Les auteurs des attentats commis en France et en Belgique en 2015 et 2016 proviennent presque tous du monde du gangstérisme. A l’origine, la grande majorité de ces terroristes sont originellement et essentiellement des criminels et des délinquants de droit commun. C’est l’une des conclusions de cette puissante réflexion conduite par deux experts au sujet de la criminalisation du politique. Parce que l’histoire criminelle est en passe de devenir une part essentielle de l’histoire du pouvoir la lecture de ce document de référence s’impose.
Ce texte novateur a été rédigé dans la perspective d’une présentation orale à l’occasion des VIIIe Assises nationales de la recherche stratégique organisées par le CSFRS le 30 novembre 2017 à Paris, Ecole militaire, amphithéâtre Foch. Jacques de Saint Victor et Jean-François Gayraud ont brillamment assuré la première table ronde intitulée : « Les hybrides : la nouvelle perspective stratégique ».
Jean-François Gayraud
Les Assises nationales de la recherche stratégique de 2016 ont eu pour thème : « la fragmentation du monde ». Autrement dit : la planète devient une marqueterie de plus en fine d’Etats, parfois vides de puissance. Cette réalité géopolitique majeure est tout à la fois l’origine et la conséquence du Chaos que nous vivons et par là même du bouleversement complet de la scène des violences tant politiques que prédatrices.
Fin 2017, sur le « Terrorisme » et le « crime organisé » : où en sommes-nous réellement ? Quand s’achève le XXème siècle, les qualificatifs et labels peinent à définir la réalité nouvelle, fluide, complexe et multidimensionnelle. Outre le mur de Berlin (1989), le Bloc de l’Est a pulvérisé en s’écroulant d’autres obstacles jadis infranchissables. Physiques, intellectuels, psychologiques, ces « murs » ont cédé, révélant de nouveaux acteurs, pour part politiques, pour part criminels. Jusqu’alors distincts et séparés, des corps hétérogènes et inconciliables tels l’eau et l’huile, font désormais symbiose, voire fusionnent. Les acteurs « politiques » (terrorisme, guérillas, milices, mouvements de libération) et « droit commun » (bandes, gangs, cartels, mafias) qui hier vivaient séparés dans les espaces et logiques de la Guerre froide, sont soudain précipités (au sens chimique) sur la même scène violence et prédatrice.
La violence est devenue un Janus bifrons.
Ainsi, l’impensable est devenu possible. Provoqué par ce brutal changement d’écosystème, un phénomène de mutation a rapproché – parfois même, uni – deux espèces hier étrangères l’une à l’autre, le brigand et le militant. Désormais les entités dangereuses ne relèvent plus de catégories uniques, soit politiques, soit criminelles. Ce phénomène, nous le nommons hybridation.
Aujourd’hui, de par le monde, les hybridations sont devenues la règle et non plus l’exception, donnant naissance à des entités inclassables : des guérillas marxistes vivant de trafics divers dont en priorité des stupéfiants ; des djihadistes gangsters et des gangsters salafisés ; des djihadistes/pirates et des pirates salafisés ; des groupes paramilitaires reconvertis en cartels de la drogue ; des sectes religieuses pratiquant le terrorisme ou le trafic de stupéfiants ; des financiers philanthropes à la fois spéculateurs et délinquants ; des vedettes du showbiz gangstérisées ; etc. Tous les entrepreneurs contemporains du crime – politisés, prédateurs en cols blancs ou en cols bleus – ont changé d’ampleur et de formes. L’ère de l’hybridation s’annonce… Encore faut-il en comprendre la raison profonde.
