Voici la version française du discours de Victor Orban, devant les participants de la 27ème Université d’été de Baile Tusnad (Transylvanie ), en Roumanie, le 23 juillet 2016 :
"Bonjour Mesdames et Messieurs, Monsieur le Pasteur Tőkés, cher Zsolt Németh,
Je vous remercie de pouvoir être de nouveau parmi vous après un an. Se retrouver est déjà en soi un plaisir précieux, qui fait chaud au cœur. Ce serait une raison suffisante à l’existence de cette université d’été, mais celle-ci remplit aussi, depuis plus de deux décennies, une autre fonction, celle de donner la parole au premier ministre de Hongrie en fonction. Il s’est ainsi créé une situation, un espace convivial, où il est possible de parler de politique autrement, de parler de questions difficiles et compliquées d’une autre manière que celle à laquelle nous sommes contraints par le métier de la politique pendant les 364 autres jours de l’année. Mais il en résulte aussi des problèmes. Car la politique européenne a depuis longtemps épuisé, sur les grands sujets qui la préoccupent, les styles de discours que vraisemblablement personne ne comprend en-dehors de ceux qui les tiennent, mais qui au moins ne leur procurent pas de contrariétés. Mais l'ambiance d’une université d’été est différente. Si ici nous n’appelons pas par leur nom, d’une manière que nous aussi pouvons comprendre, les dilemmes qui nous taraudent, et qui ne sont d’ailleurs pas seulement nos propres dilemmes, mais des dilemmes qui tarauderont – comme vous allez l’entendre – l’Europe tout entière, eh bien notre université d’été ne vaudra rien, elle ne sera pas une université d’été mais un camp de propagande. Je dois donc faire ce qui dans ce métier – dans mon métier – est interdit, ce que tous les conseillers déconseillent. Je vais donc vous dire clairement ce que je pense de la situation de l’Europe d’aujourd’hui. Et pour en rajouter : je n’essaierai pas seulement de vous présenter des questions sensibles, délicates, mais je voudrai aussi le faire d’une manière compréhensible par tous, c’est-à-dire que j’utiliserai un style direct qui est aujourd’hui banni en Europe : car dès que l’on choisit un certain mode d’expression pour décrire nos soucis et nos problèmes, il faut s’attendre à être stigmatisé, il faut s’attendre à être déclassé, rejeté, exilé, d’une manière générale, du mainstream européen. Naturellement, lorsque lemainstream en vient à connaître des problèmes, le fait d’en avoir été rejeté à un certain moment se mue plutôt en avantage. Nous ne l’aurions pas cru autrefois, mais force est de constater aujourd’hui, de plus en plus, que le fait d’avoir rejeté la Hongrie du mainstream, et d’avoir voulu interpréter tout ce que nous avons fait comme s’écartant de la politique convenue de l’Europe – qu’il s’agisse de notre constitution et de sa référence à nos valeurs chrétiennes, de notre politique démographique, de l’unification de notre nation par-delà les frontières – est devenu maintenant, a posteriori, quelques années plus tard, plutôt un avantage qu’un inconvénient. Personne ne peut exclure en ce moment que le mainstream de l’Europe ne se trouvera pas, dans les années à venir, là où l’on a précisément essayé de renvoyer la Hongrie. C’est ainsi que le mouton noir deviendra troupeau, et l’exception, règle. Nous ne savons pas si ce sera exactement le cas, mais ce que nous voyons aujourd’hui en Europe ne permet pas de l’exclure.
J’étais encore très perplexe hier, et même jusqu’au dernier moment, hier soir très tard, lorsque j’essayais de mettre en ordre ce que j’allais vous dire aujourd’hui. Je n’avais encore jamais été aussi perplexe qu’hier soir devant une telle situation. Il se passe tellement de choses qui méritent chacune des explications détaillées, et dont il serait légitime de parler : l’attentat de Munich d’hier, les attentats en France, la mise en route de plusieurs centaines de migrants avant-hier à pied depuis Belgrade en direction de la Hongrie, l’investiture par les conservateurs de Trump à la candidature à la présidence des Etats-Unis et son grand discours – qui mériterait à lui seul l’attention de toute une université d’été –, la sortie des Anglais de l’Union européenne... Tous ces événements exigent qu’on les explique d’une manière ou d’une autre. Mais ce n’est pas le rôle d’une université d’été de décrire des phénomènes, bien plutôt d’essayer – à l’aide bien évidemment des questions qui ne manqueront pas d’être posées – d’en identifier les ressorts, les interconnexions qui les caractérisent.
