Le comte Joseph de Maistre est un homme politique, historien et écrivain savoyard né en 1753. En 1792, il doit fuir la France pour échapper aux révolutionnaires et change de nationalité durant sa résidence dans le royaume de Sardaigne ; c'est pourquoi il répètera, dans ses écrits, qu'il n'est techniquement pas français. Mais son cœur n'aura assurément jamais quitté la mère-patrie. Bien que les Lumières gagnent toute l'Europe, c'est sa profonde fibre française qui saigne face au spectacle cataclysmique de la Révolution, que ce traditionaliste voit comme un fait du plus haut degré de corruption connu dont le « caractère satanique (…) le distingue de (…) peut-être tout ce qu'on verra ». Et c'est ce qui motivera son œuvre, au sommet de laquelle se trouve Considérations sur la France.
Félix Croissant, pour le SOCLE
La critique positive de Considérations sur la France au format .pdf
Ladite œuvre a fait de lui l'un des plus ardents partisans de ce qu'on appelle la contre-révolution. Une ardeur qui a pu lui donner une image de radical, de sectaire. Ce qui est certain, c'est que les Lumières sont, pour lui, le Mal incarné, et qu'il a tiré de cet antagonisme une opposition frontale à la démocratie, aux sacrosaints droits de l'homme, et au rationalisme du XVIIIème siècle, pour la défense du sens commun, de la foi, et des lois non-écrites. Tourné comme ça, son portrait peut donc choquer l'esprit moderne, mais comme ces deux derniers siècles ont prouvé maintes fois que les pessimistes ont plus souvent raison que les idéalistes, on peut partager l'opinion de l'écrivain George Steiner qui voit dans Maistre un prophète annonçant le malaise idéologique de la modernité en montrant la violence inscrite dès l'origine dans l'émancipation révolutionnaire.
Dieu et le petit théâtre humain
Les Considérations sur la France sont publiées pour la première fois en 1796. Le tumulte de la 1789 s'estompe et les vallées entières de sang versé par la Terreur a enfin séché. La Révolution est achevée par la volonté même de ses héritiers et les débats vont bon train sur la nature du régime qui va lui succéder.
Voici une des premiers témoignages que Maistre rapporte du bas-monde en ces temps historiques : « Je n'y comprends rien. » C'est ce qu'il entend, dans la rue, autour de lui, encore et encore. Personne n'y comprend rien. Personne n'a rien vu venir. Dans son chapitre intitulé Des révolutions, l'auteur affirme que « La Révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. » Ceux qui ont bâti la république l'ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu'ils faisaient ; ils y ont été conduits par les événements ; un projet antérieur n'aurait pas réussi. « La première condition d'une révolution décrétée, c'est que tout ce qui pouvait la prévenir n'existe pas, et que rien ne réussisse à ceux qui veulent l'empêcher. »
Le seul point de divergence fondamental que j'ai avec Maistre est son providentialisme, croyance selon laquelle la volonté de Dieu est évidente en chaque événement. Cette posture aiguillera une bonne partie de sa pensée, et y faire abstraction n'aura pas été chose aisée. Il n'y a rien à faire : l'homme a la foi. Il croit tellement à la mécanique divine que pour lui, la Révolution est l'œuvre de Dieu, inspiré par Burke, dont les lectures le convainquent que ce moment de l'histoire, loin de se réduire à une folie vide de sens, peut être considéré comme un châtiment régénérateur. « Si la divinité emploie les instruments les plus vils, écrit-il, c'est qu'elle punit pour régénérer. » En 1796, nombre des commissaires de la révolution sont passés à leur propre guillotine. Un début de justice divine pointe à l'horizon, et conforte Maistre dans cette disposition. C'était écrit. Les souffrances du peuple français étaient écrites. Elles l'étaient d'autant plus que le peuple n'aura pas été un parfait innocent dans cette tragique histoire. « Jamais un plus grand crime n'eut plus de complices », écrit l'auteur, avant de poursuivre : « tout attentat commis contre la souveraineté au nom de la nation est toujours plus ou moins un crime national, car c'est toujours plus ou moins la faute de la Nation si un nombre quelconque de factieux s'est mis en état de commettre le crime en son nom. » La majorité des Français ne voulut peut-être pas la mort de Louis XVI, mais elle ne fit rien pour empêcher le carnage. Maistre ne parle de rien de moins que de karma.
