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Entretien-éclair avec Robert Steuckers

Deux questions à la fin de la première décennie du XXIe siècle 

Question : Monsieur Steuckers, le site de “Synergies Européennes” publie énormément de textes sur la “Révolution conservatrice” allemande, en même temps qu’un grand nombre d’articles ou d’interventions sur l’actualité en politique internationale et en géopolitique : ne pensez-vous pas que la juxtaposition de ces 2 types de thématiques peut paraître bizarre pour le lecteur non averti ? Voire relever de l’anachronisme ?

RS : Deux remarques : d’abord le présent est toujours tributaire du passé. À la base, nos méthodes d’analyse sont inspirées de l’historiographie née au XIXe siècle, avec Dilthey et Nietzsche, et des travaux de Michel Foucault, développés depuis le début des années 60 : ces méthodes se veulent “généalogiques” ou “archéologiques”. Nous cherchons, dans nos groupes, qui fonctionnent, je le rappelle, de manière collégiale et pluridisciplinaire, à expliciter le présent par rapport aux faits antécédents, aux racines des événements. Pourquoi ? Parce que toute méthode qui n’est pas archéologique bascule immanquablement dans le schématique, plus exactement dans ces schématismes binaires qui font les fausses “vérités” de propagande. « La vérité, c’est l’erreur », disait la propagande de Big brotherdans le 1984 d’Orwell. Aujourd’hui, les “vérités” de propagande dominent les esprits, les oblitèrent et annulent toute pensée véritable, la tuent dans l’œuf.

En juxtaposant, comme vous dites, des textes issus de la Konservative Revolution et des textes sur les événements qui se déroulent actuellement dans les zones de turbulence géopolitique, nous entendons rappeler que, dans l’orbite de la Révolution conservatrice, des esprits innovateurs, des volontés révolutionnaires, ont voulu déjà briser les statu quo étouffants, ont œuvré sans discontinuité, not. dans les cercles étiquettés “nationaux-révolutionnaires”. Vers 1929/1930, divers colloques se sont déroulés à Cologne et à Bruxelles entre les lésés de Versailles et les représentants des forces montantes anti-impérialistes hors d’Europe. Aujourd’hui, une attitude similaire serait de mise : les Européens d’aujourd’hui sont les principales victimes de Téhéran, de Yalta et de Potsdam. La chute du Mur de Berlin et la disparition du Rideau de Fer n’a finalement pas changé grand chose à la donne : désormais les pays d’Europe centrale et orientale sont passés d’une hégémonie soviétique, qui n’était pas totalement étrangère à leur espace, à une hégémonie américaine qui, elle, y est totalement étrangère.

Plus la base territoriale de la puissance qui impose son joug est éloignée, non contigüe, plus le joug s’avère contre-nature et ne peut fonctionner que grâce à la complicité de pseudo-élites véreuses, corrompues, qui rompent délibérément avec le passé de leurs peuples. Qui rompt de la sorte avec le passé de son peuple introduit d’abord un ferment de dissolution politique (car toute politie [ou policie ; anc. fr. : organisation socio-politique] relève d’un héritage) et livre, par conséquent, la population de souche à l’arbitraire de l’hegemon étranger. Une population livrée de la sorte à l’arbitraire et aux intérêts d’une raumfremde Macht [puissance étrangère à un espace à vocation géopolitique] (selon la terminologie forgée par Carl Schmitt et Karl Haushofer) finit par basculer d’abord dans la misère spirituelle, dans la débilité intellectuelle, anti-chambre de la misère matérielle pure et simple. La perte d’indépendance politique conduit inexorablement à la perte d’indépendance alimentaire et énergétique, pour ne rien dire de l’indépendance financière, quand on sait que les réserves d’or des grands pays européens se trouvent aux États-Unis, justement pour leur imposer l’obéissance. L’État qui n’obtempère pas risque de voir ses réserves d’or confisquées. Tout simplement.

