Revue des Deux Mondes – Génération Dieudonné, identitaires ou réacs : ces trois nouvelles familles recomposent d’après vous la jeunesse française. N’est-ce pas plutôt ses extrêmes ?
Alexandre Devecchio – La « bulle médiatico-politique » s’intéresse principalement à ce qu’on pourrait appeler la génération Erasmus ou la génération Macron : une jeunesse mondialisée et connectée qui incarne à ses yeux l’« ouverture » et « le progrès ». Mais cette jeunesse privilégiée est aujourd’hui largement minoritaire et absolument pas représentative. Les autres jeunesses, sur lesquelles j’ai enquêté, ne se reconnaissent plus dans notre meilleur des mondes globalisés. Pour autant, il serait trop simpliste de les rejeter unanimement dans le camp des extrêmes. Si j’ai sous-titré mon livre, « enquête sur une génération FRACTURÉE », c’est bien pour souligner les différences qui divisent et opposent ces jeunesses. Les nouveaux enfants du siècle se partagent en trois groupes dont les visions du monde sont parfois antagoniques.
1) La « génération Dieudonné », pour commencer. Elle est le produit de l’échec de l’antiracisme des années 1980 dont l’humoriste a longtemps été l’un des promoteurs avant d’en devenir la créature de Frankenstein. Ghettoïsés, frustrés de ne pas avoir accès à la société de consommation, nourris de ressentiment victimaire, les jeunes de banlieue n’ont pas su trouver leur place dans le roman national. Déracinés, déboussolés, désintégrés, ils ont fait sécession et se cherchent une identité de substitution dans l’islam radical. Pour une partie d’entre eux, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche ou Amedy Coulibaly ne sont pas des terroristes ou des assassins, mais des combattants, voire des héros. Certains se contentent de brandir #JesuisKouachi comme un étendard, mais les plus fanatiques partent grossir les rangs de Daech.
2) La « génération Zemmour », ensuite, née du sentiment de l’urgence à préserver l’identité nationale face au rouleau compresseur de l’Europe, du marché et de la mondialisation. Elle est composée majoritairement de « petits Blancs » de la France périphérique. En première ligne de l’insécurité physique, économique et culturelle, ces derniers se sont construits en réaction à la montée du communautarisme et de l’islamisme. Ils quittent les métropoles pour des raisons économiques, mais fuient également de plus en plus la proche banlieue où ils se font traiter de « sales Français » et se sentent en exil dans leur propre pays.
3) La « génération Michéa », enfin, qui a éclos avec La Manif pour tous. Comme l’auteur de l’Impasse Adam Smith, ces jeunes, souvent catholiques, fustigent à la fois les dérives sociétales de la gauche libertaire et la soumission au marché de la droite libérale. Par-delà la question du mariage gay, ils veulent imposer une révolution culturelle qui, alliant la doctrine sociale de l’Église à la théorie politique conservatrice, serait à même de renverser l’idéologie dominante conçue comme une entreprise de déshumanisation. Traditionnistes sur le plan des valeurs, ils dressent une critique sans concession de la globalisation économique dont l’écologie intégrale est la pierre angulaire.
Quand les catholiques charismatiques lisent dans l’Évangile qu’il faut tendre l’autre joue, les musulmans fondamentalistes retiennent du Coran les versets qui justifient le recours au cimeterre. Quand les Veilleurs manifestent silencieusement devant l’Assemblée nationale pour défendre la vie, les Takfiristes s’abîment dans la pulsion de mort et se livrent au carnage des terrasses. Aucun signe d’égalité n’est de mise ici, n’en déplaise aux classes dirigeantes qui en avancent volontiers l’hypothèse pour mieux se maintenir au pouvoir.
Il est bien commode pour ces dernières de réduire ces trois jeunesses au retour de la « bête immonde » désormais tricéphale et de supposer un front commun des nouvelles radicalités afin de mieux en appeler à la formation d’un néo-front antifasciste. Mais nous ne sommes pas dans les années 30 et la réalité du monde contemporain est inédite. On ne peut pas mettre sur le même plan le « petit Blanc » qui glisse un bulletin lepéniste dans l’urne, la jeune normalienne qui lit Bernanos à haute voix sur une place publique et le djihadiste encore mineur qui coupe des têtes. Seuls les jeunes islamisés des banlieues peuvent être classés dans la catégorie des extrêmes. Les autres jeunesses sont non-violentes. Les enfants du siècle, pour la plupart, n’aspirent pas à détruire notre société, mais au contraire à la refonder, où plus modestement à conserver un héritage social et culturel auquel ils sont attachés.
