Si quelqu’un s’était endormi à Paris, Londres ou Berlin en 1790, et réveillé en 1820, le monde politique ou diplomatique lui serait apparu comme parfaitement bizarre, tant les cartes avaient été rebattues.
Si une autre personne s’était endormie en 1890 et réveillée en 1920, le choc aurait été encore plus profond, avec la disparition de la Russie et de l’Autriche-Hongrie, le retour de la Pologne, l’émergence de l’URSS, l’effondrement de la Chine, l’inexorable montée des États-Unis comme puissance dominante, tout cela et bien d’autres choses encore étant bien sûr la conséquence de l’inimaginable guerre civile européenne qui avait fait des millions de morts de 1914 à 1918.
Imaginons pour finir qu’un troisième individu se soit endormi vers 1990.
Déjà, l’Union Soviétique a disparu tandis que la Chine éternelle ré-émerge pour tenter de redevenir la première puissance économique mondiale. Parallèlement, l’ordre artificiel établi au Moyen-Orient en 1920 est en voie de destruction et le monde moderne voit surgir à son immense stupéfaction une nouvelle guerre des religions, voire des civilisations, comme l’avait très bien vu Huntington. Et tout un chacun de se poser des questions sur un futur qui tout à coup apparaît comme bien incertain.
De ces trois exemples, j’avais tiré, il y a déjà plusieurs années, la conclusion que la plupart des institutions humaines avaient une durée de vie d’environ 70 ans et qu’après cette période, celles qui n’avaient plus de raisons d’être avaient tendance à disparaître.
Et donc l’histoire semblait passer de 70 ans de stabilité à 30 ans de troubles, suivis de 70 ans de stabilité et ainsi de suite depuis le début de l’ère industrielle.
Si cette hypothèse est la bonne, nous serions en plein milieu d’une époque de troubles qui aurait commencé vers 1990…
Malheureusement, ces effondrements institutionnels se passent rarement dans le calme et la sérénité. Qui plus est, les vraies ruptures se produisent souvent très brutalement car, comme le disait Lénine, « il y a des semaines où il se passe plus de choses que pendant toutes les années qui les ont précédées ».
Et donc, nous nous trouverions dans le paradoxe logique d’Asimov quand des institutions que chacun croit stables se voient confrontées aux tempêtes du changement : « Que se passe-t-il, demandait Asimov, quand des forces infinies s’attaquent à un objet inamovible ?»
A cette question, pour moi, la réponse est toujours la même : l’inamovibilité, cela ne peut exister conceptuellement, car le non mouvement c’est la mort, et la deuxième partie de la question est donc fausse. Car le mouvement l’emportera toujours sur la stabilité, comme nous l’avons fort bien vu avec l’exemple de l’Union soviétique. Et plus l’objet apparaît comme inamovible et plus sa disparition entraînera de désordres.
A l’évidence, nous sommes dans une telle situation aujourd’hui et chacun doit donc prendre en compte cette réalité, à son niveau.
Et c’est pourquoi j’ai intitulé mon précédent article « Le Mur de Berlin va-t-il tomber à nouveau ?», tant le Mur de Berlin apparaissait comme un objet inamovible.
Voila qui paraît inquiétant, mais ce n’est pas la bonne réaction. Car la première chose dont il faut se persuader est bien sûr que ne sont pas en jeu que des forces destructrices.
Prenons quelques exemples.
90% des enfants seront scolarisés d’ici peu dans le monde. Pour la première fois dans l’histoire la quasi totalité de la population mondiale saura lire et écrire d’ici 10 ans.
L’espérance de vie ne cesse d’augmenter et de nombreuses maladies sont en voie d’éradication complète ou partielle (poliomyélite, malaria, sida etc.)
La mortalité infantile est en baisse partout.
La communication et la conservation des connaissances a fait un bond en avant gigantesque quand nous sommes passés du livre à l’ordinateur.