Du temps de la République de Weimar, les critiques allemands des plans financiers américains, les fameux plans Young et Dawes, se rendaient parfaitement compte de la spirale de dépendance dans laquelle ils jetaient l’Allemagne vaincue en 1918. Si, jadis, entre 1928 et 1932, la résistance venait d’Inde, avec Gandhi, de Chine, avec les régimes postérieurs à celui de Sun-Ya-Tsen, de l’Iran de Reza Shah Pahlevi et, dans une moindre mesure, de certains pays arabes, elle provient essentiellement, pour l’heure, du Groupe de Shanghaï et de l’indépendantisme continentaliste (bolivarien) d’Amérique ibérique. Les modèles à suivre pour les Européens, ahuris et décérébrés par les discours méditiques, énoncés par les “chiens de garde du système”, se trouvent donc aujourd’hui, en théorie comme en pratique, en Amérique latine.

• Q. : Vous ne placez plus d’espoir, comme jadis ou comme d’autres “nationaux-révolutionnaires”, dans le monde arabo-musulman ?

RS : Toutes les tentatives antérieures de créer un axe ou une concertation entre les dissidents constructifs de l’Europe asservie et les parties du monde arabe posées comme “États-voyous” se sont soldées par des échecs. Les colloques libyens de la “Troisième Théorie Universelle” ont cessé d’exister dès le rapprochement entre Khadaffi et les États-Unis et dès que le leader libyen a amorcé des politiques anti-européennes, not. en participant récemment au mobbing [mobilisation médiatique pour faire pression politique] contre la Suisse, un mobbing bien à l’œuvre depuis une bonne décennie et qui trouvera prétexte à se poursuivre après la fameuse votation sur les minarets.

Le leader nationaliste Nasser a disparu pour être remplacé par Sadat puis par Moubarak qui sont des alliés très précieux des États-Unis. La Syrie a participé à la curée contre l’Irak, dernière puissance nationale arabe, éliminée en 2003, en dépit de l’éphémère et fragile Axe Paris-Berlin-Moscou. Les crispations fondamentalistes déclarent la guerre à l’Occident sans faire la distinction entre l’Europe asservie et l’hegemon américain, avec son appendice israélien. Les fondamentalismes s’opposent à nos modes de vie traditionnels et cela est proprement inacceptable, comme sont inacceptables tous les prosélytismes de même genre : la notion de jahiliyah [idolâtrie à détruire] est pour tous dangereuse, subversive et inacceptable ; c’est elle que véhiculent ces fondamentalismes, d’abord en l’instrumentalisant contre les États nationaux arabes, contre les résidus de syncrétisme ottoman ou perse puis contre toutes les formes de polities non fondamentalistes, not. contre les institutions des États-hôtes et contre les mœurs traditionnelles des peuples-hôtes au sein des diasporas musulmanes d’Europe occidentale.

Une alliance avec ces fondamentalismes nous obligerait à nous renier nous-mêmes, exactement comme l’hegemon américain, à l’instar du Big Brother d’Oceana dans le roman 1984 de George Orwell, veut que nous rompions avec les ressorts intimes de notre histoire. Le Prix Nobel de littérature Naipaul a parfaitement décrit et dénoncé cette déviance dans son œuvre, en évoquant principalement les situations qui sévissent en Inde et en Indonésie. Dans cet archipel, l’exemple le plus patent, à ses yeux, est la volonté des intégristes de s’habiller selon la mode saoudienne et d’imiter des coutumes de la péninsule arabique, alors que ces effets vestimentaires et ces coutumes étaient diamétralement différentes de celles de l’archipel, où avaient longtemps régné une synthèse faite de religiosités autochtones et d’hindouisme, comme l’attestent, par ex., les danses de Bali.

