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« Bloody Sunday »ou le modèle global de la contre-insurrection

Finalement, 38 ans après les événements en cause, et après douze ans d'une enquête fleuve marquée par un coût exorbitant (230 millions d'euros), le rapport sur le « Bloody Sunday », ce dimanche sanglant du 30 janvier 1972 où la répression par l'armée britannique d'une manifestation catholique avait fait 14 morts à Londonderry en Irlande du Nord, a finalement été publié le 15 juin dernier. Et l'on dira avec raison, « un rapport de plus, qui sera vraisemblablement renvoyé aux calendes de l'histoire, comme un épisode de plus de l'histoire coloniale britannique ! ».

Que retiendra l'opinion publique du fameux « Bloody Sunday », si ce n'est les « rusch » stridents de la chanson du bon vieux groupe humanitaro-pacifique de U2, ou bien les excuses solennelles de David Cameron á la chambre des communes qui avaient un goût de larmes de crocodiles très « british » dont on a peine á croire qu'elles sont sincères ?

Comme si un simple rapport quelque peu banal dans la longue liste des exactions et génocides coloniaux de l'Empire britannique allait faire vaciller l'« establishment » londonien, qui traite avec cynisme ces quelques « tâches » de l'histoire britannique. C'est bien connu, lorsqu'on ne veut pas résoudre un problème, qu'il soit d'ordre politique, social ou économique, alors on crée une commission. C'est ce qui c'est passé avec les soi-disantes bavures militaires britanniques que l'on na pas pu cacher á l'opinion publique, qui entachèrent sérieusement l'image de marque « clean » des gouvernements anglais successifs depuis 1972.

Alors on a créé une commision d'enquête avec un rapport copieux de milliers de pages, des juges « impartiaux », bien sûr, pour établir une soi-disante vérité judiciaire sur les faits en question. En fait ce qui est en jeu, ce n'est non pas, bien sûr, de rendre justice á la mémoire de victimes innocentes, au bien-fondé de la cause républicaine irlandaise, ou bien de rehausser le blason de la couronne britannique qui s'est toujours contre-foutu de la soi-disante opinion internationale offusquée par ses menées « impériales » de part le monde, mais bien de conforter la thése qu'il s'agissait d'une simple « bavure » de militaires un peu rapides sur la gachette, de surcroît parachutistes, et vraisemblablement barbouzes du MI5, pour mieux occulter le fait qu'il s'agissait d'une opération préméditée dans le cadre d'un opération britannique de contre-insurrection que les autorités britanniques ont expérimentée á cette époque sur l'Irlande du Nord, pour mieux l'appliquer et l'exporter á l'avenir dans le cadre des opérations militaires atlantistes de pacification dans les zones « insurgées » du tiers monde et au Moyen-Orient.

L'Irlande du Nord : laboratoire de la lutte contre-insurrectionnelle

Le conflit nord-irlandais que les autorités britanniques aiment á appeler « troubles », a été et restera un « terrain d'expérience » fécond de la répression anti-guérilla.

En effet, le cadre de réflexion stratégique et les réponses politiques, militaires, sociales comme sécuritaires britanniques à la crise irlandaise opèrent d'une stratégie globale de guerre contre-subversive.

L'un de ses maîtres d'œuvre de la théorétisation de cette stratégie contre-subversive est Frank Kitson (1), responsable militaire de Belfast et auteur de Opérations de faible intensité - subversion, insurrection et maintien de l'ordre (2). L'axe le plus visible de cette stratégie est la militarisation des opérations de maintien de l'ordre. L'armée obtient un rôle de police tandis que de nouvelles technologies et tactiques sont introduites : gaz CS, gaz CN, déplacement des populations, balle en caoutchouc, en plastique, saturation des ghettos, défoliant, fichage de la population, chars… A plusieurs reprises, les SAS, le MI5 et le MI6 tentent de déstabiliser les groupes armés des deux camps, dans une optique de stratégie de tension, en créant de fausses organisations, en jouant sur les dissidences au sein des mouvements républicains et loyalistes ou encore en empêchant des rapprochements entre ces deux tendances.

