Gaston Bergery : ce personnage ambigu fut un symbole de la crise politique et morale de la France des années 1930 et 1940, écartelé entre volontarisme jacobin et tentation fasciste, à la recherche d'une introuvable synthèse.
Des débuts prometteurs
Ses origines elles-mêmes sont ambiguës. Gaston Bergery voit le jour le jour à Pans le 22 novembre 1892, des œuvres illégitimes d'un financier allemand et de Marie-Louise Morel-Derocle, laquelle fera reconnaître l'enfant par l'homme qu'elle épousera ensuite, Jean-Paul Bergery. Licencié en droit (1912), il devient avocat au barreau de Paris, mais manifeste de plus grandes ambitions intellectuelles, puisqu'il se consacre bientôt à la préparation d'une thèse de doctorat et entreprend des études de philosophie. La guerre l'oblige à y renoncer. Brave au feu, il accède vite au grade d'aspirant et est cité dès mars 1915. Blessé en Champagne, il est versé en 1916 au service de liaison avec l'armée britannique qui lui remettra la Military Cross l'année suivante. Sa formation juridique et ses mérites militaires sont à l'origine de son affectation (avec le grade de sous-lieutenant) au Secrétariat de la Conférence de la Paix (novembre 1918), puis à la Commission des Réparations (1919). En contact avec les milieux politiques, il y trouve des appuis, notamment celui d'Edouard Herriot qui en fait son directeur de cabinet au Quai d'Orsay (juin 1924-avril 1925).
Un radical dissident
Le radicalisme le séduit, et il en souhaite la rénovation dans le sens d'un jacobinisme capable de redonner à l’État sa vigueur réformatrice et d'unir les Français autour d'un idéal patriotique et humaniste. Cette orientation l'oppose à Herriot et à la droite du parti, celle des Caillaux, Sarraut, Chautemps, et l'apparente aux Jeunes Turcs (Zay, Mendès France, Cot) dont il se tient pourtant à l'écart, par un esprit d'indépendance qui ne cessera de le caractériser. Quoique non marxiste, il se révèle dirigiste et planiste en économie, et se prononce en faveur de la nationalisation des grandes entreprises ce qui lui vaut l'appellation de "radical-bochevik ".
Elu député de Seine-et-Oise en 1928 et 1932, il devient vice-président du groupe radical et siège à la commission dés Affaires étrangères. Son intérêt pour la politique extérieure lui vient de son métier. Devenu avocat à la Cour d'appel de Paris, il s'est spécialisé dans les questions de droit international, ce qui l'a amené à fréquenter les milieux diplomatiques de nombreux pays, dont les États-Unis et l'URSS. Il s'intéresse en particulier au Pacte général de renonciation à la guerre, aux dettes interalliées et aux paiements allemands au titre des réparations, à la Banque des règlements internationaux (1929), à la question du règlement des dettes russes. Cette spécialisation ne l'empêche pas de se prononcer sur d'autres sujets et sur la politique générale du gouvernement. En particulier, il ne ménage pas ses critiques les plus acerbes à l'égard du ministère Herriot, pourtant radical et chef de la majorité de gauche qui domine la Chambre depuis mai 1932. La pusillanimité du président du Conseil (qui a tiré les leçons de son échec de 1924-1925 et de celui du Cartel des gauches) en matière économique et financière le rebute à un point tel qu'en décembre, il vote la défiance à l'égard du ministère - à la majorité duquel il appartient pourtant, contribuant ainsi à sa chute. Il préconise une alliance plus étroite avec le parti socialiste SFIO en vue de constituer une gauche puissante capable de restaurer un État assez fort pour réaliser les réformes institutionnelles, économiques et sociales nécessaires au redressement d'une France en plein marasme et au pouvoir gangrené par un parlementarisme perverti. Ce qu'il souhaite, c'est la refondation de la République sur des bases institutionnelles solides, et conformément aux principes d'égalité et de justice issus du legs de la Révolution française. Il n'est pas le seul dans ce cas : des radicaux tels que Mendès France, Jean Zay, déjà cités, et des esprits originaux tels que Bertrand de Jouvenel, Georges Izard, Arnaud Dandieu, Robert Aron et tous les intellectuels non conformistes des années 1930 partagent ces aspirations, il s'agit là d'un état d'esprit fort répandu à l'époque, qui ne parviendra pas à s'imposer en raison de la prépondérance des cloisonnements partisans.