Jacques de Saint Victor
La question du contexte est, en effet, primordiale. Le monde d’après la chute du mur de Berlin est, vous l’avez dit, chaotique. On est très loin des annonces euphoriques de certaines institutions internationales qui annonçaient au début des années 1990 que la globalisation allait offrir « un véritable âge d’or global au XXIe siècle ». On semble encore assez loin de cet éden mais il est vrai que le siècle ne fait que commencer ! En tant qu’historien du droit, j’ai été très intéressé par les phénomènes d’hybridation que vous décrivez dans votre ouvrage et les évolutions institutionnelles qu’ils induisent. Le désordre règne, dites-vous. Nous vivons dans un entre deux, en attente de la définition d’un nouvel équilibre, un autre Nomos de la Terre. En réalité, il me semble que votre approche très pragmatique, tirée de votre connaissance réelle du terrain, va à l’encontre d’un dogme dominant véhiculé par une certaine pensée qu’on appellera « cosmopolite » et qui pose cette idée commune : supprimez les frontières et vous éliminerez la guerre. Mais, en réalité, l’absence de guerre, tout au moins telle qu’on l’entendait au XIXe et au XXe siècle, c’est-à-dire la guerre d’Etat à Etat, même si elle n’est pas totalement improbable (comme le rappelle les événements de Corée du Nord), n’empêche pas l’émergence de nouvelles formes de conflit qui ne sont plus exactement de même nature que par le passé mais tout aussi préoccupants.
Alors, on peut penser, en citant Carl Schmitt (1888-1985), qu’un nouvel ordre surgira. Schmitt disait : « Tant que l’Histoire universelle n’est pas conclue et reste encore ouverte et en mouvement, explique Carl Schmitt, tant que les choses ne sont pas fixées et pétrifiées à jamais ; autrement dit, tant que les hommes et les peuples ont encore un avenir et pas seulement un passé, un nouveau Nomos naîtra dans les formes toujours nouvelles que prendra le cours de l’Histoire » [1].
Mais on peut aussi être plus pessimiste. Car la stabilisation d’un ordre, comme celui qui a été posé lors des traités de Westphalie en 1648 ne se retrouve pas si facilement. Je rappelle, et on me pardonnera ce raccourci simpliste, que le Moyen Age a duré plus de mille ans !
En tous les cas, une chose est sûre. Faute d’un nouvel ordre international, la planète vit donc dans le Chaos, l’opposé du Nomos. Dans la mythologie grecque, « Chaos est la personnification du Vide primordial, antérieur à la création du temps où l’Ordre n’avait pas encore été imposé aux éléments du monde ». Depuis l’Antiquité grecque, et tout spécialement Hésiode (poète grec, VIIIe siècle avant J-C), le Chaos est dynamique : c’est la figure insondable des origines, le béant, l’abîme, l’ouvert-sans-fond, l’espace de l’orage dépourvu d’ordre et de loi, la confusion, le mouvant, livré au perpétuel et changeant afflux du fortuit. Attente d’une mise en ordre du monde, le « Chaos ouvre à la fois sur quelque chose et entre quelques choses ».
Ouverture et processus, activité constituante s’il en est, le Chaos n’est pas immédiatement visible ou compréhensible. En l’absence d’ordre mondial, le chaos affecte des territoires, des populations, mais aussi l’univers spirituel et intellectuel. La confusion ne règne pas seulement dans l’ordre des choses mais également dans l’ordre des pensées. Dans ces périodes, le chaos est dans les faits mais aussi dans les têtes : les mots perdent leurs sens, les concepts flottent.
Dans la sphère de la violence, le Chaos ne tient pas à un bouleversement quantitatifdes désordres mondiaux. Il ne semble pas que le monde subisse plus de guerres et de violences politiques et sociales, – il y a d’ailleurs un livre à la mode de nos jours de Steven Pinker qui parle de la diminution de la violence. Il ne semble pas que notre monde compte plus de terroristes et de brigands que par le passé. Peut-être même moins en apparence. Il n’y a pas d’âge d’or. Le monde est chaotique en raison de changements non pas quantitatifs, toujours difficiles à démontrer, mais qualitatifs. .
Nous vivons dans un monde post-westphalien et post-démocratique. Je n’insiste pas sur le caractère post-démocratique. Ce serait l’objet d’une autre conférence.