La vérité est qu’il n’y a pas à ce jour d’explication univoque, c’est à dire universellement acceptée par tous ceux qui s’occupent de politique européenne, à la multitude des phénomènes dont je viens de citer quelques exemples. Il n’y a pas d’explication universellement admise à cette multitude de phénomènes, que je pourrais synthétiser de la manière suivante : la peur grandit de jour en jour en Europe, l’impression se fait de jour en jour plus forte en Europe que notre avenir est incertain. Et je voudrais essayer, sans aucune prétention à une approche scientifique que l’on serait en droit d’attendre, d’identifier d’abord la cause commune, la source originelle dont procèdent ces phénomènes qui provoquent notre peur. En écoutant tout à l’heure M. le Pasteur Tőkés, je me suis rendu compte que je n’aurais pas dû rester perplexe hier soir, mais l’appeler, parce qu’il a prononcé la phrase dont je dois en vérité partir, comme point de départ. Il a cité le prophète Néhémie : « N’ayez pas peur, luttez ! » Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Contre qui faut-il lutter ? Si nous ne pouvons pas dire contre quoi il faut lutter, nous sommes incapables de définir les bonnes modalités de cette lutte, de distinguer ce qui est utile et ce qui est contre-productif, nous sommes incapables de sélectionner les moyens à mettre en œuvre. Si nous ne pouvons pas dire contre quoi nous luttons, nous ne pouvons pas identifier non plus les moyens les mieux appropriés, ni voir lesquels nous font plutôt du tort. C’est pourquoi il est important d’essayer – et c’est à mes yeux la tâche la plus importante qui attend l’Europe dans l’année qui vient – de définir ensemble, au niveau européen, ce contre quoi nous devons lutter.
Naturellement, ce qui vient en premier lieu à la surface, c’est le phénomène migratoire, le terrorisme, l’incertitude. Mais d’où provient tout cela ? Il y a des ressemblances, à ce niveau, entre les deux parties du monde occidental, entre les problèmes de l’Amérique d’au-delà de l’Océan et ceux de notre continent européen. Lorsque dans les cinquante dernières années l’on disait à un jeune Allemand, à un jeune Français, à un jeune Britannique ou à un jeune Belge : « mon ami, si tu fais de bonnes études, si tu respectes nos lois, tes parents, et si tu travailles avec assiduité, tu peux être sûr que tu iras plus loin et que tu vivras mieux que tes parents ». C’était cette perspective qui a donné pour nous tout son attrait au grand rêve européen, à la grande histoire de l’Europe et à l’Union européenne. Parce que nous ne pouvions pas en dire autant entre 1945 et 1990 ici, en Hongrie. Mais aux Etats-Unis, et à l’ouest de nous, dans les pays de l’Union européenne, c’était un lieu commun aussi clair que deux et deux font quatre. Et que voyons-nous aujourd’hui ? Si je dis à un jeune Anglais, à un jeune Allemand ou à un jeune Français : « si tu respectes les lois, si tu honores tes parents, si tu fais de bonnes études et si tu travailles avec assiduité, tu arriveras certainement plus loin et tu vivras mieux que tes parents », je crains qu’il ne se moque de moi. C’est cette promesse d’une vie européenne meilleure qui s’est trouvée ébranlée, qui s’est perdue, avec de très lourdes conséquences. C’est au fond une crise économique. Si nous devions en chercher les causes – dans lesquelles je ne veux pas entrer ici –, nous les trouverions quelque part dans le fait que des concurrents se sont présentés aux côtés des économies occidentales qui dominaient jusqu’à présent l’économie mondiale, des masses humaines qui se chiffrent par milliards – l’Inde et la Chine –, avec pour conséquence une reconfiguration radicale des flux des biens produits dans le monde. Et l’Occident – en particulier l’Union européenne – a été jusqu’à présent incapable de s’adapter à ce changement. Par voie de conséquence, la part de l’Union européenne se restreint, sa performance s’affaiblit, sa contribution à la production mondiale diminue régulièrement. Il en résulte que les générations futures ne peuvent pas voir devant elles les mêmes perspectives que celles qui se présentaient devant leurs parents.
La conséquence de ce phénomène est que notre vie quotidienne est marquée par une crise inavouée des élites européennes. En Europe occidentale en effet, ce sont tantôt les chrétiens-démocrates, c’est-à-dire la droite, tantôt la gauche qui ont exercé le pouvoir au cours des cinquante à soixante dernières années, mais d’une manière générale les dirigeants de l’Europe provenaient tous, pendant cette période, des mêmes milieux, de la même élite, du même monde de pensée, des mêmes écoles, des mêmes institutions de formation des jeunes générations de politiciens. Tout le monde le trouvait normal, puisque c’étaient eux qui, en s’alternant, étaient capables de garantir à l’Europe un bien-être régulièrement croissant. Depuis que la crise économique a mis ce schéma en question, cette crise économique s’est muée en une crise des élites. Ce que nous voyons aujourd’hui dans les actualités, et ce que l’élite au pouvoir décrit naturellement en clef négative, c’est l’apparition de formations nouvelles, extrémistes, populistes, des acteurs extérieurs aux élites habituelles qui prennent position sur les grands sujets du moment, qu’il s’agisse du candidat à la présidence des Etats-Unis ou du parti Alternative pour l’Allemagne – je pourrais continuer la liste – et qui sont tous les preuves d’une crise des élites. Nous pourrions à la limite en prendre notre parti, parce que, mon Dieu, les élites européennes affronteront cette crise d’une manière ou d’une autre, mais le problème est qu’aujourd’hui la crise des élites s’est muée en une crise de la démocratie.