Les autorités britanniques agissent en permanence de manière illégale à plusieurs niveaux dans leur lutte contre les républicains. Le gouvernement est souvent accusé d'avoir mis en place une politique du « tirez pour tuer » (« shoot-to-kill »). Les assassinats de civils comme de membres de partis politiques et de groupes paramilitaires se multiplient dès le début des années 1970. C'est encore un secret de polichinelle qu'ils sont le fait des services secrets ou des SAS ou encore de loyalistes ou de gangsters à leurs soldes, comme le révèle l'arrestation en 1973 de Kenneth Littlejohn. Dans le cadre de cette même stratégie de la tension, les Britanniques, tant au niveau du gouvernement que de l'armée et des services secrets, s'assurent de l'apparition de forces alternatives aux mouvements républicains légaux ou illégaux. Ils soutiennent ainsi la création du SDLP mais aussi de différents mouvements pour la paix, tel le Mouvement des femmes pour la paix ou encore des programmes sociaux comme la Northern Ireland Playground Association, destinée aux jeunes. Il s'agit de retirer aux républicains leur soutien populaire. Par ailleurs, le gouvernement britannique utilise la tactique anti-subversive de « criminalisation ». D'autre part, le statut de criminel de droit commun lui permet d'utiliser les services d'organisations internationales comme INTERPOL qui refusent de participer à la répression de mouvements politiques. Afin d'illustrer cette tactqiue de criminalistaion, il convinet de rappeler que Le 5 mai 1981, jour de la mort de Bobby Sands suite à une grève de la faim, Margaret Thatcher, alors Premier ministre du Royaume-Uni, déclare au Palais de Westminster : « Monsieur Sands était un criminel reconnu coupable », symptomatique de cette stratégie. Tout juste après le « Bloody Sunday » et la fuite des informations sur les circonstances et le nombre de manifestants irlandais civils executés par les parachutistes britanniques, les autorités britanniques mettent en place un rigoureux contrôle de l'information. En effet, sur ordre de l'armée, les médias de Grande-Bretagne limitent leurs sujets sur les troubles. Des membres du MI5 et du MI6 sont placés dans de nombreuses rédactions. Chaque jour à Belfast, un officier tient une conférence pour la presse internationale. L'Overseas Information Department, chargé de la propagande du Foreign Office et le MI6 se chargent après la mort de Bobby Sands de diffuser sa version des faits auprès de la presse étrangère et des députés européens ainsi que de limiter le succès dans les festivals du documentaireThe Patriot Game d'Arthur McCaig. Le Political Warfare Executive, rattachée au MI6, l'Information Policy, service secret de l'armée britannique, et l'Information Research Department du Foreign Office organisent des campagnes de propagande et d'intoxication tant en Irlande du Nord, qu’en Angleterre et dans le monde entier.

Un autre aspect de la stratégie contre–insurrectionnelle expérimentale britannique est la collusion entre les groupes loyalistes et les forces de sécurité. Elle est dénoncée dès le début des années 1970 par les républicains. Cette coopération se fait à plusieurs niveaux, depuis l'armement d'émeutiers loyalistes par la RUC jusqu'à l'utilisation de membres de groupes paramilitaires dans des opérations illégales (dont des assassinats de membres de l’IRA comme de civils). L'armée, la police et le gouvernement britannique reconnaissent au fil des ans ces rapports, dévoilés par plusieurs organismes (Cory Collusion Inquiry, Lawyers Committee for Human Rights, Police Ombudsman for Northern Ireland) (3) .Des officiers du renseignement de la police de Belfast des unités spéciales de la RUC ont couverts des informateurs appartenant à la milice protestante UVF malgré leur implication dans au moins 10 meurtres et autant de tentatives, selon les conclusions d'une enquête officielle publiées lundi 22 janvier 2007. Le rapport de 162 pages est le résultat de 3 ans d'enquête. Il demande à la police de rouvrir des dizaines de dossiers datant des années 1990 et de poursuivre les anciens officiers impliqués dans la couverture des crimes de leurs informateurs. Le médiateur de la police a insisté sur la difficulté de son enquête. Ainsi, deux commissaires retraités ont refusé de témoigner. D'autres officiers ont répondu évasivement et de façon contradictoire, faisant parfois preuve de « mépris pour la loi ».