Mais permettez-moi de rappeler ce que peut signifier au regard de l’histoire du droit international un ordre post-westphalien. Pour bien le comprendre, il faut rappeler ce qui existait dans un monde pré-westphalien. Car, hélas, le monde post-westphalien prend de plus en plus l’aspect d’un monde pré-westphalien. Sur ce point, citons le grand juriste Maurice Hauriou dont les propos sont rapportés par l’actuel ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer dans son livre récent sur L’Invention de l’Etat (2015). Hauriou écrit durant la Première guerre mondiale : « Nous sommes parvenus à l’ère de la guerre purement nationale, c’est-à-dire subordonnée aux intérêts vitaux de la nation ». Et il précise, à juste titre, contrairement à la doxa dominante, que cette évolution a permis paradoxalement que « la paix du régime d’Etat se (soit) accrue, les guerres se (soient) raréfiées ». Cela peut paraître paradoxal, alors que l’auteur écrit en pleine Première guerre mondiale.
Mais il sait de quoi il parle. Avant les traités de Westphalie, la plupart des guerres étaient des guerres privées, ce qu’Hauriou appelle le « brigandage ». Et il y avait une multitude de petites guerres privées. C’est cela qui caractérise le Moyen Age sur le plan géostratégique.
Or, avec l’affaiblissement de l’Etat, nous assistons au retour d’un « brigandage » d’un nouveau genre.
Tout vient du fait que ce monde post westphalien et post démocratique voit s’estomper toutes les lignes de démarcation claires du passé telles que nous les connaissons depuis 1648.
De manière fondamentale, il n’y a plus consensus ni sur la caractérisation de ce que sont la paix et la guerre, ni sur la définition de l’ennemi.
Les définitions et les distinctions hier évidentes sont devenues floues : entre la paix et la guerre, entre le public et le privé, entre la police et l’armée, entre le terrorisme et le gangstérisme, entre le légal et l’illégal, entre le légitime et l’illégitime, etc.
Le brouillard domine. On a le sentiment que les frontières se brouillent et se mélangent. Bref qu’elles s’hybrident.
D’où la nécessité, comme vous le faites, de nommer avec précision cette nouvelle réalité, l’hybridation…
Jean-François Gayraud
En effet, l’irrégularité prend toujours les formes de son époque. Elle reflète un contexte stratégique dont elle est l’expression. Que ce contexte stratégique change voire mute comme c’est le cas depuis la fin du XXème siècle et cet irrégulier, gangster ou terroriste, change à son tour. Nous conservons de l’irrégulier une représentation datée : celle du Partisan. Or l’irrégulier qui lui succède à la fin de la Guerre froide demeure incompris : c’est un Hybride.
Hier donc, sous l’empire de la Guerre froide, les partisans et les bandits vivaient sur deux planètes radicalement différentes, au sein d’univers étanches. La distinction, et donc la frontière, entre le bandit et le partisan allait de soi, comportait une forme d’évidence. La guerre elle-même était une catégorie claire.
La dichotomie terrorisme-guérilla/crime organisé était censée renvoyer à une opposition d’objectifs. Le terrorisme poursuit un but politique, alors qu’une organisation criminelle ne recherche que du profit. L’un souhaite détruire ou conquérir le pouvoir à des fins divers (idéologiques, religieux, ethniques), l’autre est un prédateur économico financier (accumulation de richesses) : l’idéologie ou le profit. Autrement dit, une entité criminelle ne poursuit pas d’objectifs politiques et a contrario une entité politique ne poursuit pas d’objectifs criminels (« de droit commun »).
Non seulement les objectifs sont censés être radicalement différents (idéologie versus profit), mais les méthodes également : le monde du crime organisé, toujours dans la discrétion pour commettre ses crimes économiques, répugne à user de violences trop visibles, l’exposant à une réaction étatique. La discrétion est une sage précaution pour passer sous les radars de la vigilance des services répressifs et des médias. La violence criminelle demeure ciblée contre des adversaires, qu’elle soit pour nous irrationnelle (vendetta, vengeance) ou « rationnelle » (élimination de la concurrence), là où la violence politique peut se révéler aveugle et indiscriminée.
