À première vue, l’année 2002 aura été marquée par le triomphe, à la romaine, de la pensée unique dans la vie politico-médiatique, avec son apogée orwellien de l’entre deux tours de la présidentielle, et ses flots de “mutins de panurge”(1) défilant à l’appel de la cléricature politiquement correcte et meuglant les slogans convenus de l’intelligentsia de gauche.
Mais cette apparente domination des “maîtres-censeurs”(2) pourrait bien s’avérer être une victoire à la Pyrrhus tant leur mainmise idéologique semble avoir été ébranlée, en même temps, dans le monde intellectuel et journalistique, notamment à l’occasion de la polémique sur les “nouveaux réactionnaires”(3), le knock out final ayant été donné de fort belle façon le mois dernier par l’écrivain Michel Houellebecq(4).
Qui sont donc ces nouveaux réacs, rejetons improbables autant qu’inattendus de la Bête immonde, pour affoler à ce point la nomenklatura qu’elle a cru bon de lancer ses chiens de meute à leurs trousses ?
Si l’on en croit Daniel Lindenberg, promu procureur pour l’occasion, dans son réquisitoire, Rappel à l’Ordre(3), il s’agit d’à peu près tous les penseurs, écrivains, chercheurs, qui ne communient plus au “club des conformistes heureux”, selon la jolie formule de Pierre-André Taguieff(5), lui-même au banc des accusés malgré son antiracisme déclaré et militant. Son crime ? Avoir eu le toupet, l’arrogance, de ne pas donner dans la “vigilance magique” des cerbères idéologiques mais d’avoir étudié, scientifiquement, intelligemment, les tenants et les aboutissants de la contestation populiste en France, ses sources doctrinales ou ses causes réelles, comme le sentiment de “triple dépossession” de leurs libertés ressenti par nos compatriotes en proie à l’immigration, le technocratisme bruxellois et la mondialisation libérale. C’en était trop pour les “bien-pensants”(6) qui, depuis bien longtemps, ont abandonné le combat argumenté et le débat des idées contre leurs adversaires, transformés en ennemis du genre humain qu’on excommunie, qu’on anathémise, mais avec lesquels on ne débat plus. Dialoguerait-on avec le Mal ?
Lindenberg, mandaté par les caciques du Monde et les tenants de la bien-pensance, dénonce donc cette “pente glissante” qui, de la critique apparemment bénigne de l’actuelle praxis démocratique, aboutirait au fascisme pur et dur, par étapes, en passant par l’insupportable et coupable “passéisme”, “furieusement réactionnaire”
Tout est dit.
Et, bon commissaire politique (dont il a d’ailleurs le style caricatural, genre soviet bolchevique des années 20), Lindenberg publie donc sa longue liste de proscription, qui va des “repentis” comme Taguieff, Finkielkraut, Manent, Gauchet, aux écrivains non-conformistes que sont Muray, Houellebecq, Dantec ou Nabe, sans oublier les horribles “nationaux républicains” de Marianne où officient entre autres Elisabeth Lévy, auteur d’un coruscant pamphlet sur nos gardiens du Temple(2), et Philippe Cohen, qui s’apprête à faire paraître un ouvrage mettant en cause le “journal de référence”, bible quotidienne des “socialo-libéro-libertaires”(5) au pouvoir dans le monde médiatique.
Et si l’on en croit Maurice Maschino(7), très remonté contre Alain Finkielkraut, coupable d’avoir soutenu Renaud Camus, puis relaps avec Oriana Fallaci, la charrette des condamnés doit aussi embarquer tous les tièdes, les socio-traitres comme Luc Ferry, qui fricote avec la droite, Julliard et Joffrin, “embourgeoisés”, ou encore Philippe Sollers, qu’on croyait dans le camp du Bien depuis la “France moisie” ou son alignement lors du procès Camus mais qui, depuis, a osé publier Nabe dans sa revue l’Infini Crime inexpiable, bien entendu.
Bref, la liste est longue des excommuniés et leurs crimes variés, qui n’ont finalement de commun que leur rejet du discours dominant, installé dans les éthers droit-de-l’hommesques de l’univers intellectuel français.
Pour les discréditer, pour les faire taire, quelle meilleure stratégie que la bonne vieille méthode, qui a fait ses preuves depuis des décennies, de la “force d’intimidation”(5), bien stalinoïde, qui consiste à jeter en pâture des noms dans la presse, accolés d’épithètes infamantes justifiées par des citations tronquées, et amalgamés ensemble sans distinction ?