L’idéologie de départ de l’hegemon américain est aussi un puritanisme iconoclaste qui rejette les synthèses et syncrétismes de la « Merry Old England » (1), de l’humanisme d’Érasme, de la Renaissance européenne et des polities traditionnelles d’Europe. En ce sens, il partage bon nombre de dénominateurs communs avec les fondamentalismes islamiques actuels. Les États-Unis, avec l’appui financier des wahabites saoudiens, ont d’ailleurs manipulé ces fondamentalismes contre Nasser en Égypte, contre le Shah d’Iran (coupable de vouloir développer l’énergie nucléaire), contre le pouvoir laïque en Afghanistan ou contre saddam Hussein, tout en ayant probablement tiré quelques ficelles lors de l’assassinat du roi Fayçal, coupable de vouloir augmenter le prix du pétrole et de s’être allié, dans cette optique, au Shah d’Iran, comme l’a brillamment démontré le géopolitologue suédois, William Engdahl, spécialiste de la géopolitique du pétrole.

Ajoutons au passage que l’actualité la plus récente confirme cette hypothèse : l’attentat contre la garde républicaine islamique iranienne, les troubles survenus dans les provinces iraniennes en vue de déstabiliser le pays, sont le fait d’intégrismes sunnites, manipulés par les États-Unis et l’Arabie saoudite contre l’Iran d’Ahmadinedjad, coupable de reprendre la politique nucléaire du Shah ! L’Iran a riposté en soutenant les rebelles zaïdites/chiites du Yémen, reprenant par là une vieille stratégie perse, antérieure à l’émergence de l’islam !

Les petits guignols qui se piquent d’être d’authentiques nationaux-révolutionnaires en France ou en Italie et qui se complaisent dans toutes sortes de simagrées pro-fondamentalistes sont en fait des bouffons alignés par Washington pour 2 motifs stratégiques évidents :

  • 1) créer la confusion au sein des mouvements européistes et les faire adhérer aux schémas binaires que répandent les grandes agences médiatiques américaines qui orchestrent partout dans le monde le formidable soft power (2) de Washington ;
  • 2) prouver urbi et orbi que l’alliance euro-islamique (euro-fondamentaliste) est l’option préconisée par de “dangereux marginaux”, par des “terroristes potentiels”, par les “ennemis de la liberté”, par des “populistes fascisants ou crypto-communistes”.

Dans ce contexte, nous avons aussi les réseaux soi-disant “anti-fascistes” s’agitant contre des phénomènes assimilés à tort ou à raison à une idéologie politique disparue corps et biens depuis 65 ans. Dans le théâtre médiatique, mis en place par le soft power de l’hegemon, nous avons, d’une part, les zozos nationaux-révolutionnaires ou néo-fascistes européens zombifiés, plus ou moins convertis à l’un ou l’autre resucé du wahabisme, et, d’autre part, les anti-fascistes caricaturaux, que l’on finance abondamment à fin de médiatiser les premiers, not. via un député britannique du Parlement européen. Tous y ont leur rôle à jouer : le metteur en scène est le même. Il anime le vaudeville de main de maître. Tout cela donne un spectacle déréalisant, relayé par la grande presse, tout aussi écervelée. Dommage qu’il n’y ait plus un Debord sur la place de Paris pour le dénoncer !

Pour échapper au piège mortel du “musulmanisme” pré-fabriqué, tout anti-impérialisme européiste conséquent a intérêt à se référer aux modèles ibéro-américains. In fine, il me paraît moins facile de démoniser le pouvoir argentin ou brésilien, et même Chavez ou Morales, comme on démonise avec tant d’aisance le fondamentalisme musulman et ses golems fabriqués, que sont Al-Qaeda ou Ben Laden.

Alexandre del Valle et Guillaume Faye, que ce musulmanisme insupportait à juste titre, not. celui du chaouch favori du lamentable polygraphe de Benoist (3), cet autre pitoyable graphomane inculte sans formation aucune : j’ai nommé Arnaud Guyot-Jeannin (4). Le site You Tube nous apprend, par le truchement d’un extrait vidéo, que ce dernier s’est récemment produit à une émission de la télévision iranienne, où il a débité un épouvantable laïus de collabo caricatural qui me faisait penser à l’épicier chafouin que menacent les soldats français déguisés en Allemands, pour obtenir du saucisson à l’ail, dans la célèbre comédie cinématographique La 7ème Compagnie… Il y a indubitablement un air de ressemblance…