L’opposition paraît même irrémédiable, car le terroriste/guérillero désire un changement radical de la société, là où le bandit souhaite de la stabilité sociale et politique, pour développer une relation parasitaire et symbiotique avec l’ordre en place. Toujours selon cette conception classique de la césure entre entités terroristes et criminelles, et en croisant les paramètres argent et politique, on obtient l’équation suivante : pour le crime organisé, l’argent est un but (enrichissement) et la politique un moyen (corruption), alors que pour le groupe terroriste l’argent est un moyen (financement) et la politique un but (prise ou destruction du pouvoir).
Jacques de Saint Victor
Le beau jardin à la française des catégories étanches a disparu. Dans cette nouvelle jungle mondialisée de l’hybridité, l’exemple du Mexique, que vous décrivez dans votre livre est frappant.
C’est ainsi que nul ne sait plus comment caractériser les bien mal nommés « cartels de la drogue ». En effet, ces entités n’ont jamais été les banales ententes économiques suggérées par l’inoffensif vocable de « cartels », ni de simples gangs spécialisés dans le trafic de drogues. Ce sont autant des armées criminelles que des gangs polycriminels. Leur hybridité parfaite rend ces groupes littéralement incomparables. Ils sont tout à la fois des groupes criminels et prédateurs en raison de leurs objectifs économiques, gérés comme des entreprises multinationales ; militaires du fait de leurs moyens armés, d’une partie de leur recrutement et des tactiques utilisées ; terroristes par les campagnes d’attentats récurrentes destinées à pétrifier les populations, leurs adversaires et l’Etat ; des milices politiques ou des guérillas par leur capacité et leur volonté de contrôle territorial et social dans des logiques de gouvernement parallèle.
Et les chefs de ces super gangs ne sont pas moins hybrides que les gangs qu’ils dirigent. Ce ne sont plus de simples trafiquants de drogues, mais l’atypique mélange de PDG d’organisation criminelle, de chef de guerre, de rock star médiatisée, de gourou religieux, de terroriste, de chef sociopathe d’un escadron de la mort et de seigneur féodal. Dans la région du Sinaloa, l’épicentre historique du narcotrafic, les chefs narcos sont vénérés tels d’héroïques rebelles. Enfin, une des dimensions les plus étranges du phénomène narcos au Mexique a été l’apparition d’une forme de religiosité autour de ses parrains, avec des narco religions. Cet étrange phénomène doit être replacé dans un contexte plus large : l’apparition d’une narcocultura, une sous-culture à la gloire des narcos.
Jean-François Gayraud
Le diagnostic de l’hybridation bouleverse l’analyse de la scène stratégique violente et la caractérisation de l’ennemi puisqu’il conduit à mettre en exergue les dynamiques prédatrices des violences contemporaines au détriment des motivations uniquement idéologiques (politiques, religieuses, ethniques, etc.). De fait, les qualificatifs et labels peinent à dépeindre une réalité nouvelle, fluide, complexe et multidimensionnelle.
Ce qui était jusque-là distinct et séparé – des corps hétérogènes et inconciliables tels l’eau et l’huile – devient compatible au point de fusionner et de devenir symbiotique. Les entités dangereuses ne peuvent plus se ranger dans des catégories uniques, ou politiques ou criminelles. Un phénomène de mélange et de croisement s’est opéré entre le bandit et le politique (armé). Telle est la définition de l’hybridation.
Sous le poids d’un changement radical d’environnement, un phénomène de mutation génétique a provoqué le rapprochement et parfois la fusion de ces deux espèces hier ignorantes l’une de l’autre. L’hybridation révèle au final des porosités de méthodes et d’objectifs entre les entités « criminelles » et « politiques ».
Penser l’hybridation exige un modèle explicatif, donc une forme de taxinomie, pour clarifier ce phénomène complexe. Partant des analyses de Louise Shelley et John Picarelli, nous proposerons un modèle autour de quatre figures de l’hybridation. Les trois premières sont dynamiques et historiques : nous distinguons ainsi trois stades de l’hybridation à travers des processus de coopérations, de convergences et de mutations. La quatrième figure est topographique : la coexistence territoriale.
Le concept d’hybridation rend compte d’un métissage criminologique. Deux processus fonctionnent en miroir : une politisation du crime et une criminalisation du politique.
