L’Union européenne veut déléguer à la Turquie le soin de gérer la crise des réfugiés, au moment même où Recep Tayiip Erdogan ne cache pas son mépris pour ce que nous sommes collectivement en train de devenir.
« Hier vous nous traitiez de haut. Aujourd’hui vous avez besoin de nous. Nous en profitons, c’est aussi simple que cela ». Mon interlocuteur, un responsable turc, arbore un sourire discret. En l’écoutant dans l’atmosphère feutrée d’un club parisien, un souvenir très lointain me revient à l’esprit. C’était l’été 1970. Pendant près de trois jours dans le grand bazar d’Istanbul, j’avais négocié avec un vieil antiquaire l’achat d’un Coran très ancien. Je revenais chaque jour dans son échoppe et je ne pouvais dissimuler ma fascination, toute esthétique, pour ce livre: la qualité de sa reliure, l’élégance de sa calligraphie, le mystère de sa provenance. J’en fis l’acquisition pour un prix, sans doute très proche de celui initialement demandé.
Comment négocier avec quelque chance de succès, lorsque votre interlocuteur sait pertinemment que vous n’avez pas le choix, que vous vous êtes placé de vous-même, sous sa coupe, par amour d’un objet dans mon cas, par volonté de déléguer à d’autres la responsabilité d’un problème que vous ne savez-pas, ne voulez pas et finalement sans doute ne pouvez vous plus gérer, dans le cas de l’Europe ?
Les spécialistes de la négociation diplomatique retiendront-ils le traitement par l’Union Européenne de la question des réfugiés comme l’illustration la plus parfaite de ce qu’il ne faut pas faire ? Le catalogue le plus exhaustif des mauvaises décisions, prises au mauvais moment et de la mauvaise manière ? Il y a d’abord eu le refus de « voir le problème » ou pour certains de considérer qu’il pouvait vous concerner au nom de la solidarité européenne et des valeurs qui fondent l’Union, ou de manière plus juridique même, au nom des principes que nous nous sommes engagés à respecter et appliquer. Ainsi telle république balte pouvait-elle dire il y a près d’un an par la voix de son représentant le plus éminent : « Les réfugiés ce n’est pas nôtre problème ». Autrement dit, c’est celui de l’Italie et de la Grèce. Pour le formuler plus brutalement encore : nous avons besoin de vous face à la Russie de Poutine, mais n’attendez-rien de nous sur la question des réfugiés. Hier à l’est et au centre de l’Europe, on attendait avec impatience la chute des murs qui séparaient artificiellement l’Europe en deux. Et à partir de 1989 on célébrait les retrouvailles de l’Europe avec son histoire et sa géographie. Mais « l’Europe kidnappée » d’hier, pour reprendre l’heureuse formule de Milan Kundera, est aujourd’hui à l’avant garde, de ce mouvement de repli populiste sur soi-même. Est-ce pour se retrouver émotionnellement plus proche de l’autre membre à part entière de son ex-Empire que l’Autriche semble de plus en plus calquer ses positions en matière de traitement des réfugiés, sur celles de la Hongrie et s’éloigner toujours davantage de celles de Berlin ? N’assiste-t-on pas comme à une forme de compétition entre des pays prêts à adopter des mesures toujours plus restrictives et toujours plus en violation du droit international ?
Soixante et onze ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, la plus grave crise des réfugiés que l’Europe ait connu, est en train de constituer le pire des révélateurs et accélérateurs des faiblesses qui sont les nôtres, collectivement et individuellement.
En France, il y a comme une forme de divorce avec la réalité, lorsque l’on voit des jeunes et des syndicalistes défiler dans les rues des grandes villes pour défendre un statu quo intenable et contre productif, et tenir des propos de « petits – retraités » sur la défensive, au moment où, sous des abris fragiles, impuissants à protéger contre la pluie, le froid et le vent, des milliers de réfugiés sont de plus en plus laissés à eux-mêmes. Où est la compassion, où est le rêve, où est la volonté d’exister par et pour de nobles causes qui pouvait animer d’autres générations qui n’étaient pas il est vrai confrontées au problème du chômage, ou pas à ce niveau?
Et que dire de l’Etat Français, qui abrite son mélange de passivité et de cynisme, derrière la promesse « généreuse » d’accueillir 30.000 réfugiés
L’Europe se retrouve prise au piège d’une machine infernale qu’elle a créée de ses propres mains, à force d’égoïsme, de petits calculs et de peur. L’Allemagne d’Angela Merkel n’est pas bien sûr exempte de reproches. Mais la nature a horreur du vide. On ne peut à la fois s’enfermer dans une attitude faite d’attentisme et de replis tactiques et accuser Berlin d’unilatéralisme et d’irresponsabilité lorsque le pays décide de bouger.
Il n’en demeure pas moins que l’idée « d’externaliser » les responsabilités de l’Europe, est d’autant plus préoccupante, qu’elle intervient au pire moment et de la pire des manières. Puisque l’Union n’existe plus ou si peu face à la question des réfugiés, demandons à la Turquie de prendre en charge le problème. Payons-la grassement, cédons à toutes ses exigences, fermons les yeux sur tous ses manquements en matière de démocratie et de droits de l’homme. Nous maintenions fermées hier, les portes de l’Union, à une Turquie qui faisait tout pour se rapprocher de nos valeurs. Nous les entrouvrons aujourd’hui à une Turquie qui ne cache plus son mépris pour ce que nous sommes en train de devenir et qui poursuit elle aussi des objectifs de politique intérieure à court terme. Le président Recep Tayyip Erdogan peut se tourner vers les milieux d’affaires et les classes moyennes supérieures de son pays et leur dire : « Vous ne m’aimez guère, vous condamner ma brutalité et mon cynisme, la concentration de pouvoirs qui s’accélère autour de ma personne, mais regardez cela marche. Personne n’a obtenu plus de concessions unilatérales de l’Europe que moi ».
Dominique Moïsi
Dominique Moïsi / Chroniqueur - Conseiller spécial à l'Ifri (Institut français des relations internationales)
Les Echos :: lien
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