Propos recueillis par Rémi Tremblay pour le magazine canadien "Le Harfang" (Québec)
Vous placez la genèse de la Révolution conservatrice allemande au XIXème siècle. Qui en furent les précurseurs et à quelles idées se ralliaient-ils ?
En effet, il me paraît très important de replacer la révolution conservatrice allemande dans un contexte temporel plus vaste et plus profond, comme d’ailleurs Armin Mohler lui-même l’avait envisagé, suite à la publication des travaux de Zeev Sternhell sur la droite révolutionnaire française d’après 1870, qui représente une réaction musclée, une volonté de redresser la nation vaincue : après la défaite de 1918 et le Traité de Versailles de juin 1919, c’est ce modèle français qu’évoquait explicitement l’Alsacien Eduard Stadtler, un ultra-nationaliste allemand, bilingue, issu du Zentrum démocrate-chrétien, fondateur du Stahlhelm paramilitaire et compagnon de Moeller van den Bruck dans son combat métapolitique de 1918 à 1925. L’Allemagne devait susciter en son sein l’émergence d’un réseau de cercles intellectuels et politiques, d’associations diverses, de sociétés de pensée et de groupes paramilitaires pour redonner au Reich vaincu un statut de pleine souveraineté sur la scène européenne et internationale.
Mohler étudie la révolution conservatrice pour la seule période qui va de la défaite allemande de 1918 à l’année 1932, celle qui précède l’accession d’Hitler au pouvoir. Cette révolution conservatrice n’est pourtant pas envisageable intellectuellement si l’on fait abstraction du 19ème siècle allemand, de la postérité des « autres Lumières » de Herder, de l’inflexion vers le religieux et l’organique qu’impulse la philosophie de Schelling, des démarches philologiques explorant lettres et passés nationaux des peuples, perçus comme entités vivantes, auxquelles il serait navrant et criminel d’imposer des abstractions, a fortiori si elles sont étrangères. Nul mieux que le Britannique Peter Watson, dans son épais volume consacré au « German Genius », n’a su démontrer, récemment, que les démarches philosophiques, scientifiques, musicales, artistiques allemandes ont constitué une « troisième renaissance » européenne, après les renaissances carolingienne et italienne. Avant lui, le professeur strasbourgeois Georges Gusdorf, dans ses volumes sur la pensée romantique, expliquait, sans jargon, quel avait été l’apport des pensées allemandes avant 1850 : cet apport était organique, était l’avènement d’une pensée organique hostile aux mécanicismes et aux constructivismes simplistes, dont ceux des vulgates édulcorées et répétitives, issues des idéologèmes de la révolution française. Dilthey va systématiser ultérieurement, sur les plans philosophique et sociologique, l’herméneutique du Verstehen, mode d’appréhension du réel non matériel, propre aux forces et instances vivantes qui animent les communautés humaines. La lecture des volumes de Gusdorf sur le romantisme allemand est un must pour tout francophone qui veut entrer dans le vif du sujet.
A la fin du siècle, l’Europe, par le truchement de ces « sciences allemandes », dispose d’une masse de connaissances en tous domaines qui dépassent les petits mondes étriqués des politiques politiciennes, des rabâchages de la caste des juristes, des calculs mesquins du monde économique. Rien n’a changé sur ce plan. Quant à la révolution conservatrice proprement dite, qui veut débarrasser les sociétés européennes de toutes ces scories accumulées par avocats et financiers, politicards et spéculateurs, prêtres sans mystique et bourgeois égoïstes, elle démarre essentiellement par l’initiative que prend en 1896 l’éditeur Eugen Diederichs. Il cultivait l’ambition de proposer à la lecture et à la réflexion une formidable batterie d’idées innovantes capables, à terme, de modeler une société nouvelle, enclenchant de la sorte une révolution véritable qui ne suggère aucune table rase mais au contraire entend ré-enchanter les racines, étouffées sous les scories des conformismes. La même année, le jeune romantique Karl Fischer fonde le mouvement des Wandervögel, dont l’objectif est d’arracher la jeunesse à tous les conformismes et aussi de la sortir des sinistres quartiers surpeuplés des villes devenues tentaculaires suite à la révolution industrielle. Eugen Diederichs veut un socialisme non matérialiste, une religion nouvelle puisant dans la mémoire du peuple et renouant avec les mystiques médiévales (Maître Eckhart, Ruusbroec, Nicolas de Cues, etc.), une libéralisation sexuelle, un néo-romantisme inspiré par des sources allemandes, russes, flamandes ou scandinaves.