Jacques de Saint Victor
Nous n’entrerons pas ici pas dans le détail de ces deux processus. Nous allons cependant apporter deux brefs éclairages. Je dirai un mot sur la politisation du crime. Nous ne manquons pas d’exemples.
De la Mafia sicilienne ou encore des cartels mexicains qui ont mené ou mènent encore des campagnes d’attentats contre des Etats jugés indociles.
Inédit pour une entité criminelle, ce capital violence rebat les cartes de ce qu’est la guerre. Criminalité et guerre se retrouvent mélangées, transformant les paradigmes convenus de la guerre ; celle, classique d’armées en uniformes, mais même, ce qui est le plus neuf, aussi de la guérilla. Ce qui n’a rien d’étonnant : on sait depuis Clausewitz que « la guerre est un caméléon qui change de nature à chaque engagement » en perpétuelle transformation.
Ces entités hybrides n’en mènent pas moins de véritables guerres qui sont hautement létales, bien plus parfois que les guerres « classiques ». Il suffit de songer aux milliers de morts qu’ont pu faire les conflits des narcotrafiquants au nord Mexique.
En sens inverse, et ce processus est peut-être plus dérangeant encore, nous assistons à un phénomène de criminalisation du politique.
Cette question est une des plus embarrassantes de nos démocraties. Une des plus délicates aussi à analyser. De ce point de vue, je me dois de souligner les avancées qui ont été faites dans la jurisprudence italienne sur la mafia pour parvenir à saisir ces phénomènes qu’on appelle en France des « zones grises » et que nos voisins italiens appellent la « bourgeoisie mafieuse ». Expression un peu curieuse, elle ne renvoie pas à une réalité sociologique stricto sensu. Elle désigne en criminologie des franges de plus en plus importantes de la classe dirigeante ayant des rapports, non plus seulement occasionnels mais continus, systémiques, avec la sphère criminelle. Cette notion a permis de mettre en lumière l’existence de « zones grises » où des liens obscurs se tissent entre les membres d’une mafia et des élites politiques, économiques, financières, médiatiques, sportives, etc., qui assistent la mafia dans ses opérations et tirent profit de ses services, sans appartenir à ce qu’Alessandra Dino appelle le « noyau dur » (nucleo duro) de la mafia. En insistant sur la portée de ce « pacte scélérat » (pactum sceleris) qui unit certains acteurs de premier plan à la mafia, le concept de « concours externe » a permis à la jurisprudence italienne de révéler l’existence d’élites troubles, ayant pignon sur rue, connues et appréciées de leurs pairs et des médias, mais qui, en coulisses, n’hésitent plus à profiter de la main invisible du crime pour conduire leurs affaires.
L’histoire criminelle est en passe de devenir « une part essentielle de l’histoire du pouvoir ».
Cette dénomination désigne un nouvel acteur appelé à prospérer dans une économie de plus en plus concurrente et chaotique. On peut même se demander si ce n’est pas là une des figures dominantes des futures élites mondialisées. Car cette « bourgeoisie mafieuse », si elle a été bien étudiée en Italie et d’ailleurs pénalement poursuivi (on citera par exemple la condamnation en 2014 par la cour de cassation du sénateur Marcello Dell’Utri, n°2 du groupe Berlusconi, un des fondateurs de Forza Italia, confirmant l’arrêt de la cour d’appel qui l’avait condamné comme « médiateur contractuel d’un pacte entre Cosa Nostra et Silvio Berlusconi entre 1974 et 1992), n’a rien d’une spécialité spécifiquement péninsulaire. Dans une lettre du 19 juin 2011, introduisant un rapport du National Security Council sur le crime organisé, le président Barack Obama faisait ouvertement référence aux organisations criminelles qui « forgeaient des alliances avec des éléments corrompus de gouvernements nationaux et qui utilisaient le pouvoir et l’influence de ces élites pour poursuivre leurs activités criminelles [2] ».
On le voit très clairement à partir de ce genre d’exemples : avec la criminalisation du politique, qui semble traduire une « mutation génétique » inquiétante d’une fraction croissante des élites mondialisées, l’histoire criminelle est en passe de devenir « une part essentielle de l’histoire du pouvoir ».