La situation de Bergery au sein du parti radical devient intenable. Les caciques radicaux n'admettent pas le coup de poignard qu'il a donné à Herriot, d'autant plus qu'il ne ménage pas les ministères suivants (Paul-Boncour, Daladier, Sarraut, Chautemps), eux aussi issus de la majorité de gauche dont fait théoriquement partie Bergery. Ce dernier tire les conséquences du conflit l'opposant à ses camarades : il quitte le parti radical en mars 1933.
Un jacobin autoritaire et planificateur
Gaston Bergery entend couper les amarres avec la gauche archaïque que représentent le parti radical et la SFIO parlementaire de Léon Blum, et constituer une gauche plus moderne, émancipée des vieilles idées du XIXe siècle, capable de restaurer l'autorité de l'exécutif et d'entreprendre des réformes conjuguant efficacité économique et souci de justice sociale. Dirigiste, il n'entend cependant pas instaurer un système socialiste, et rejette sans balancer le modèle soviétique dont il connaît les résultats désastreux, de par ses voyages en URSS et ses nombreuses relations, il ne se réclame pas davantage du fascisme, et demeure ancré à gauche, donc attaché à la démocratie et aux libertés publiques, et hostile à l'antisémitisme, alors en vogue, et au racisme. « Le racisme et l'antisémitisme sont contraires à l'idée de nation » déclare-t-il.
Il noue d'ailleurs des rapports amicaux avec la ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme en 1932 par l'entremise de Georges Pioch, président de la Ligue internationale des Combattants de la Paix(1) Le fascisme et la guerre sont ses deux grands ennemis, et c'est un Front commun contre le fascisme, contre la guerre et pour la justice sociale qu'il fonde en 1933, peu après son départ du parti radical. À son initiative, cette formation se rapproche du mouvement Amsterdam-Pleyel, lancé en 1932-1933 par Henri Barbusse et Romain Rolland, et de la Ligue des Droits de l'Homme. En décembre 1933, il dote son mouvement d'un hebdomadaire, La Flèche. Soucieux d'unir tous les partisans d'une gauche moderne, il fusionne son mouvement avec la Troisième Force de Georges Izard, lors d'assises tenues à Lyon les 3 et 4 novembre 1934, constituant ainsi le Parti frontiste. Ce nouveau parti se veut dirigiste, planiste, socialement progressiste, et antifasciste(2). Non sans réticences, il se joint au Front populaire lors des élections des 26 avril et 3 mai 1936, qui lui permettent de retrouver son siège de député. En effet, honnête et soucieux de clarté, il s'était démis de son mandat de parlementaire au lendemain du 6 février 1934, considérant qu'ayant rompu avec le parti radical sous la bannière duquel il avait remporté l'élection de 1932, il devait retrouver une légitimité démocratique , mais il avait été battu lors de l'élection partielle du 29 avril 1934.
Bergery apporte d'abord un soutien critique au gouvernement de Front populaire. Mais, très vite, la critique l'emporte sur le soutien, au point de devenir défection. Bergery reproche au gouvernement de n'avoir pas fait le choix d'une politique résolument dirigiste et planificatrice rompant avec le libéralisme économique, et d'avoir tenté de réaliser ses réformes sociales au sein de ce dernier, incompatible avec elles, engendrant ainsi l'inflation et la récession, et aboutissant à l'échec final. Entre le ministre de l'Economie, Charles Spinasse, planiste, technocrate et "synarchiste" et Vincent Auriol, qui ne remet pas en cause le libéralisme économique, il opte pour le premier. Ces vues le rapprochent dé Marcel Déat et de l’Union socialiste républicaine, dissidence planiste de la SFIO.
Jusqu'à la fin de 1937, Bergery reste un homme de gauche, jacobin, dirigiste et réformateur, attaché à la démocratie représentative. Mais l'inconséquence de la gauche radicale et socialiste, restée attachée à un libéralisme désuet incapable de résoudre les problèmes économiques et sociaux du XXe siècle le tire du côté de la tentation totalitaire, fort répandue durant les années 30, malgré son antifascisme affirmé. A partir de 1937, à ses yeux, seul un régime fort rompant avec la démocratie libérale et parlementaire sera capable d'opérer les réformes dont la France a un impérieux besoin.