La Contre-insurrection à Bagdad

Les révélations du journaliste d’investigation Seymour Hersh (4), selon lesquelles le gouvernement israélien encourage le séparatisme kurde en Iraq, en Syrie et en Iran, s'inscrivent dans le cadre de la transposition de la stratégie britannique contre-insurrectionnelle au Moyen-Orient et en Mésopotamie (5). Il n’est pas surprenant que les Israéliens recourent á la tactique du « diviser pour régner », la pierre de touche de la politique d’un Empire britannique qui domina autrefois virtuellement tous les continents. Le parallèle entre Israël et l’Irlande ne paraît étrange que si l’on oublie que celle-ci a été le laboratoire du colonialisme britannique. Comme en Ulster, les colons israéliens dans les Territoires occupés ont des privilèges spéciaux qui les séparent des Palestiniens (et aussi des autres Israéliens). L'historien et journaliste Conn Hallinan (6) va plus loin en affirmant que l'Irlande du Nord est un modèle de conquête impériale transposable á l'Irak. La législation britannique ségrégationniste en Irlande tels que les Statuts de Kilkenny, en 1367, qui interdisaient le « bavardage » avec les autochtones, les lois pénales de 1692 qui déniaient aux catholiques tout droit civique rappellent les lois d’exception en Irak et en Afhanistan, qui ne sont que la partie visible d’une vaste stratégie d’expérimention contre-insurrectionnelle au Moyen-Orient. En effet, deux généraux américains qui se sont distingués en Irak, le général James N. Mattis du Marine Corps (corps des Marines) et le général David H. Petraeus de l’US Army (armée de terre), chacun en charge de l’entraînement et du commandement doctrinal de son armée, témoignent de la transposition de la stratégie irlandaise de contre–insurrection en Irak et au Moyen-Orient, stratégie bien sûr ré-adaptée et revisitée en fonction du contexte local, culturel, et techno-militaire. Les dits généraux ont récemment fait circuler la première version d’un manuel de « contre-insurrection » (7) (FM 3-24 Draft.).

D'autre part, Robert Fisk révèle que David Petraeus, le commandant des forces US à Bagdad, a préparé un plan consistant à transformer Bagdad en une gigantesque prison, en enfermant le tiers des quartiers de la ville dans des clôtures, et où les allées et venues seraient rigoureusement contrôlées. Le plan prévoit également le déploiement de cinq brigades mécanisées, soit 40.000 hommes, aux alentours de la capitale.

Vérité judiciaire et vérité historique

On ne peut que douter de l’issue judiciaire du rapport, et de l’incrimination de l’armée britannique dans son ensemble sur le critère de la responsabilité de commandement ; il faudra tout juste s’attendre á l’application d’une stratégie judiciaire du « bouc émissaire » en condamnant des actes criminels militaires « isolés » imputables á quelques militaires chevronnés peu soucieux du code militaire, stratégie qui au bout du compte lavera la responsabilité de la couronne anglaise. A ce titre, quoi de plus banal et laconique que les propos de David Cameron devant la Chambre des Communes qui a affirmé que l'action des soldats britanniques lors du « Bloody Sunday », n'était « ni justifiée ni justifiable » ? Il a même ajouté que « C'était mal ». Merci, l’émotion était á son comble et nous avons tous été très « shocked ». Il convient de rappeler d’autre part que le dit rapport évite soigneusement de replacer les faits du « Bloody Sunday » dans le contexte plus large et historique du conflit irlandais-britannique. Pourquoi ? Parce que l’écriture de l’histoire d’une nation n’est pas univoque. Or, le procès tient une place particulière dans la lecture a posteriori de l’histoire.

Mais les méthodes respectives des historiens et des juges diffèrent considérablement. Des procès Barbie, Touvier et Papon, nous pouvons dégager un certain nombre de divergences et de mésententes entre juges et historiens : le risque d’anachronisme, qui est la conséquence logique de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ; la difficulté de la remise en contexte, longtemps après les faits ; la place des historiens dans le procès, convoqués comme témoins – ce qu’ils ne sont pas –, mais intervenant comme experts – ce qu’ils ne peuvent être juridiquement à l’audience ; les questions purement procédurales, comme celle de l’administration de la preuve, le principe de l’imputabilité des faits et celui de la responsabilité personnelle. Enfin, l’office du juge est de rechercher et de connaître la vérité à travers le verdict (« vérité dite »). La vérité judiciaire répond donc à une logique propre, qui n’est pas celle de la vérité scientifique ou historique. Or, dans certains procès historiques, les magistrats ont parfois adapté le droit à la réalité et même parfois adapté l’histoire au droit ; d’autres ont même réécrit l’histoire. C’est pourquoi les juges anglais s’efforceront tant bien que mal de faire abstraction du fait que les événements du dimanche sanglant, sont la conséquence d’un longue genèse du conflit nord-irlandais qui remonte á la période historique de la colonisation britannique de l’Irlande par les Tudors, la confiscation des terres irlandaises et la colonisation des « planteurs » anglais, la conquête cromwellienne, puis la partition de l'Irlande.