Jean-François Gayraud
D’usage, cette question de la criminalisation du politique est à tort traitée sous le seul angle du financement des groupes terroristes ou de guérilla par des activités criminelles de droit commun. Il s’agit d’une impasse : comment des entités illicites pourraient-elles se financer autrement que par des crimes : vols à main armée, trafic de cigarette ou de drogue, extorsion de fonds, etc. ? L’illégalité est par construction peu compatible avec des financements légaux, hors participation volontaire d’une communauté ou d’une base sociale forte. C’est pourquoi quasiment tous les groupes armés clandestins qualifiés de terroristes ou de guérillas ont eu recours à titre principal à des financements hors-la-loi. Seul un soutien étatique pérenne a pu autoriser des groupes armés à s’exonérer d’un financement criminel. Mais même lors de la Guerre froide, tous ces groupes ne bénéficiaient pas de l’aubaine d’un soutien étatique.
Je propose en fait que nous nous interrogions profondément sur la nature réelle de tout ou partie de certaines entités politiques pour lesquelles l’activité de prédation ou de criminalité organisée n’a pas cessé d’être occultée mais est en fait centrale.
Jacques de Saint Victor
Vous vous interrogez ainsi longuement sur la nature réelle, donc sur les motivations profondes de nombreux groupes armés ; ainsi d’une partie des Talibans, de l’UCK, des FARC, autant d’entités ayant subi un processus de dégénérescence accélérée avec la fin de la Guerre froide…
Mais c’est encore dans l’analyse du terrorisme islamiste que votre grille de lecture propose le changement de perspective le plus complet… Vous dépolitisez en partie la question, en partant du concept de « racaille », dans sa définition, je précise marxiste, que je ne résiste pas au plaisir de rappeler. C’est Marx qui parle :
« Le Lumpenprolétariat – cette lie d’individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes – est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription mort aux voleurs, et qu’ils en fusillèrent même certains, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. » (La social-démocratie allemande,1871).
Est-ce que nous ne sommes pas en train de voir surgir un nouveau lumpenprolétariat – des racailles au sens de Marx – sous la figure des hybrides ?
Jean-François Gayraud
Qui sont les islamistes francophones qualifiés tour à tour de « terroristes », « djihadistes » ou de « radicalisés » selon leurs actions ? S’il n’existe pas de profil unique, d’idéal-type, certains invariants se dessinent toutefois. L’un est aveuglant : l’équation immigration-délinquance de droit commun-banlieues. Le facteur « racaille » est omniprésent . Il n’est pour autant pas question de réduire la sociologie djihadiste au facteur criminel de droit commun, plutôt d’en repérer un marqueur incompris mais pertinent.
Les entités islamistes qui frappent le monde occidental depuis la décennie 1990, et singulièrement la France et son modèle laïc, puisent l’essentiel de leurs terroristes dans le vivier du monde criminel et délinquant de droit commun, donc a prioriloin de la sphère du politique. En 2015 et 2016, la France (métropolitaine) subissait la plus grande série d’attentats terroristes de son histoire. Le bilan des victimes fut considérable : 238 tués et des blessés par centaines. Depuis, la recherche d’une explication centrée sur le fait religieux conduit à une impasse, comme l’a montré le débat opposant par exemple les tenants d’une « radicalisation de la religion », d’une « islamisation de la radicalité » ou encore d’une « réaction identitaire à la domination coloniale ».
Cependant, et toujours dans cette logique, la plupart des commentaires et analyses – journalistiques, politiques, universitaires – tentent de déchiffrer ces assassinats en usant de la notion incertaine de « radicalisation » à la mode depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, euphémisme permettent d’éluder salafisme et djihadisme. En mettant l’accent sur l’idéologie, ici le salafisme, les recherches des politologues et des orientalistes se sont pour partie fourvoyés. L’idéologie n’explique que de manière imparfaite l’engagement djihadiste et terroriste. En se focalisant sur la religion, l’analyse du terrorisme islamiste provoque des biais interprétatifs majeurs. Pour une grande partie des terroristes et des djihadistes se revendiquant de l’Etat islamique, l’idéologie salafiste constitue en effet moins un but qu’un moyen : elle est un masque camouflant des motivations prédatrices (violence, argent, pouvoir).
