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Battre la campagne

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Le Grand Débat réussit à allier la transparence éclatante des interventions du chef de l’État et l’opacité des conditions de son utilisation.

« Bonjour les enfants ! » dit joyeusement Édouard Philippe à Saint-Hernin en serrant la main de petites filles (et non pas d’adultes, qu’Emmanuel Macron aime à admonester paternellement¹). Puis un retraité en Gilet jaune lui demande : « C’est pour quand le changement, M. Philippe ? » Le reste du dialogue est un bonheur.

– Ah ben écoutez, on est en plein dans le Grand Débat.

– Non, je crois pas, hein…

– Vous êtes venu – non, vous étiez pas là ce matin. On a fait un bon débat, intéressant, on a échangé des arguments…

– Parce que vraiment on est en bas, on a pris des coups, là… Regardez, j’ai 73 ans. 

– Raison de plus pour débattre, Monsieur.

– 73 ans et 700 euros de retraite. 

– On va faire six mille débats et ce sera extraordinaire !

– Et moi j’ai fait huit heures par jour, 700 euros de retraite… Et vous, combien ?

– Oui… 

Pourquoi débattre, en effet ? Les Français ont perdu toute confiance dans la parole des politiques, comme le démontrent à l’envi les enquêtes du Cevipof, et ne font pas confiance au Grand Débat National pour changer quoi que ce soit. Ils savent que pour Macron et ses premiers de cordée ils ne sont que des Gaulois réfractaires et grincheux, des masses apathiques dont on doit fabriquer le consentement², quitte à les rééduquer. Le Grand Débat National est d’abord et avant tout, et au final, un outil de communication pour mettre en scène ce consentement.

Un débat orienté

Or donc Emmanuel Macron, son gouvernement et leurs suites arpentent le territoire en longues caravanes de véhicules sombres, tombent la veste et expliquent, à Gargilesse-Dampierre (« en plein centre de la France », comme le note avec ravissement Ouest-France, étonné qu’on s’aventure si profond), à Grand Bourgtheroulde ou à Etang-sur-Aurroux, qu’il faut comprendre, et donc accepter. Les gendarmes verrouillant chaque village ainsi investi, pas un manifestant ne vient troubler les exposés lumineux du Président et ses maximes toutes simples : « Je pense que tout le monde doit revenir à la raison et le moment est venu de revenir à une saine raison ».

Débattre consiste donc à asséner aux spectateurs des shows interminables où chaque problème est déclaré identifié, chaque solution, en construction et chaque tentative de proposer autre chose, une insanité. Ce n’est pas un débat, c’est une campagne à échelle du territoire pour forcer l’adhésion aux décisions déjà programmées. Pourquoi parler de « transition écologique » alors que la France, avec ses espaces naturels qui sont de naturels puits à carbone, son industrie nucléaire et sa fiscalité écologique déjà contraignante, fait partie des premiers de la classe en la matière ? Pour justifier que l’agriculture française soit modernisée, comme le prouve la limpide question 15 de la fiche associée à ce thème :

« Que faudrait-il faire pour protéger la biodiversité et le climat tout en maintenant des activités agricoles et industrielles compétitives par rapport à leurs concurrents étrangers, notamment européens ? (1 seule réponse possible) 

  1. Cofinancer un plan d’investissement pour changer les modes de production

  2. Modifier les accords commerciaux

  3. Taxer les produits importés qui dégradent l’environnement ».

Une utilisation sélective

Le Grand Débat est une routine médiatique dont le Président engrange les bénéfices sondagiers : son image s’améliore sans cesse et les Gilets jaunes font l’amère expérience d’avoir fourni à celui qu’ils accusent le meilleur tremplin pour sa reconquête de l’opinion. Il y a bien sûr une illusion quantitative soigneusement entretenue : les presque six mille réunions annoncées ne pourront réunir tous les Français (les effectifs des réunions varient entre 20 et 500 personnes) , qui ne sont pas même 350 000 à s’être inscrits sur la plateforme en ligne du Grand Débat ; cette plateforme a déjà recueilli plus de 220 000 propositions et presque 900 000 contributions : ce n’est rien, c’est énorme, et c’est déjà trop. Qui pourrait réellement prendre connaissance de cette masse, alors même que les réunions produisent elles-mêmes une débauche de propositions ? À Rouen, à la MJC Saint-Sever, le 24 janvier, à la réunion organisée par le Modem sous un faux-nez, « le compte rendu de la réunion cumulera ainsi 266 propositions, certaines contradictoires. » (Les Échos, 16 février).