Un pacifiste convaincu et lucide
D'autre part, son attachement à la cause de la paix infléchit ses positions vis-à-vis des dictatures fascistes. Non qu'il se sente désormais des affinités avec elles, mais il est parfaitement conscient de la totale impréparation militaire et morale de la France à s'engager dans un éventuel conflit. Aussi approuve-t-il la signature des accords de Munich (30 septembre 1938). Il convient ici de relever la continuité existant chez Bergery dans son pacifisme et son hostilité envers le fascisme. Pacifiste inconditionnel, refusant par principe toute guerre nouvelle, il préféra constamment, jusqu'en 1939, toute voie diplomatique permettant d'éviter cette dernière à une attitude de résistance et d'affrontement tant avec l'Italie mussolinienne qu'avec l'Allemagne hitlérienne. Il appartenait, de ce fait, au camp hétéroclite des pacifistes intégraux, où l'on trouvait des personnalités aussi diverses que Alain (philosophe) et Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères d'avril 1938 à septembre 1939 (tous deux radicaux), Louis Lecoin (anarchiste), Simone Weil et Jean Giono. Et, en accord avec cette inclination naturelle, il se prononça, en 1932, pour le renoncement officiel des Alliés aux paiements allemands au titre des réparations, considérant que cet abandon d'une des exigences du Traité de Versailles était de nature à entraver la marche du parti national-socialiste vers le pouvoir en lui ôtant un argument patriotique.
C'est donc fort logiquement qu'en août 1939, il déploie encore toute son énergie à arrêter la marche à la guerre (qui représente, pour lui, une course vers l'abîme). Avec une quinzaine de députés de tous bords, il met sur pied un Comité de liaison contre la guerre, durant la Drôle de guerre, il ne soutient pas le gouvernement Daladier ; enfin, en fin mars 1940, il refuse la confiance à Paul Reynaud, décidé à la poursuite du conflit, et demande la recherche d'une négociation avec l'Allemagne. Comment juger cette attitude ? Certes, étant donné la situation politique et militaire en mars 1940, la recherche d'une négociation ne pouvait aboutir qu'à une capitulation devant une Allemagne hitlérienne décidée à réduire à sa plus simple expression la France perçue comme l'ennemie héréditaire. Mais, en mars 1940, on pouvait encore penser difficilement, on en conviendra qu'il fallait impérativement négocier l'arrêt des hostilités tant qu'il en était encore temps, autrement dit avant la défaite totale de nos troupes et le déferlement de la Wehrmacht sur notre pays. Un arrêt négocié du conflit en mars 1940 alors que le désastre n'était pas encore complet aurait-il permis d'éviter l'armistice du 22 juin avec ses conséquences aussi catastrophiques qu'humiliantes ? C'est peu probable, mais on peut comprendre que des nommes se soient efforcés d'y croire et aient cru de leur devoir de freiner des quatre fers pour éviter le pire, Gaston Bergery fut de ceux-là.
Rallié par raison au régime de Vichy
D'autre part, la politique est l'art de mettre à profit les opportunités. Gaston Bergery, depuis ses débuts en politique, n'a cessé de critiquer l'obsolescence délétère de nos institutions libérales et parlementaires, dont le mauvais fonctionnement entraîne l'impuissance de l'exécutif et l'impossibilité d'opérer les réformes propres à sortir la France du marasme. Et il s'est efforcé de convaincre la classe politique de la justesse de ses idées et dé la nécessité de s'unir autour d'un grand programme national et social d'inspiration démocratique, jacobine, pacifiste et antifasciste. Il a échoué au sein du parti radical, puis avec son parti frontiste, demeuré sans grande influence, et enfin sous le Front populaire.
En 1940, la preuve lui semble donc donnée de l'incurie totale de la République. Et S voit dans la défaite l'occasion unique d'instaurer un nouveau régime.
