L’identité française ne se sépare pas de l’identité européenne.
Dire cela n’a rien à voir avec une quelconque perspective supranationale, au contraire.
L’Europe est entrée dans l’histoire avec les cités grecques. C’est leur amour passionné de la liberté qui s’est exprimé à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine, à Platées, contre ce que les marxistes devaient appeler plus tard le « despotisme oriental ».
Même refus d’une monarchie orientale avec la victoire, plus ambiguë, d’Octave à Actium, contre Antoine et Cléopâtre.
Tout en sauvant la façade républicaine, Octave, devenu Auguste, n’en imposa pas moins à Rome un modèle impérial, au mépris de la tradition romaine et de l’esprit de liberté des peuples moins avancés, Celtes, Ibères ou Germains. Mais au bout de quelques siècles, l’Europe, sous le choc des barbares, revint, avec la bénédiction de l’Eglise, à un nouveau type de morcellement. Cette Europe où, depuis l’Edit de Caracalla (312), tous les hommes libres sont citoyens, ne supporte plus les pouvoirs trop lointains. En se partageant l’Empire, Les Francs en Gaule, les Wisigoths en Espagne, les Ostrogoths en Italie, les Angles et les Saxons en Angleterre, les Suèves au Portugal esquissent la carte politique de l’Europe actuelle : des entités politiques de taille moyenne, sous-dimensionnées par rapport aux grands empires byzantin ou arabe mais où le pouvoir semble plus à portée du grand nombre, jusqu’à l’émiettement féodal.
Les tentatives de reconstituer un grand bloc européen de type impérial sur le modèle romain ne manquèrent pas : Charlemagne, le Saint Empire romain germanique, les Habsbourg, jusqu’à Napoléon et Hitler, mais elles firent les unes après les autres long feu. Il est significatif qu’au XXe siècle les totalitarismes s’emparèrent des deux nations qui s’étaient vu un moment héritières de Rome, l’Allemagne des Kaiser, la Russie des Czars (deux déformations de César). Mais ils n’ont eu, eux aussi, qu’un temps.
Cette histoire tourmentée fait-elle, autant qu’on le dit, de l’ Europe une terre de brassage ethnique ? Elle le fut sans doute au premier millénaire, par l’esclavage d’abord, par les invasions ensuite. Très peu depuis l’an Mil. Au temps des invasions, les nouveaux venus tentaient de s’imposer par le fer et par le feu. Mais ils ne gagnaient pas vraiment : soit qu’ils fussent défaits sur les champs de bataille (les Huns, les Hongrois, les Turcs), soit qu’ils se soient assimilés à la civilisation des premiers occupants : destin de la plupart des peuples germains du Ier millénaire. Les Arabes, seuls, imposèrent leur civilisation en Espagne, mais ils en furent finalement rejetés, comme les Turcs devaient l’être des Balkans.
Et la France dans cette histoire, dira-t-on ? A un degré suréminent, elle porte cette vocation européenne de liberté, elle en est l’emblème. Emblématique déjà par sa position : le seul qui soit à la fois sur la Mer du Nord, l’Atlantique et la Méditerranée, maritime et continental (au sens de MacKinder), latin et franc, catholique mais teinté de protestantisme, chrétien mais inspirateur des Lumières, notre pays est à lui seul un condensé de l’Europe. Comme jadis les cités grecques, il incarna tout au long de l’histoire – sauf l’exception napoléonienne – la résistance à la tentation impériale paneuropéenne : contre le Saint Empire, contre les Habsbourg, contre le Reich bismarkien. Redécouvrant à la fin du XVIIIe siècle les valeurs de la démocratie grecque, les Français, comme les Grecs jadis, sont bien les Européens par excellence. Ils sont un peu à l’Europe, ce que l’Europe est au monde. Leur identité, c’est d’abord cela.
Tout cela appartient –il au passé ?
Loin de nous l’idée d’oublier ce que la chute du rideau de fer doit à des acteurs non-européens, Américains bien sûr mais aussi Afghans. Reste que cet événement résulta aussi du combat de grands Européens ; Jean Paul II, Walesa et d’autres et doit être considéré comme une grande victoire de la civilisation européenne. En refusant avec plus de détermination que d’autres l’ultime menace soviétique qu’exprimait la prolifération des euromissiles, notre pays réagit alors en conformité avec son sens séculaire de la liberté.
Comment dès lors s’étonner que la France doute de son identité dès lors que de nouvelles menaces semblent, à tort ou à raison, lui rappeler ce que, tout au long de l’histoire, elle a, comme les autres Européens, rejeté ?
Toujours ouverte aux autres cultures, y compris arabe, comment se résignerait-elle à ce que l’Europe appartienne jamais à l’oumma, ainsi que l’envisagent certains islamistes ?
Comment pourrait-elle accepter que certains faucons américains, tel Zbigniew Brzezinski, prônent la mise en tutelle de l’Europe au sein d’un nouvel ordre impérial ? Comment ne serait-elle pas inquiète, elle qui, presque tout au long de son histoire, a combattu les empires, d’entendre Barroso dire : « parfois j'aime comparer l'Union Européenne en tant que création, à l'organisation des empires », même s’il ajoute qu’il s’agira du « premier empire non impérial » (1). De quelque manière que cela soit dit, il n’est en tous les cas pas dans la vocation de la construction européenne de substituer à la variété colorée de ses personnalités nationales, la grisaille d’un soft power bureaucratique.
Loin de se replier sur elle-même, la France, en se souciant de son identité, ne fait que défendre, comme elle l’a toujours fait, l’identité de l’Europe.
Roland Hureaux
Haut fonctionnaire, essayiste
30/12/2009
www.magistro.fr/content/view/420/80/
(1) Conférence de presse à Strasbourg, 10 juillet 2007
Commentaires
Remarque : l'édit de Caracalla date de 211, erreur d'un siècle.