Cependant, pour échapper à de tels clowns, Del Valle et Faye se sont plongés dans un discours para-sioniste peu convaincant. Faut-il troquer l’épicier de la 7ème Compagnie pour la tribu de Rabbi Jacob, la célèbre comédie de Louis de Funès ? En effet, force est de constater que le fondamentalisme judéo-sioniste est tout aussi néfaste à l’esprit et au politique que ses pendants islamistes ou américano-puritains. Tous, les uns comme les autres, sont éloingés de l’esprit antique et renaissanciste de l’Europe, d’Aristote, de Tite-Live, de Pic de la Mirandole, d’Érasme ou de Juste Lipse. Devant toutes ces dérives, nous affirmons, haut et clair, un « non possumus » ! Européens, nous le sommes et le resterons, sans nous déguiser en bédouins, en founding fathers ou en sectataires de Gouch Emounim.

On ne peut qualifier d’antisémite le rejet de ce pseudo-sionisme ultra-conservateur, qui récapitule de manière caricaturale ce que pensent des politiciens en apparence plus policés, qu’ils soient likoudistes ou travaillistes mais qui sont contraints de rejeter les judaïsmes plus féconds pour mieux tenir leur rôle dans le scénario proche- et moyen-oriental imaginé par l’hegemon. Le sionisme, idéologie au départ à facettes multiples, a déchu pour n’être plus que le discours de marionnettes aussi sinistres que les Wahabites. Tout véritable philosémitisme humaniste européen participe, au contraire, d’un plongeon dans des œuvres autrement plus fascinantes : celles de Raymond Aron, Henri Bergson, Ernst Kantorowicz, Hannah Arendt, Simone Weil, Walter Rathenau, pour ne citer qu’une toute petite poignée de penseurs et de philosophes féconds. Rejeter les schémas de dangereux simplificateurs n’est pas de l’antisémitisme, de l’anti-américanisme primaire ou de l’islamophobie. Qu’on le dise une fois pour toutes !

► Propos recueillis par Philippe Devos-Clairfontaine (Bruxelles, 7 déc. 2009).

◘ notes en sus :

1 : « Vieille Angleterre joyeuse » : idéal de concorde et de bon-vivre, né à la fin du Moyen-Âge et s'affirmant particulièrement au XVIIe s. après les affres des guerres civiles, basé  sur une réconciliation ville/campagne, barons/roi, art populaire/art savant.

2 : Hardpower / Softpower : Un État peut défendre sa souveraineté et ses intérêts nationaux de plusieurs façons. Soit par la projection de sa force militaire, comme dans le cas de l’intervention israélienne au Liban-Sud : on parle alors dehardpower ; soit par des processus d’influence économique ou culturelle, le cinéma peut ainsi étendre des “valeurs” ou diffuser des normes de comportements sans passer par la puissance militaire : on parle alors de softpower. La distinction a été proposée par Joseph Nye dans un ouvrage intitulé Bound to Lead : The changing nature of American power (Basic Books, 1990).

3 : Concernant ce que d'un point de vue externe on peut appeler la “querelle” entre SE & le GRECE, ce dernier étant considéré comme se refusant à toute alternative politique sérieuse par rabbatement sur le seul “culturel” selon la ligne imposée par sa figure principale, nous renvoyons au dossier complet paru dans la revue Vouloir n°146-148 (1999) qui revient sur les “pistes manquées”. L'aspect subjectif du propos est donc à contextualiser car inscrit dans un historique des rapports.

4 : Auteur dans la lignée de la droite contre-révolutionnaire, défendant une royauté sacrée par recours à la Tradition. L'absence de réalisme historique et par là politique est un des effets d'une posture littéraire “sanctuarisant” son domaine d'études et propice aux intrigues de salon. Ce dernier point explique qu'il soit vertement taxé ici de suivant docile.

http://www.archiveseroe.eu/recent/32

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