La principale caractéristique de (presque) tous les auteurs et complices identifiés n’a pas été correctement perçue et analysée. Que n’a t-on pas vu alors de si aveuglant, comme dans La lettre volée (Edgar Poe) ? Longtemps, cette caractéristique majeure est passée inaperçue, y compris des parlementaires ayant travaillé sur la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.
Cependant, les auteurs des attentats commis en France et en Belgique en 2015 et 2016 proviennent presque tous du monde du gangstérisme. A l’origine, la grande majorité de ces terroristes sont originellement et essentiellement des criminels et des délinquants de droit commun. Leur nature profonde est prédatrice, non politique. Leurs éloquentes biographies révèlent un ancrage ancien dans des carrières de délinquance ou de banditisme. Nous sommes d’usage en présence de gangsters ayant franchi le Rubicon de la politique, non de purs acteurs politiques usant de moyens illégaux pour une Cause. Durant la même période, le profil des auteurs des attentats ayant échoué (par maladresse) ou ayant été préventivement neutralisé (par les services de sécurité) conduit à une identique conclusion. Ces profils criminels se retrouvent aussi chez les auteurs d’attentats commis en Belgique et au Danemark en 2015 et 2016.
S’agit-il alors d’une « islamisation de la radicalité » ? Il est question plutôt d’une islamisation-salafisation de la criminalité de droit commun. Le fait que l’on trouve une majorité de gangsters ne signifie pas que l’on soit en présence d’une « islamisation de la radicalité » (en l’occurrence criminelle) mais plutôt d’islamistes passant aisément à l’acte criminel en raison même de leur habitus de déviance et de violence.
Cette lecture en partie dépolitisée – en partie seulement, on le verra – propose de s’éloigner de la politologie et de l’orientalisme-études islamiques et de se concentrer sur la criminologie.
En France, la sociologie de deux autres catégories d’islamistes révèle de même une surreprésentation criminelle et délinquante : celle des combattants djihadistes(individus ayant voulu rejoindre la zone de djihad Syrie-Irak) ; celle des radicalisés(individus imprégnés de salafisme).
Jacques de Saint Victor
Lorsqu’ils sont clairement identifiés par les analystes, comment ces passés criminels, sont-ils en général interprétés ? L’explication dominante semble lénifiante et pour le moins empathique. L’engagement au sein de l’EI et au nom de la Salafiya serait le signe d’une rédemption/purification, autrement dit la manifestation d’un rachat de péchés passés. L’ancien gangster de banlieue connaitrait une transformation de son être profond par la (re) découverte de Dieu . Il vivrait le passage d’un homme à l’autre .
Le commode « récit de la rédemption » crédite ces combattants du djihad (moudjahidine) d’un changement de nature : le vieil homme souillé se transfigure en homme nouveau lavé de ses fautes passées. Deux individus se succèdent : le gangster et pêcheur, puis le croyant et combattant. La propagande de l’Etat islamique a su utiliser ce péché des origines pour attirer de nouveaux combattants en Syrie.
On peut comprendre ce récit. Car l’hybride réintroduit indiscutablement un « art ancien de tuer », si vous me permettez de paraphraser Michelet. Ce dernier, dans une Histoire de l’Europe, avait pressenti, au milieu du XIXe siècle, que l’industrialisation des guerres totales, mécanisées, avec de puissants moyens de destruction à distance, allaient mettre fin à la figure du héros. Il écrivait : « cet art nouveau de tuer à distance des peuples entiers, le plus souvent sans risquer rien (…) entraîne avec lui une impassibilité que ne pouvait avoir l’ancienne guerre (…) Le mécanicien est tout. Le héros est supprimé ». On est en 1871.
Or, le retour des hybrides signe dans le même temps le retour aux « anciennes guerres » dont parle Michelet et, de fait, aux héros. D’ailleurs, de nombreux combattants du Djihad sont héroïsés par certains.
