Trois semaines après l’approbation référendaire du Brexit, examinons les dernières péripéties politiciennes survenues outre-Manche au moment où le 10 Downing Street, la résidence officielle du Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté, accueille un nouveau locataire en la personne de Theresa May, jusque là secrétaire d’État à l’Intérieur (Home Office).
Le résultat du 23 juin 2016 dévoile des Îles Britanniques déchirées par de profondes et durables antagonismes sociaux, géographiques, identitaires et générationnels, conséquences désormais tangibles de trente-cinq ans d’ultra-libéralisme débridé. Plus que polyfracturé, le Royaume d’Élisabeth II est en cours de désunion. C’est dans ce contexte d’instabilité et d’incertitudes, le Premier ministre (Prime Minister) conservateur-libéral David Cameron démissionne, vaincu par le référendum qu’il a organisé et refusant de diriger un gouvernement qui devra négocier avec Bruxelles la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union pseudo-européenne. Inhabituelle en Grande-Bretagne même si le Premier ministre écossais (First Minister), Alex Salmond, quitta lui aussi sa fonction après la défaite du référendum sur l’indépendance de l’Écosse en septembre 2014, cette démission peut paraître très gaullienne pour les Français.
D’étranges renoncements
L’étonnement porte surtout sur le retrait soudain des deux chefs de file du Brexit, le conservateur libéral Boris Johnson et le chef de l’UKIP, Nigel Farage. L’ancien maire mondialiste, cosmopolite et financialiste de Londres, « BoJo », convoitait le poste de son cher « copain » d’université huppée Cameron. Son choix en faveur du Brexit confirmait cette ambition. Il y a renoncé. Lui a-t-on fait comprendre un risque élevé de révélations d’ordre sexuel jetées en pâture à des journaleux friands de rumeurs sordides et croustillantes ? Cette menace n’est pas anodine dans un pays où persiste une sévère mentalité puritaine, féministe et néo-pudibonde. En outre, depuis le décès du présentateur-vedette de la BBC en 2011, Jimmy Savile, la police a révélé une gigantesque affaire de pédophilie touchant l’Establishment… Cependant, Boris Johnson pourrait se révéler en tacticien politique hors pair. devinant très tôt l’apparition de rivalités au sein des Tories ainsi que les haines que sa campagne a suscitées, il ne revendique plus la place vacante par Cameron. Mieux, ce polyglotte madré devient le nouveau ministre des Affaires étrangères de Theresa May.
L’abandon de Farage s’expliquerait soit par des menaces physiques plus ou moins implicites de la part de quelques officines euro-atlantistes, soit par des problèmes de santé. La lassitude y serait aussi pour beaucoup. Farage est par ailleurs en conflit ouvert avec le seul député de l’UKIP, Douglas Carswell, pro-immigration extra-européenne et mondialiste ! Dans tous les cas, Johnson et Farage ne sont pas audacieux et ne font guère preuve de verticalité puisqu’ils préfèrent leur confort plutôt que l’esclandre, la contestation et le renversement de la table.
D’abord sonnée par un Brexit inattendu, la « Caste » politicienne, l’Establishment, a assez vite riposté. Le départ de Cameron était prévu pour octobre prochain. L’avoir annoncé si tôt ouvrait une longue compétition interne pour la direction du Parti : Michael Gove, Andrea Leadsom et Theresa May présentèrent leur candidature. Les 331 députés Tories désignèrent rapidement les deux candidats que les adhérents devraient ensuite départager. Mais cette procédure semi-démocratique n’arrivera pas à son terme, car Gove, troisième, en fut bien sûr exclu et la deuxième, Leadsom, se retira peu de temps après, laissant May seule en lice, ce qui rendait la consultation inutile. La nomination de Theresa May repose donc sur des manœuvres d’appareil et de coulisse parlementaire sans aucune légitimité populaire. La partitocratie a bien joué.
Labour en grand chaos
Une situation similaire touche le Parti travailliste (le Labour). Accusé d’avoir mené une campagne molle et inaudible en faveur du maintien, Jeremy Corbyn de nature eurosceptique voit son autorité vivement contestée : la moitié des membres de son cabinet fantôme le quitte, 80 % de ses propres députés adoptent une défiance contre lui et une certaine Angela Eagle, militante LGTB, brigue la direction du parti sans passer par un nouveau vote des adhérents, oubliant que Corbyn fut élu par eux à 59,5 %.
En raison de l’imprécision des statuts du Labour, Jeremy Corbyn craint de ne pas pouvoir se représenter, ne disposant pas du parrainage de 20 % des députés et députés européens. Les parlementaires seraient ravis d’éjecter plus tôt que prévu ce partisan agaçant d’une gauche pacifiste et anti-austérité. Qu’il ait été largement adoubé par les militants et qu’il garde auprès d’eux une très grande popularité ne dérangent pas les membres travaillistes du Parlement, ces privilégiés parmi les privilégiés.
La crise interne au Labour est plus profonde et plus grave que chez les Tories, car l’affrontement est d’ordre idéologique entre les héritiers du blairisme ultra-libéral, progressiste, sociétaliste et belliciste, et les tenants du Old Labour d’inspiration ouvriériste et syndicaliste. Se dirige-t-on vers une scission qui bouleverserait la scène politique ? Fort de ses 54 élus à Westminster, le SNP (Parti national écossais de centre-gauche pro-européen et cosmopolite) réclame déjà d’être reconnue comme la nouvelle opposition officielle de Sa Gracieuse Majesté ! La recomposition politique passe par une nécessaire décomposition mais celle-ci se trouve dès à présent sous la coupe d’une « Caste » partitocratique qui en maîtrise le processus de bout en bout. Albion n’est toujours pas prête pour une seconde révolution.
Georges Feltin-Tracol