Et la mécanique divine continue, sous la forme de l'ordre dans le désordre. Pour Maistre, les coupables de la Révolution ne pouvaient tomber que sous les coups de leurs complices. Si la force seule avait opéré ce qu'on appelle la contre-révolution et replacé le roi sur le trône, il n'y aurait eu aucun moyen de faire justice : l'appareil judiciaire, majoritairement composé de royalistes, aurait eu l'air de se venger, et considérant l'ampleur du crime, la vengeance aurait été un massacre de trois siècles qui aurait gravement terni la Restauration. « Il fallait que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvint plus net et plus malléable entre les mains du roi futur. »
Maistre se montrera un peu trop optimiste, tout au long de son essai. Son providentialisme le persuade que le retour du roi arrivera au plus tard avant la sortie du film éponyme. Tout va bien se passer. Et c'est peut-être pourquoi il est si serein face aux scélérats. « Toute révolution royaliste est impossible avant la paix », écrit-il. La conclusion qu'il en tire n'en est pas moins fondée : si le roi veut réussir son retour, il faut que son règne commence sur de bonnes bases, et donc que la République ait, au préalable, réussi la paix. Quant au clergé de France, il lui recommande de ne point s'endormir. « [ce dernier] a mille raisons de croire qu'il est appelé à une grande mission. (…) S'il ne se fait pas une révolution morale en Europe, si l'esprit religieux n'est pas renforcé dans cette partie du monde, le lien social est dissous ; on ne peut rien deviner, et il faut s'attendre à tout. »
Maistre compte d'autant plus sur la paix qu'il la sait fragile. En fait, il estime que la guerre est l'état habituel du genre humain et que la paix, pour chaque nation, n'est qu'un répit. « Lorsque l'âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l'incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l'excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang. » Il conclue qu'il n'y a qu'un moyen de comprimer le fléau de la guerre : comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification. « Nous sommes gâtés par la philosophie moderne qui a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n'est à sa place. (…) Mais gardons-nous de perdre courage : il n'y a point de châtiment qui ne purifie, ni de désordre que l'amour éternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité. »
Digressions sur le christianisme
Pour Maistre, toutes les institutions imaginables reposent sur une idée religieuse ou ne font que passer. Le penseur ne croit pas à la fécondité du néant. Il opposera à plusieurs reprises, dans son essai, le christianisme à la philosophie, puissance essentiellement désorganisatrice. La durabilité de ce qui est repose sur la force qui le sous-tend. De Maistre se lance dans une ode émouvante aux fêtes saintes… pour mieux fustiger, par la suite, l'inanité des puissants républicains, pas fichus d'organiser une simple fête municipale. Deux siècles plus tard, qu'a-t-on de plus que le 14 juillet ?
Le problème est que le vers est dans le fruit. L'irréligion bat son plein. Il n'y a plus de prêtres, on les a massacrés. Au moment où Maistre écrit son essai, rien n'est écrit, mais il semble n'y avoir plus rien. Il s'adresse à ceux qui ont appelé ce rien de leurs vœux : « Vous craigniez la force de la coutume, l'ascendant de l'autorité, les illusions de l'imagination : il n'y a plus rien de tout cela ; il n'y a plus de coutume ; il n'y a plus de maître ; l'esprit de chaque homme est à lui. La philosophie ayant rongé le ciment qui unissait les hommes, il n'y a plus d'agrégations morales. » Mais la nature a horreur du vide. « Il me semble que tout philosophe doit opter entre deux hypothèses : ou qu'il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extravagante. »
Citons cette déclaration qui ne manque pas de flamboyance : « La génération présente est témoin de l'un des plus grands spectacles qui ait jamais occupé l'œil humain : c'est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l'univers regarde. »
L'impossibilité de la « Grande république » et la nullité de la République française
Dès le début de son chapitre La République française peut-elle durer ?, Maistre annonce la couleur : « la nature et l'histoire se réunissent pour établir qu'une grande république indivisible est une chose impossible. » Il cite deux fadaises que les tenants de la République répètent au peuple français : petit a, rien n'empêche qu'on ne voit ce qu'on n'a jamais vu ; petit b, la découverte du système représentatif rend possible pour nous ce qui ne l'était pas pour nos devanciers.
Au premier point, l'auteur répond par la théorie des probabilités : en plusieurs milliers d'années d'histoire, la grande république n'est jamais arrivée ; elle n'est qu'un fantasme. Il revient à nous, lecteurs câblés, de déterminer si les républiques qui sont apparues dans les deux siècles suivants étaient des grandes ou non.
Au deuxième point, le système représentatif chéri, Maistre rappelle qu'il est une pièce du gouvernement féodal. S'ensuit un cassage en règle des préjugés à l'encontre du Moyen-âge, dans lequel de Maistre rappelle que le système représentatif vient de la création par l'autorité royale des communes, qu'elle appela dans les assemblées nationales par leurs mandataires. Au sujet de la démocratie, ce système dans lequel TOUT le peuple serait représenté, Maistre est catégorique : ça ne réussira jamais. Quand on fait mention de l'Amérique, il traite cette dernière d'« enfant en maillot ».
Et de toute façon, même si elle était possible, la chose ne ressemblerait à rien, en France : « si la république est dans la capitale et que le reste de la France est sujet de la république, ce n'est pas le compte du peuple souverain. » À partir de là, Maistre se demande s'il est de l'intérêt du peuple français d'être sujet d'un directoire exécutif et de deux conseils institués suivant la constitution de 1795 plutôt que d'un roi régnant suivant les formes anciennes. Pour de Maistre, la réponse à cette question se situe dans le mal fondé de la république : comment la liberté pourrait-elle naître d'un système né du crime ? « La barbarie savante, l'atrocité systématique, la corruption calculée et l'irréligion n'ont jamais rien produit. »
À suivre