’islamisation progressive de la Bosnie-Herzégovine, nous devons remonter à l’époque de la Yougoslavie communiste, où, à l’instar de Staline en URSS, le dirigeant Tito accorde un statut particulier à la religion musulmane. Dès les années 1960, les partisans d’une nationalisation de la religion musulmane sont soutenus par le régime communiste. Tito crée en 1968 une nation « musulmane » en Bosnie-Herzégovine, cas unique en Europe d’une nation basée sur une confession religieuse. Très vite, des intellectuels musulmans de Bosnie imposent le concept de peuple bochniaque, qui regrouperait les musulmans de Bosnie, de Serbie et du Monténégro. En 1976, le dirigeant slovène Stane Dolanc estimait que le mouvement pour une conscience nationale des musulmans de Bosnie était bien avancé et que la Ligue des Communistes avait désormais le devoir « d’aider objectivement ce processus de différenciation » car « l’Église (musulmane) a, elle aussi, la perspective d’en tirer un avantage » (1). Adil Zulfikarpašić défendait l’identité « bochniaque », sorte de creuset des Musulmans de Bosnie-Herzégovine : cette terminologie sera reprise à partir des années 1990 et désigne aujourd’hui les musulmans de Bosnie-Herzégovine.

Les plus grandes personnalités politiques bochniaques actuelles avaient il y trente ans des idées très arrêtées sur le rôle exclusiviste de l’Islam en Bosnie-Herzégovine. Mustafa Cerić, actuel « Reis-el-Ulema » – Commandeur des croyants – de Bosnie-Herzégovine et principal dignitaire musulman des Balkans occidentaux, pointait dès les années 1980 dans le bulletin de « l’Association Islamique de Yougoslavie » le danger que représentent la modernité et l’universalisme, donc la différence de cultures, pour l’Islam conçu comme un système de valeurs homogène. Haris Silajdžić, président de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine de 2006 à 2010, défendait l’argument suivant dans les années 1980 : les musulmans de Yougoslavie auraient perdu les valeurs culturelles et religieuses qui fondaient leur identité pendant le communisme, ce qui aurait créé un vide spirituel.

Durant la période titiste, le bulletin officiel de l’Association Islamique de Yougoslavie recensait chaque mois les mosquées, madrasas et autres institutions construites sur le sol yougoslave. L’effort consenti par l’Association Islamique avec le concours de l’État fédéral, pour accroître les biens matériels musulmans, a été considérable de 1968 à 1991. De 1945 à 1974, près de 500 nouvelles mosquées ont été construites en Yougoslavie, soit davantage que sous l’Empire ottoman ! On comptait, pour la seule Bosnie-Herzégovine, 1 036 mosquées en 1974 et en considérant uniquement le premier trimestre 1968, 18 mosquées et 4 madrasas furent ouvertes. La progression foudroyante de la construction d’institutions islamiques, dans le domaine éducatif comme dans celui de l’information, apparaît aussi importante que celle des mosquées. En 1968, « l’Association Islamique » avait imprimé 60.000 exemplaires du Coran en serbo-croate et 20.000 dictionnaires arabe/serbo-croate.

Autre facteur important d’islamisation, les dignitaires religieux de l’Association Islamique menaient dans les années 1970 une véritable diplomatie religieuse avec le monde musulman. Le Reis-el-Ulema de Yougoslavie a ainsi eu l’honneur d’être visité en 1973 par le colonel Kaddafi, accompagné des ambassadeurs de Turquie, Iran, Pakistan, Libye, Koweït et Jordanie. Des délégations conduites par le Reis-el-Ulema ont pu se rendre la même année en Libye et au Koweit. En 1974, la « Ligue islamique mondiale », représentée par le Roi d’Arabie Saoudite accompagné de docteurs de la foi marocains, envoyait une délégation en Bosnie-Herzégovine. La somme de 250.000$ était allouée à la construction de la Faculté islamique de Sarajevo et la Ligue islamique mondiale adressait « ses remerciements au Maréchal Tito pour les droits et libertés donnés aux musulmans en Yougoslavie ». Les délégations étrangères visitant la Yougoslavie étaient en général frappées par la situation satisfaisante, parfois privilégiée, des musulmans yougoslaves. Une délégation du Koweït parlait ainsi de la Yougoslavie comme d’ « une forteresse de l’Islam en Europe ».