On s’imagine aisément que le criminel qui se transforme en djihadiste et accepte de devenir une « bombe humaine » n’appartient plus à l’univers de la criminalité et qu’il est désormais pleinement entré dans l’univers « glorieux » du terrorisme politique.
Critiquons pourtant ce récit qui blanchit avec désinvolture des individus dont on oublie volontairement ou involontairement le lourd passé criminel. L’attentat-suicide s’inscrit dans une spirale criminelle qui n’est pas aussi exempt de logique autodestructrice qu’on ne le croit. Il suffit de penser à la fin de Scarface : le criminel qu’incarne Al Pacino est au summum d’une carrière purement criminelle et il se comporte comme un individu suicidaire qui tue tout en se faisant tuer. L’attentat-suicide relève dans ce cas d’une même logique. Plus que d’une transformation et d’un rachat, l’adoption du discours salafiste permet en réalité à ces bandits islamistes de continuer impunément leurs pratiques prédatrices en toute bonne conscience. Nous ne sommes pas en présence d’une transfiguration – autre notion chrétienne après celle de rédemption – autrement dit d’une mutation révélant un changement de nature terrestre mais d’un habile travestissement et d’une simple translation de comportements et de mœurs prédatrices. Ces voyous ne sont pas dans le changement mais plutôt dans la continuité.
A cette fin, les salafistes de l’Etat islamique légitiment les pires pratiques prédatrices (violence armée, viol, polygamie, racket, pillage) par une lecture littéraliste et une réinterprétation intéressée du Coran et des paroles rapportées du prophète (hadiths). Ces Français ont recréé dans la zone syro irakienne sous le contrôle de l’Etat islamique le biotope de leurs banlieues et mœurs anomiques.
Nous pourrions continuer avec de nombreux autres exemples, comme vous le faites dans votre livre…
Peut-être faut-il conclure par le questionnement central, pour tout praticien que vous êtes. Ce constat des hybrides doit-il entraîner une évolution dans la réponse répressive ? En un mot, Que faire ?
Jean-François Gayraud
A l’ère du chaos, le réservoir des hybrides n’est pas prêt de se tarir. Dans certains contextes, il est même probablement inépuisable. Il suffit de songer aux banlieues anomiques du monde occidental pour s’en convaincre. Il est donc crucial de savoir diagnostiquer tôt, avant la tragédie, et avec justesse les phénomènes d’hybridation. L’incompréhension de l’ennemi conduit toujours à des défaites en rase campagne. Cet ennemi correctement qualifié et nommé peut ensuite susciter un travail d’observation puis de neutralisation par les voies et les moyens de l’Etat, au choix : diplomatiques, militaires, renseignement, policier, judiciaire, etc. La question est au demeurant toute aussi importante pour toutes les autres formes d’organisations confrontées à des acteurs violents. Il en est ainsi des Organisations non gouvernementales (associations, etc.) en charge de missions de paix, de secours ou de reconstruction.
Pour un Etat, l’émergence des hybrides devrait transformer ses modes de fonctionnement. D’abord son organisation bureaucratique dans le sens de la transversalité et du décloisonnement de ses services, trop souvent enfermés dans des spécialisations dépassées. Ensuite, dans l’orientation de ses cibles de travail. Enfin, dans les modalités de neutralisation (prévention et de répression). A ce titre, face à des acteurs violents hybrides, il importe de savoir agir sur leur activité prédatrice. Si celle-ci représente un atout en termes d’enrichissement et d’apprentissage de la violence, elle constitue aussi une faiblesse majeure. Faute de pouvoir toujours les appréhender (au double sens pratique et figuré) à travers leur dimension politique, il convient de les atteindre à travers leurs activités prédatrices (trafics, racket, etc.).
Notes:
Jean-François Gayraud est essayiste et haut fonctionnaire de la Police Nationale. Il est l’auteur d’ouvrages majeurs de criminologie et de géopolitique, dont récemment « Théorie des hybrides. Terrorisme et crime organisé », (Paris, CNRS éditions, 2017).
Jacques de Saint Victor est historien de droit et des idées politiques, professeur des Universités à Paris XIII et au Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM). Il a préfacé l’ouvrage de J-F Gayraud précédemment mentionné.