Ce qui ressort de plus clair, c’est que tout le monde a envie de parler et que personne n’était capable d’écouter véritablement : la France rurale, celles des périphéries oubliées, arrive en tête des réunions organisées, ce qui explique que Macron s’y catapulte régulièrement, la fiscalité est en tête des propositions (dans les discussions et sur la plateforme numérique), ce qui n’explique pas que les députés rivalisent encore de projets de taxes, et les cartes extrapolées à partir des contributions en ligne montrent bien qu’en dehors des métropoles, se déplacer autrement qu’en voiture est impossible. Un indice de la manière dont le Grand Débat va être utilisé est donné dans une statistique publiée par Le Figaro le 13 février : 73% des contributeurs répondent « oui » à la question « faut-il instaurer une contrepartie aux différentes allocations de solidarité ? »… proposition immédiatement testée par Édouard Philippe, le 15 février, lors d’une réunion avec des élus locaux et des dirigeants de PME à Plomordiern. Le Premier ministre avait expliqué que le Grand Débat devrait « déboucher sur des traductions concrètes dans la vie quotidienne de nos compatriotes ». Attendons de voir les données finales, mais Édouard Philippe, pour le moment, n’a rien fait des 89,9% qui pensent qu’il faut « revoir le fonctionnement et la formation des administrations ».

Un processus dissolvant

Comme si les réunions prévues ne suffisaient pas, les communicants rivalisent de bonnes idées : après le duo Schiappa-Hanouna, le gouvernement a accepté de participer le 19 février à un Grand Débat sur Twitch, site de diffusion en continu et de téléchargement à la demande de jeu vidéo et de sport électronique… C’est le Grand débathon, sur Accropolis, « la première chaîne de streaming citoyenne de France ! ». À 15 h 04, il réunissait 7493 spectateurs. Toucher les jeunes était un impératif (surtout depuis qu’on sait que le spectateur de télévision a 53 ans en moyenne). Beaux Arts Magazine, « leader de la presse culturelle en France », et la Fondation du patrimoine ont lancé de leur côté « un grand débat sur la culture ». Le Grand Débat est devenue une marque média, comme une série à succès avec ses séries dérivés – ou ses parasites, comme le site des Gilets jaunes, le-vrai-debat.fr, au succès certain. Emmanuel Macron, de son côté, et dans le cadre du Grand Débat, rencontre les chefs des groupes et de partis politiques représentés à l’Assemblée nationale. Le Grand Débat se dissout dans la profusion des paroles : d’étape en étape, on sera forcé de perdre les différences pour construire une fausse unanimité.

À peine les réunions terminées et la plateforme fermée, le 15 mars, dix-huit conférences régionales citoyennes (15-16 et 22-23 mars) auront lieu, avant la conférence « dédiée et ouverte aux jeunes de 16 à 25 ans » (début avril). Le dépouillement des contributions aura commencé, avec le délicat exercice de rédaction des synthèses. En gros, c’est très simple : tout le monde pourra produire la sienne. Comme le rappelle le journal Marianne, « la CNDP préconisait d’avoir recours “à un ou plusieurs laboratoires de recherche pour effectuer une analyse lexicométrique de toutes les données ainsi que des notes de synthèse” ». Ce seront les sociétés Opinion Way (institut de sondage) et Cognito (analyse sémantique), entre autres, qui s’en chargeront. La seconde avait déjà eu pour mission de « numériser et de décrypter 5% des cahiers de doléances mis à disposition dans 5 000 mairies par l’association des maires ruraux de France (ARMF) au mois de décembre » : on voit que la tendance est plus prisée que l’exhaustivité, et on comprend mieux qu’en ligne le site du Grand Débat oriente très précisément les réponses possibles, pour que le traitement statistique (un algorithme repérant des mots clés… choisis par qui ?) prenne le pas sur l’analyse des contributions ouvertes, même si les cinq garants du Grand Débat jurent le contraire… sans être capables de former en la matière autre chose que des vœux pieux. Là comme ailleurs, Macron garde la main et continuera son exercice funambulesque du en-même-temps.   

1. « La vraie réforme, elle va avec la contrainte, les enfants ! C’est pas open bar ». E. Macron, Bourg-de-Péage, 24 janvier.

2. « Le discours néolibéral n’admet qu’un cap unique […]. Il faut nous adapter, sinon nous allons disparaître, sinon la France sera balayée. Ça n’est même pas discutable : nous sommes soumis à une injonction morale qui renoue avec une forme de transcendance. » Barbara Stigler dans Le Figaro du 5 février 2019, à propos de son livre « Il faut s’adapter » – Sur un nouvel impératif politique.

Philippe Mesnard

http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2019/03/05/battre-la-campagne-6133674.html

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