À cette fin, il rédige, le 6 juillet 1940, une motion en faveur d'« un ordre nouveau, autoritaire, national, social, anticommuniste et antiploutocratique », signée par de nombreux parlementaires. Et le 10, il vote les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain. Il approuve la loi constitutionnelle du 10 juillet et les 5 premiers actes constitutionnels du Maréchal organisant l’État Français(3). Durant tout l'été, il s'active au sein d'un Comité d'organisation chargé de définir les bases d'un Parti national unique, lequel lui semble la base indispensable du nouveau régime. Mais les oppositions entre Marcel Déat, Jacques Doriot, Charles Maurras, de La Rocque, Bucard, Deloncle, Clémenti et autres, et l'opposition du Maréchal provoquent l'échec du projet.
De plus, il se montre favorable à la politique de Collaboration avec l'Allemagne. Cela ne signifie pourtant pas que Gaston Bergery se convertisse au fascisme qu'il a si longtemps combattu. Et, de fait, à la différence de Déat, Doriot et autres, il ne demandera pas l'instauration en France d'un régime imité de celui de l'Allemagne ou même de l'Italie. Son idéal politique reste l'instauration d'un État fort restaurant la prospérité et la grandeur du pays dans un esprit d'égalité et de justice sociale. Il ne comptera pas parmi les orateurs politiques du Vél d'Hiv, ne participera pas aux activités du groupe Collaboration et ne se mêlera pas aux rivalités entre les divers partis collaborationnistes. Peu satisfait par le gouvernement de Vichy, qu’il estime indécis et attentiste, il ne se fait pas non plus le chantre d'un engagement total de la France aux côtés de l'Allemagne. Des divers gouvernements de Vichy, celui qui répond le mieux à ses espérances est sans conteste celui de l'amiral Darlan (24 février 1941-18 avril 1942), technocratique et moderniste, autoritaire sans idéologie fascisante, soucieux seulement d'efficacité au service de la France et des Français. Darlan lui propose d'ailleurs le ministère de la Justice, mais il décline cette offre. Au fond, il regrette qu'il ait fallu que l'occasion d'instaurer le régime dont il rêve soit donnée par la défaite, l'occupation allemande et la domination du fascisme en Europe. Il se contentera de postes diplomatiques. Nommé ambassadeur à Moscou en avril 1941, il est rappelé dès la fin juin de cette année à la suite de la rupture des relations diplomatiques entre l'URSS et la France. En 1942, il est nommé ambassadeur à Ankara. À la fin de 1944, aptes la fin du régime de Vichy, il cède son poste à Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, représentant le général De Gaulle.
Son allégeance en demi-teinte à Vichy vaut à Bergery l'indulgence de la justice républicaine. Emprisonné durant quatre mois après son retour (volontaire) d'Ankara, il est inculpé, mais laissé en liberté et finalement acquitté par la Cour de Justice de la Seine en février 1949. Et, peu après, il est réintégré au barreau de Paris comme avocat spécialisé dans le droit international. Mais sa carrière politique est terminée. En 1951, il prête la main à la fondation de l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (ADMP). Il mourra dans l'oubli, à Paris, le 10 octobre 1974.
Paul-André Delorme Rivarol du12 janvier 2017
1) Journaliste, Georges Pioch (1873-1953) eut un parcours plutôt chaotique. Militant antimilitariste, dreyfusard et hostile à l'antisémitisme à la charnière des XIXe et XXe siècles, il fut proche de la SFIO, puis adhéra au parti communiste naissant, avant de s'en voir exclu dès 1923. Membre du comité central de la Ligue des Droits de l'Homme (1930), il devient président de la Ligue internationale des Combattants de la Paix (1931), mais la quitte en 1939, lui reprochant sa tiédeur à l'égard de la dictature stalinienne et des procès de Moscou. En 1936, il entre au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Son pacifisme inconditionnel le rapproche de Marcel Déat lors du prélude à la guerre en 1939, et il collabore comme critique littéraire à L'Œuvre jusqu'en 1943.
2) Il expose ses idées dans un livre, Notre plan, publié par les éditions de La Flèche en 1937.
3. Du 11 juillet 1940 au 17 novembre 1942, le Maréchal édictera 12 actes constitutionnels, dont 2 (les articles 4 et 12) feront l'objet de révisions partielles par la suite.