Revue des Deux Mondes – Malgré leurs différences, qu’est-ce qui rapproche ces enfants du siècle ? La religion ?
Alexandre Devecchio – Tous ont en commun d’avoir une vingtaine d’années et d’être nés à la fin du XXe siècle. Le mur de Berlin venait de chuter, les totalitarismes promettaient d’être cantonnés au devoir de mémoire et le traité de Maastricht allait être signé. Francis Fukuyama pronostiquait la fin de l’histoire et la mondialisation heureuse devait inaugurer une ère infinie de paix et de prospérité. La nouvelle génération était appelée à se constituer en avant-garde d’une humanité à jamais plurielle, métissée et festive, en pionnière du culte planétaire du vivre-ensemble, de la consommation et des technologies de masse.
Mais le scénario ne s’est pas déroulé comme prévu : le progrès social a cédé la place à la crise économique ; la promesse multiculturaliste a débouché sur le choc des civilisations ; l’Europe des normes et du marché a creusé le vide laissé par l’effacement des nations et des idéologies. À l’empire du bien a succédé l’empire du rien. C’est ce désert politique et spirituel qui rapproche les nouveaux enfants du siècle. L’ouverture des supermarchés le dimanche et la distribution de smartphones à bas prix ne suffisent pas à remplir les âmes. La jeunesse d’aujourd’hui, comme la jeunesse d’hier, telle que dépeinte par Alfred de Musset, souffre d’une forme de mal de siècle. Elle est liée par une même quête d’identité, non pas seulement ethnique ou communautaire, mais aussi métaphysique et existentielle. Cette génération fracturée est unie par un même besoin d’appartenance qui dénote un même souci de sens. Djihadistes, identitaires ou réacs, musulmans, agnostiques ou catholiques, illettrés ou éduqués, mal ou bien lotis matériellement, tous ces enfants du siècle sont hantés par une même question : « Qui sommes-nous ? »
Revue des Deux Mondes – Ces trois familles ont toutes un ennemi commun : le bobo. Pourquoi tant de haine ?
Alexandre Devecchio – Je vous renvoie à un débat intitulé « petits Blancs contre bobos, la nouvelle lutte des classes ? », publié dans FigaroVox en 2014. Nous avions confronté la vision de Thomas Legrand, qui venait de publier La République bobo (Stock) à celle d’Aymeric Patricot, auteur de Les petit Blancs, un voyage dans la France d’en bas (Plein Jour). Ce dernier expliquait avec justesse les causes du ressentiment des classes populaires envers les bobos. « Les petits Blancs expriment parfois de la rancœur à l’égard des minorités ethniques, par lesquelles ils se sentent menacés. Cependant, leur principale source de ressentiment reste dirigée contre les bobos qu’ils accusent d’exprimer du mépris de classe à leur égard. À tort ou à raison, les petits Blancs ont le sentiment qu’ils sont regardés comme des « beaufs » par les bobos, décryptait l’essayiste qui a nourri son œuvre de son expérience de professeur en banlieue. Il y a aussi une fracture d’ordre raciale : le petit Blanc est celui qui n’a pas les moyens de quitter les quartiers très métissés et qui souffre du métissage alors que le bobo peut vivre dans des quartiers populaires, mais a des stratégies d’évitement face aux situations les plus critiques. » Et Aymeric Patricot de préciser, « Les bobos aiment la diversité sans reconnaître que celle-ci pose parfois problème ! Les petits Blancs reprochent aux bobos de leur faire la morale et de ne pas s’appliquer les principes qu’ils prônent. ».