Ces idées sont propulsées dans le paysage intellectuel allemand par une politique éditoriale moderne et dynamique qui propose à la réflexion du plus grand nombre possible, sur un mode équilibré, serein et doux, toutes ces idées jusqu’en 1914. La première guerre mondiale va ruiner ces projets de rénovation tout à la fois révolutionnaire et conservatrice des sociétés européennes. C’est bel et bien la fin de la « Belle Epoque ». Socialistes, anarchisants, lecteurs des productions de Diederichs, Wandervögel, néoromantiques germanisants, « médiévisants » mystiques, nietzschéens de toutes moutures, artistes avant-gardistes avaient rêvé calmement de transformer nos sociétés en un monde plus juste, plus enraciné dans son passé idéalisé, plus religieux, plus esthétique. La guerre ruine la possibilité d’accéder à ce monde nouveau par le biais d’une transition douce, laquelle, il faut l’avouer, par manque de rudesse, risquait de bien vite s’enliser en un magma sans levain ou en des parodies parfois bouffonnes. Un grand nombre d’idéalistes mystiques, germanisants, nietzschéens vont alors penser, entre autres avec les futuristes italiens, que la guerre constituera une hygiène, favorisera une sorte de grande lessive qui, après des carnages que l’on imaginait héroïques et chevaleresques, permettrait enfin l’avènement de ce « règne de l’esprit » (envisagé par Merejkovski et Moeller van den Bruck).
Au lendemain de la défaite, les Allemands se rendent compte qu’ils ne sont plus considérés dans le monde comme les porteurs de cette « troisième renaissance européenne », dont les composantes, pourtant sublimes, ont été décrites comme les expressions d’une barbarie intrinsèque par les propagandes alliées. Balayé par les horreurs de la guerre, l’idéalisme d’avant 1914 subit une transformation après la défaite : plus tragique, plus âpre aussi, il accentuera son nietzschéisme, non plus en se référant au nietzschéisme des artistes (moqué par les droites et adulé par les sociaux-démocrates avant la Grande Guerre) mais à un Nietzsche plus « démasqueur », plus incisif et offensif. Le communisme bolchevique est désormais un facteur avec lequel il faut compter ; la radicalité communiste n’est plus marginale et intérieure, elle a désormais pour instrument une grande puissance politique aux dimensions impériales. Les mécontents, qui n’admettent pas la défaite ni les capitulations qu’elle implique, prennent des positions ambivalentes : ils posent le communisme comme inacceptable à l’intérieur du Reich mais la nouvelle Union Soviétique de Lénine comme un allié potentiel contre un Occident qui impose des réparations impossibles à satisfaire.
Les penseurs les plus audacieux, en l’occurrence Ernst et Friedrich-Georg Jünger, élaborent un « nationalisme révolutionnaire », soit un radicalisme forcené à connotations communisantes et collectivistes, doublé de l’affirmation d’un nationalisme porté par une phalange inébranlable de combattants politiques soudés, par des liens de camaraderie extrêmement forts, comme l’étaient les Stosstruppen, les troupes d’assaut, lors de la Grande Guerre. Les frères Jünger, leurs homologues au sein du « nationalisme soldatique » comme Franz Schauwecker ou Werner Beumelburg, le penseur Friedrich Hielscher, etc. caresseront l’espoir de voir se déclencher un putsch militaire (par Corps Francs interposés, comme la phalange orchestrée par le Capitaine Ehrhardt) qui porterait au pouvoir une élite de combattants issus des Stosstruppen. Cette élite aurait eu pour tâche historique de créer un système politique radicalement différent des héritages politiciens du 19ème , de l’époque de Guillaume II et de la nouvelle République de Weimar, de la démocratie occidentale et de ses dérives rationalistes ou ploutocratiques (France, Angleterre), tout en dépassant la radicalité bolchevique russe et en renouant avec la fougue iconoclaste d’un Marinetti ou avec les projets audacieux et grandioses des architectes futuristes, avec les fureurs d’un Léon Bloy fustigeant les dévots au nom d’une foi incandescente, non pas au nom d’un voltairisme réactualisé mais d’un feu intérieur mystique qui n’accepte pas que le religieux s’enlise dans un conformisme quelconque, dans un pharisaïsme sec et ridicule.
Les traités de Locarno et de Berlin ramènent un espoir de paix en Europe qui isole les partisans de cette révolution incandescente des combattants, des futuristes, des bolcheviques non matérialistes et des mystiques enflammés. Locarno et Berlin sonnent le glas des idéalismes révolutionnaires : à ceux-ci, que l’ouvrage Le Travailleur d’Ernst Jünger illustre pleinement, succèdera un néonationalisme plus apte à s’inscrire dans les luttes politiques balisées par les institutions de la République de Weimar.