Ainsi démasqués, honteux et confus, les coupables, sans doute, “allaient se disperser comme des petites souris, jurant que jamais eux, les autres peut-être, mais eux non, oh ! quel méchant procès.” (4) Il n’en fut rien, si l’on excepte Jacques Julliard qui, soucieux de se dédouaner, confirmait “qu’il n’y a qu’un pas de la critique du conformisme à la détestation pure et simple de la démocratie et du socialisme.” (8) Forcément imbriqués l’un dans l’autre, comme la gauche et l’intelligence
Mais contre toute attente, les seules protestations d’amalgame vinrent des amis eux-mêmes des censeurs, comme Christophe Kantcheff, qui regrettait dans Politis(9) que l’on puisse mettre sur un même plan Finkielkraut ou Debray et les vilains Houellebecq, Dantec et Nabe, qui font un si “mauvais usage de la littérature”. Il déplorait en outre le manque de méthode et de sérieux, la “faiblesse de l’argumentation” de l’infortuné Lindenberg.
Les accusés, en revanche, firent preuve d’une étonnante et nouvelle combativité, répondant coup pour coup, enfonçant le clou et ridiculisant leurs adversaires et la “terreur molle”(5) qu’ils imposent à leurs contemporains.
Les hérétiques n’ont pas manqué de relever les contradictions d’une attaque qui reproche, par exemple, à Alain Finkielkraut d’être tour à tour “antisémite”, de par sa défense de la liberté d’expression de Renaud Camus, puis soutien aveugle d’Israël quelques lignes plus loin.
Plus généralement, Michel Houellebecq ironise sur les palinodies des clercs, qui prônent ici la totale liberté d’écrire puis déploient là une ferme volonté de censure, qui soutiennent Taslima Nasreem mais fustigent les “islamophobes”, qui défendent la “racaille de banlieue”, laquelle brûle des synagogues, mais prétendent lutter contre l’antisémitisme. Il en conclut donc avec raison que “l’homme de gauche est décidément mal parti”(4).
Dans le même article, il se réjouit, espiègle, “d’appartenir à une liste qui compte Finkielkraut, Taguieff, Muray et Dantec”. Tout comme nombre des révoltés “s’honorent d’être la cible d’une tentative dérisoire et monstrueuse de fascisation de l’inquiétude et de la pensée libre”, dans leur “manifeste pour une pensée libre”, paru dans l’Express le 28 novembre.
Pire encore, à l’instar de la sociologue Catherine Pauchet, qui se félicite de “la fin du socialisme à la française et [du] retour de la liberté de ton, aux débats passionnels et aux valeurs de la France profonde”(10), certains d’entre eux revendiquent l’étiquette avec panache ! C’est le cas également du trublion Houellebecq, qui en appelle même aux “aimables réactionnaires classiques”(4) pour une nouvelle offensive commune contre la gauche !
Assisterait-on à un mouvement de fonds de reconquête de l’intelligence et du terrain culturel par la “droite”, ou, à tout le moins, à la fin de l’hégémonie intellectuelle du camp dit progressiste ?
C’est tout le mal que l’on souhaite à la pensée française.
Olivier GERMAIN, 20/02/2003
(1) Philippe MURAY, On ferme, Les Belles Lettres, 2002
(2) Elisabeth LEVY, Les Maîtres-Censeurs, Lattès, 2002
(3) Daniel LINDENBERG, Rappel à l’ordre, Seuil, 2002
(4) Michel HOUELLEBECQ, L’homme de gauche est mal parti, Le Figaro du 6 janvier 2003
(5) Pierre-André TAGUIEFF, Le nouvel opium des intellectuels, Le Figaro du 27 novembre 2002
(6) Emmanuelle DUVERGER et Robert MENARD, La censure des bien-pensants, Albin Michel, 2002
(7) Maurice MASCHINO, Les nouveaux réactionnaires, Le Monde Diplomatique, octobre 2002
(8) Jacques JULLIARD, Nouveaux réacs, Nouvel Observateur, 7 novembre 2002
(9) Christophe KANTCHEFF, Les nouveaux réactionnaires : du mauvais usage de la littérature, Politis, 5 décembre 2002
(10) Catherine PAUCHET, Soyons réactionnaires !, Libération du 29 novembre 2002
http://www.polemia.com/nouveaux-reactionnaires-la-fin-de-lhegemonie-intellectuelle-de-la-gauche/