Les minorités ethniques ou religieuses, elles-mêmes, se détournent aujourd’hui des bobos. Cela s’est traduit notamment par l’effondrement du PS dans les banlieues. Comme on a pu le voir après le débat autour du mariage homosexuel, l’électorat de banlieue est majoritairement conservateur et ne partage absolument par les valeurs des classes urbaines des grandes métropoles favorables aux réformes sociétales. Au-delà de la question du mariage gay, il y a aussi une lassitude des jeunes de banlieues à l’égard du discours des bobos perçu comme paternaliste et condescendant à leur égard. Beaucoup d’entre eux se sentent humiliés par ce discours et veulent s’affranchir de leur statut d’éternelle victime. Leur quête de fierté et de dignité passe hélas souvent par un enfermement dans une identité fantasmée. L’islam radical leur offre à la fois un moyen d’exister et de se venger.
Revue des Deux Mondes – « Baby-losers » contre « papy-boomers ». Ce désenchantement et parfois ressentiment de la jeunesse est-il d’abord la résultante de la crise économique et de l’exclusion des jeunes du marché du travail ?
Alexandre Devecchio – Je ne nie pas l’impact de la crise sur la jeunesse. Cependant les causes de la révolte sont multiples et mêlées. La « fracture sociale », théorisée par Marcel Gauchet dès 1985 et thème principal de la campagne victorieuse de Jacques Chirac en 1995, a continué de se creuser. Elle s’est surtout complexifiée. Le traditionnel affrontement entre capitalisme et prolétariat ou entre élite et plèbe a laissé place au conflit inédit entre les « planétaires et sédentaires » ou les « monades et manants ». Il n’y a plus un peuple, mais des peuples. Aux enjeux sociaux se mêlent désormais des enjeux culturels et cultuels. Les jeunes, plus encore que le reste de la population, sont marqués par ces nouvelles fêlures et brisures.
La première fracture, la plus spécifique à la jeunesse, est la fracture générationnelle. Comme le révèle l’enquête « Génération quoi ? » sur les 18-34 ans publiée par Le Monde en 2014, les jeunes ont le sentiment d’appartenir à une génération « perdue », « sacrifiée » ou encore « désabusée ». Avec 24% de chômeurs, des difficultés à se loger, et des années à piétiner au seuil du marché du travail en multipliant stages et CDD, la jeunesse constitue un nouveau prolétariat. Un prolétariat de surcroît condamné à rembourser ad vitam æternam la dette accumulée par une génération 68 qui aura « joui sans entrave » à crédit sur les générations futures. La lutte des âges conduit à une lutte de pouvoir entre les papy-winners et les baby-losers. Les premiers ne veulent pas céder la place tandis que les seconds tentent de briser le plafond de verre. Le risque est que les papy-winners gèrent le pays en fonction de leurs seuls intérêts, ceux de retraités, aux dépens des actifs et des plus jeunes. Une classe d’âge entière pourrait être ainsi dépossédée de son destin. Ce serait un suicide pour la France qui tirerait un trait sur son avenir pour devenir un pays de rentiers.
À cette lutte des âges s’ajoute une nouvelle lutte des classes qui divise les jeunes entre eux. D’un côté une jeunesse dorée qui, selon le politologue Vincent Tournier, « a accès à toutes les promesses de la modernité, qui baigne dans un univers cosmopolite et intellectualisé, où la culture se vit au quotidien, qui a le monde pour horizon »… De l’autre, des bataillons de jeunes invisibles souvent relégués dans les territoires ruraux et périurbains ou encore dans des quartiers ghettos où les immigrés sont concentrés. Les tensions ethniques et religieuses viennent alors encore creuser les lignes de fractures entre « petits Blancs » et « jeunes musulmans ».
Revue des Deux Mondes – Pourquoi avoir choisi le philosophe Michéa comme chef de file de la génération identitaire ?
Alexandre Devecchio – La jeunesse que je nomme « génération Michéa » regroupe les jeunes catholiques conservateurs de la Manif pour tous les plus investis dans le combat culturel. J’évoque notamment les Veilleurs, qui méditent sur les places à la tombée du jour, les jeunes intellectuels de la revue Limite ou le philosophe François-Xavier Bellamy. Je ne suis pas sûr qu’on puisse les classer dans la catégorie des identitaires. Ils ne s’y reconnaîtraient pas à juste titre. Il y a une part de provocation dans le choix de Jean-Claude Michéa, philosophe inclassable qui puise une partie de son inspiration chez George Orwell, pour les représenter. Je voulais souligner par ce choix leur originalité, leur capacité à brouiller les pistes idéologiques ainsi que leur côté « anarcho-conservateurs ».
À suivre