Ce soutien des grandes puissances musulmanes aux Bochniaques s’accroît dans les années 1990. L’Iran soutient financièrement le régime d’Izetbegović et envoie des Gardes de la Révolution pour entraîner, lors du conflit bosniaque, la 7ème Brigade musulmane  intégrée à l’armée de Bosnie-Herzégovine. L’Arabie Saoudite, outre une aide militaire conséquente (35 millions $ d’armes entre 1992 et 1994), s’est engagée le plus en faveur des Bochniaques. Les interventions répétées au sein de l’ « Organisation de la conférence islamique » pour lever l’embargo sur les armes à destination des Bochniaques ont fini par être entendues au parlement américain, et « l’Association islamique mondiale de secours », que l’Arabie finançait, a réalisé un travail missionnaire d’envergure (envoi de prédicateurs, formation d’imams, cours d’arabe) (2)

Moudjahiddines et djihadistes en Bosnie-Herzégovine

Des unités de combattants islamistes arrivent en Bosnie aussitôt après l’entrée des moujahiddines – Combattants de la foi – à Kaboul en avril 1992 ; ils viennent principalement d’Afghanistan et d’Arabie (3).

Des ONG islamistes coordonnent l’entraînement et la logistique pour le transport de ces unités en Bosnie centrale, près de Zenica et Travnik, où l’unité El Mudjahid naquit en 1992. Au début de la guerre, les mercenaires étrangers combattaient au sein de la 7ème Brigade musulmane de l’armée de Bosnie. Suite à des désaccords avec certains officiers de l’armée bosniaque, ils se sont séparés et ont formé l’unité Zubeir sous le commandement de Sadr al Sudeiri, originaire d’Arabie Saoudite. Le mois d’août 1993 a été la période décisive pour l’organisation des moujahiddines en Bosnie, lorsque le général d’armée bosniaque Rasim Delić ordonna l’intégration des combattants des pays islamiques au sein du 3ème corps d’armée, dans l’unité 56/89 nommée El Mudjahid. Cette unité d’environ 300 combattants a été élargie pendant la guerre avec des moujahiddines locaux. Plusieurs de ses membres seront également utilisés comme instructeurs dans l’armée régulière (4).

L’unité s’est rendue « célèbre » par la cruauté des massacres perpétrés dans les villages serbes en Bosnie centrale, et par les décapitations de soldats serbes et croates, filmées et utilisées comme matériel de propagande dans la mouvance islamiste (5). Les cassettes vidéo des massacres enregistrées par les membres d’El-Mudjahid entre 1992 et 1995 ont circulé ouvertement en Bosnie-Herzégovine jusqu’en 2001 : elles contiennent des scènes de torture de prisonniers serbes, soldats comme civils, et des visites des camps par l’armée de Bosnie.

Durant la phase finale de la guerre, en septembre 1995, l’unité « El Mudjahid » participa à l’attaque de Vozuca, plus connue sous le nom d’Opération Ouragan. Deux ans plus tard, en novembre 1997, près de cette ville étaient trouvés des corps mutilés des prisonniers de l’armée serbo-bosniaque. Pour n’avoir pas empêché le massacre de 60 soldats et civils serbes à Vozuca, le TPIY a condamné le commandant en chef de l’armée bosno-musulmane Rasim Delić à trois ans de prison en septembre 1998. Bernard-Henry Lévy, qui a soutenu dans ses écrits et par un engagement sur le terrain, l’armée bosniaque aux ordres d’Alija Izetbegović, connaissait-il les agissements de ces unités paramilitaires?

Des émirats islamiques en Bosnie

Après la guerre en Bosnie-Herzégovine, un important nombre de moudjahiddines ayant participé au conflit rejoignirent des réseaux prêts à les orienter vers d’autres djihad (6). Ceux qui avaient des contacts avec des ONG islamiques parvinrent à trouver une petite fonction dans ces organisations, notamment dans leurs bureaux de Zenica ou de Travnik ; d’autres ont constitué des « microsociétés islamiques » et basculé dans la criminalité. Certains des combattants étrangers furent relogés par le gouvernement dans des anciens villages serbes de Bosnie centrale, notamment à Guča Gora, près de Travnik et à Bočinja Donja, près de Maglaj. Les plus radicaux tentèrent d’y créer d’éphémères « Émirats islamiques » en Bosnie.