Paradigme sécuritaire de l’ordre néolibéral global

L’immense majorité des auteurs de stratégie militaire ou de politique internationale s’accorde pour reconnaître le brouillage actuel des codes et des cadres traditionnels du conflit collectif armé. Guerres interétatiques, de prédation, civiles, asymétriques, irrégulières, terrorisme, tout succède à tout, se chevauche, se mélange, pour disparaître dans le grand fourre-tout du générique « instabilité ». Dans le cadre de cette nouvelle polémosphère confuse et plurielle car globale, la théorie et la stratégie de la contre-insurrection qui a été experimentée en Irlande du Nord, puis adaptée et appliquée au Moyen-Orient, en Irak et Afganistan, sont peu à peu devenues le fer de lance doctrinal et praxéologique de la lutte globale contre le terrorisme de l'ensemble de la communauté internationale au delá de toutes divergences idéologiques et politiques. La contre-insurrection est devenue le nouveau paradigme sécuritaire de l'ordre néolibéral global. Le traitement sémantico-symbolique de « l'insurgé » et la question de la légitimité de la lutte insurectionnelle sont évacués au profit du maintien de l'ordre établi pur et simple. A ce titre la contre–insurrection est devenue le nouveau mode opératoire de gestion et de surveillance des nouveaux rapports de dominance néocoloniaux géopolitiques et sociétaux. Dans une perspective sémantique et philosophique, il semblerait que le devenir de l'individu et des peuples soit insurrectionnel, alors que l'avenir de l'ordre établi est contre-insurrectionnel. Dans le cadre de la guerre informationnelle permanente, le signifié contre- insurrectionnel « légal », « Etatique », « pacificateur », « civilisateur » « raisonnable », « impérieux » et « centripète », tend á abosrber le signifiant insurrectionel, « chaotique », « asymétrique », « imprévisible“, « irrationnel“, « centrifuge » et « subversif ».

Jure Vujic,  Géopoliticien Septembre 2010

Notes : 

(1) voir Low Intensity Operations: Subversion, Insurgency and Peacekeeping (1971, Faber and Faber) (
(2) voir John Bowyer Bell, « The Escalation of Insurgency: The Provisional Irish Republican Army's Experience, 1969–1971 » , dans The Review of Politics, vol. 35, no 3, juillet 1973. 
(3) voir CAIN Web Service, Police Ombudsman for Northern Ireland, « Public Statement » by Mrs Nuala O'Loan on her investigation into the circumstances surrounding the death of Raymond McCord Junior and related matters, (Operation Ballast). 
(4) Seymour Hersh, « Divide and rule-Americ's paln for Bagdad » The New Yorker, 7. 07.2008. (
(5) Voir aussi: Steve Niva « Wallinf off Irag : Israel's imprint on US Counter-insurgency doctrine » 
(6) voir article http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=2232&lg=fr 
(7) disponible sur http://www. fas. org/ irp/ doddir/ army/ fm3-24fd. pdf

Jure Vujic, avocat, diplômé de droit à la Faculté de droit d'Assas Paris II, est géopoliticien et écrivain franco-croate. Il est diplômé de la Haute Ecole de Guerre « Ban Josip Jelacic » des Forces Armées Croates et de l'Académie diplomatique croate où il donne des conférences régulières en géopolitique et géostratégie. Il est l’auteur des livres suivants: Fragmenti geopoliticke misli (Zagreb, éditions ITG, 2004), Hrvatska i Mediteran – geopoliticki aspekti (éditions de l'Académie diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères et des intégrations européennes de la République de Croatie, 2008),Intelektualni terorizam - Hereticki brevijar (Zagreb, éditions Hasanbegovic, 2007), Trg marsala Tita : Mitovi i realnosti titoizma (Zagreb, éditions Uzdanica, 2008), Anamnèses et transits (Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), Nord-Sud l'honneur du vide (Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), Eloge de l'esquive (Zagreb, éditions Ceres, 2006), Kad andeli utihnu - Apokrif Ante Gotovine ( Zagre2009). 
Il est également auteur d'une centaine d'articles en philosophie, politologie, géopolitique et géostratégie. Il signe regulièrement des articles dans les journaux croates Vjesnik, Fokus, Vijenac, et dans les revues Krisis, Catholica . Il collabore avec le Centre d'Etudes Politiques de Zagreb et occupe le poste de responsable du département politologie dans l’Association Matica Hrvtaska. 
Enfin, il a préfacé le dernier livre de Tomislav Sunic, La Croatie : un pays par défaut ?, Éditions Avatar, coll. « Heartland », 2010, 252 p., 26 €.

 

http://archives.polemia.com/article.php?id=3101

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