Il existe donc de nombreuses avancées extrêmement positives, et le fait que les universités ou les écoles en ligne vont plomber les systèmes officiels est certes une mauvaise nouvelle pour les mandarins de l’éducation nationale, mais pas du tout pour les enfants ou ceux qui veulent apprendre. Et déjà, les pousses vertes des nouveaux systèmes d’éducation sont en train de sortir de terre un peu partout et cela est une bonne, une très bonne nouvelle.
Le problème est bien sûr que ces forces bienveillantes - ou non - vont déstabiliser des objets qui se considéraient « de jure » comme inamovibles, et que beaucoup de rentes de situation (par exemple les dockers du port de Marseille) vont disparaître. Et donc, ces rentiers vont faire appel aux États qui sont censés les protéger et disposent du monopole de la violence légitime pour essayer d’empêcher la marée de monter (voir les taxis et Uber).
La question pour le lecteur est donc : comment se préparer au niveau individuel, surtout quand le corps politique semble incapable de se réformer et de réformer un système devenu immobile tandis que le vent se lève ?
La première réponse est d’identifier les perdants, et cela est facile.
Comme le disait fort justement Marx, « l’infrastructure économique détermine la superstructure politique ».
De 1800 à 1980, l’infrastructure économique était « pyramidale », un peu comme les armées napoléoniennes, et donc les grandes institutions étaient pyramidales.
Or, les structures économiques sont en train de « s’aplatir » à toute allure (voir Google, Microsoft, le commerce sur le Net etc.), et certains États ont déjà commencé à s’adapter tels la Suède, la Suisse ou le Royaume-Uni.
En revanche, ailleurs, des efforts gigantesques sont faits pour «monter» d’un cran et remplacer de « petits États » « par un seul grand État » et donc retarder l’inévitable échéance, en créant quelque chose de « too big to fail».
De fait, une partie des forces politiques essaie de créer un objet étatique encore plus inamovible plutôt que de réformer. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir qui va échouer et qui va réussir.
Mon premier conseil est donc « méfiez vous de la taille». Dans le monde dans lequel nous vivons, la taille va devenir un handicap énorme.
Que le lecteur pense aux dinosaures quand une comète a frappé la terre. Ils ont disparu en masse, alors même que les mammifères, qui existaient déjà et qui étaient très petits, se sont débrouillés pour survivre.
Et donc mon conseil principal reste le même.
Comme nous sommes certains que le mouvement va l’emporter, alors il est prudent pour chacun de rester aussi mobile que possible et d’essayer de limiter ses demandes personnelles sur les objets « inamovibles» dans la mesure du possible. Un paysan en Ukraine aujourd’hui est sans doute moins à plaindre qu’un fonctionnaire dans ce malheureux pays. Et il est sage pour chacun d’analyser avec soin ses relations avec son système soi- disant inamovible et de prendre les mesures en conséquence. Dans cet esprit, le mouvement «sortir de la Sécu» est sans doute sur une bonne voie.
Cela vaut bien sûr aussi pour les placements.
Avoir une partie importante de son patrimoine dépendant de systèmes inamovibles pourrait être une lourde erreur. En d’autres termes, et je me répète, les actions (parts de propriété) sont sans doute beaucoup moins dangereuses que les obligations, qui ne sont que des contrats qui ne valent que ce que le système juridique dominant permettra. Certes, mes actions pourraient être nationalisées, mais cela sera plus difficile que de déclarer que mon obligation d’État ne sera remboursée qu’à un tiers de sa valeur.
Les temps troublés ont commencé et bien commencé, à mon avis du moins, et prendre des exemples historiques d’individus qui ont traversé ce genre de tempêtes et survécu serait peut-être utile.
L’un d’entre eux m’a toujours beaucoup amusé : Sieyès, le Constituant, à qui on demandait ce qu’il avait fait pendant la Révolution française avait répondu :
« J’ai survécu.»
Rien à ajouter…
Charles Gave