Mais le plus étonnant est la couverture donnée à ces anciens djihadistes par les autorités de Bosnie-Herzégovine grâce à la livraison de passeports bosniaques. Munir Alibabić, directeur jusqu’en 2002 de la « Direction fédérale du renseignement et de sécurité de B.-H. » (FOSS) affirmait dans une interview donnée en 2004 au correspondant à Paris de l’Agence de presse yougoslave que, « sur 741 cas de moudjahiddines présents en Bosnie-Herzégovine, 90 ont obtenu la nationalité bosniaque de façon illégale, et plusieurs centaines se sont vu offrir un nouveau passeport avec de fausses adresses ». Sur la totalité des personnes dont la citoyenneté a été contrôlée, plus de 500 étaient inscrites dans les registres d’état-civil du canton de Sarajevo, sur la base de faux titres de séjour ; les autres ont reçu par la suite la citoyenneté bosniaque à Zenica, Tuzla, Doboj, Tesanj et Travnik.

Sous pression américaine, le gouvernement bosniaque a entamé des poursuites après 2002, mais il restait encore en 2009, selon l’OTAN, près de 600 anciens moudjahiddines en activité dans les réseaux dormants. Selon un fonctionnaire d’État américain, « plusieurs centaines » d’extrémistes islamistes rentrent et sortent chaque année encore de Bosnie-Herzégovine, et ce territoire continue d’être « une destination de repos » pour les membres d’Al Qaïda. La situation est tellement préoccupante que l’OTAN a demandé dernièrement à la police de Republika Srpska de lui prêter main forte dans sa traque des terroristes. Encore en 2005, sur 1052 nouveaux citoyens de Bosnie-Herzégovine originaires d’Afrique et d’Asie, moins de 20 % disposaient d’une adresse permanente (7).

Dans la région de Zenica, en Bosnie septentrionale, un « Emirat islamique » a existé dans un village montagnard habité à 90 % par les Serbes avant-guerre. Après le conflit bosniaque, quelque 150 ex-combattants d’El Mudjahid dont environ 60 Arabes s’étaient installés dans les maisons abandonnées par les Serbes. Ils imposèrent des coutumes wahhabites et la charia à tous les habitants. Mais en 1999 et 2000, les moudjahiddines provoquèrent des incidents avec les forces de l’OTAN. En réaction, la SFOR expulsait 131 familles fin août 2000. En août 2001, la SFOR estimait que « les moudjahiddines possèdent encore sept maisons dans Bočinja. Mais davantage de familles sont restées » (8).

Seize années après la fin de la guerre, la situation reste tendue. Adnan Buturović, journaliste de l’hebdomadaire Slobodna Bosna, et l’un des meilleurs spécialistes des réseaux internationaux islamistes en Bosnie, confiait en avril 2004 au correspondant de l’agence Tanjug : « Il y a deux explications : soit ils (les moudjahiddines) sont devenus des « cellules dormantes », soit leur rôle a été de former la génération suivante de moudjahiddines déjà nés (en Bosnie-Herzégovine), et qui sont Bochniaques. Je pense, malheureusement, qu’ils ont déjà établi leur objectif ».

Alexis Troude, 4/06/2015

Fin de la première partie.

Notes et références

(1)Stane Dolanc, « Autogestion et non-alignement », Revue de politique internationale n°618, Belgrade 1976, p. 5.

(2) Tashit Mitri, « La Bosnie-Herzégovine et la solidarité du monde arabe », Monde arabe n°139, mars 1993, pp. 125-126.

(3) Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, Paris, 2000 et 2003 (2e édition), pp. 370-375.

(4) Journal de la SFOR, n° 119, 08/08/2001.

(5) « El Khatami je tjerao zarobljene fratre da ljube otkinutu glavu » (« El Khatami a forcé les frères emprisonnés à embrasser les têtes coupées »), Slobodna Bosna, Sarajevo, 06/03/2003, p. 7.

(6) Gilles Kepel note que plus de 300 d’entre eux quittèrent Sarajevo pour Istanbul en 1996, où 100 auraient été dirigés par les services spéciaux turcs (MIT) vers un camp d’entraînement de Chypre du Nord. Deux cents seraient retournés à Jalalabad (Pakistan) ; d’autres seraient partis pour l’Albanie. Cf. Gilles Kepel, op. cit., p. 652 (note 37).

(7) Mehmet Begovic, “Les étrangers en Bosnie-Herzégovine”, Dani, Sarajevo, 5 août 2005.

(8) Jean-Philippe Lavigne, « Retour à Bocinja Donja », Journal de la SFOR, 8 août 2001.

http://www.realpolitik.tv/2015/06/vers-un-nouveau-front-islamiste-dans-les-balkans-occidentaux-premiere-partie-par-alexis-troude/

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