Par conséquent, la crise économique est devenue une crise des élites, qui à son tour est devenue une crise de la démocratie, parce que les grandes masses de la population veulent clairement et manifestement autre chose que ce que proposent et font les élites traditionnelles. C’est ce qui produit cette incertitude, cette nervosité, cette tension derrière lesquelles surgissent, comme l’éclair, un attentat terroriste, une action violente, un flux migratoire apparemment incontrôlable. C’est pour cette raison que l’image est si nette, c’est pour cette raison que chaque acte terroriste nous secoue à ce point. La question n’est pas qu’un malade mental commette quelque chose un jour en France, un autre en Allemagne (cela a déjà été le cas bien des fois dans le passé), mais que nous ressentions quelque part – que cela soit fondé ou pas – que ce qui arrive est la conséquence pratiquement logique de l’incertitude et de l’inquiétude générale. C’est cela qui nous déstabilise, parce que cela nous suggère que ce qui se passe à Nice ou à Munich peut se passer n’importe quand dans n’importe quel pays d’Europe.
Car l’incertitude et la peur, qui caractérisent aujourd’hui la psychologie de base du continent européen, tuent les âmes. Quand on a peur, on n’aspire pas à de grandes choses. Quand on a peur, on se met sur la défensive. Les grandes choses ont besoin de grandeur d’âme et de cœur, pour pouvoir connaître et intégrer tout le savoir, toutes les idées qui s’imposent. Si cette sérénité est présente, l’on peut faire de grandes choses, comme par exemple, chez nous, l’unification de la nation hongroise, ou encore la reconstitution de l’économie hongroise au travers de la volonté de rattraper sur une courte période historique le retard accumulé sur près d’un demi-siècle. Il faut pour cela de l’ouverture d’esprit, une propension à la réception des idées, de la collaboration et de la confiance. En revanche, la peur incite tout le monde – les pays, les gens, les familles, les acteurs économiques – à la posture de défense du hérisson. Ce n’est pas cela qui fera l’Europe, une telle posture n’est pas propice à ce que l’Europe retrouve son rôle d’antan. L’attentat de Munich – devant les victimes duquel je souhaite ici m’incliner, à titre personnel aussi – nous secoue tout particulièrement, parce que dans l’esprit public hongrois il y avait toujours en filigrane une pensée : dans ma tête, ce n’était pas seulement un sentiment, mais une conviction, qu’il est quand même bien utile que les Allemands – qui ont certes souvent présenté de graves dangers pour les Hongrois au cours des mille ans de notre histoire – soient là, à l’ouest de nous, parce qu’ils sont un peuple sensé, ils ne donnent pas prise aux extrémismes, ni aux extrémismes spirituels, ni aux conceptions économiques déraisonnables, ni aux actes terroristes qui mettent à mal notre sécurité. C’est toujours sous cet angle que nous avons considéré l’Allemagne au cours des cinquante dernières années, comme le garant de notre sécurité depuis l’ouest, et c’est pour cette raison que la signification des événements de la nuit dernière à Munich n’est pas la même dans la tête d’un Hongrois que ce qui s’est produit, par exemple, à Nice. Ce n’est pas seulement parce que cela s’est passé plus près de nous, mais parce que cela s’est produit chez les Allemands, dont nous conservions une image tout à fait différente dans nos esprits. Cela montre que nous aussi, nous devons nous préoccuper toujours davantage et avec une énergie renforcée, de la question de la sécurité, car l’on voit bien que l’Allemagne elle-même n’est plus sûre à 100%.
Si donc à l’injonction « n’ayez pas peur ! » notre réponse est que nous devons bannir de notre vie la peur liée à l’incertitude, alors le devoir de la politique est de déterminer ce qu’elle doit faire pour qu’il en soit ainsi.
Et donc, puisque nous sommes membres de l’Union européenne, je voudrais parler aujourd’hui de ce que l’Union européenne devrait faire autrement pour que la peur et l’incertitude disparaissent de la vie de ses concitoyens. Il faut d’abord faire cesser un certain nombre de situations néfastes. En Occident, l’on présente en clef positive, sous le nom de « dé-nationalisation », une de ces situations que je juge néfaste. Le rétrécissement de la souveraineté nationale au profit des compétences européennes est pour moi un des plus grands dangers qui menacent l’Europe. Il y a des situations contre lesquelles Bruxelles est incapable de se défendre, mais nous autres, les Etats-nations, oui. C’est pourquoi toute orientation, toute action politique et toute initiative visant à retirer, expressément ou furtivement, des compétences aux Etats-nations doit être stoppée. Cette politique doit être arrêtée.
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