Lu dans Présent :
Les parlementaires républicains de l’Etat de l’Alabama savaient très bien qu’en proposant et en votant une loi qui interdit l’avortement, sauf dans les cas d’extrême danger pour la mère, ils allaient déclencher, sur le plan national, une tempête politique dont le souffle durerait jusqu’aux élections de novembre 2020. Ils savaient également qu’en portant brutalement le fer dans le plus intouchable des tabous actuels, ils parviendraient non seulement à reprendre l’initiative sur un terrain ultra-sensible mais aussi à tendre un piège à leurs adversaires démocrates. Les deux buts furent amplement atteints et même dépassés. La tempête consiste à remettre en question, pour la première fois de son histoire institutionnelle, l’existence même de l’avortement, sa légitimité, sa légalité, décidées par la Cour suprême en 1973.Le piège réside dans l’obligation pour la gauche de considérer désormais l’avortement comme un débat central, incontournable et déterminant alors qu’elle lui aurait préféré des combats dont elle aurait pu tirer davantage de profits comme la dette publique, le contrôle des armes ou l’assurance santé.
C’est sous les boulets rouges tirés par tout ce que les Etats-Unis comptent de médias que le gouverneur de l’Alabama, Kay Ivey, signa la semaine dernière la loi (adoptée par 74 voix contre 3 à la Chambre locale et 25-6 au Sénat) qui fait de son Etat le sanctuaire de vie le plus emblématique du pays. Les avorteurs n’y ont plus de position de repli. Ils sont traqués même en cas de viol ou d’inceste. Ce radicalisme s’explique. La loi apparaît comme un défi lancé à la Cour suprême afin qu’elle dénonce sa funeste décision. Et en même temps, la loi fait appel au 14e amendement (1868) pour qu’il l’aide à triompher dans ce bras de fer avec les neuf juges. Que dit ce 14e amendement ? « Aucune personne n’a le droit d’être privée illégalement de la vie, la liberté ou la propriété. » Mais, une « personne », qui est-ce ? En 1973, la Cour suprême n’a pas précisé de définition. L’Alabama en propose une : dans le ventre de sa mère, un enfant dont le cœur bat, les oreilles entendent et les nerfs fonctionnent peut être considéré comme une personne. C’est l’argument qui sera présenté aux neuf juges. Avec l’espoir que cinq d’entre eux, au moins, mettront fin au terrible génocide.
Car le gouverneur de l’Alabama ne se fait aucune illusion. Ce dramatique débat enferré depuis le début dans le mécanisme démocratique ne trouvera pas son issue après le vote d’une majorité d’élus mais après les conciliabules de juges nommés. Les procès contre l’Etat pionnier vont pleuvoir. Il est à prévoir des échecs dans les cours fédérales et d’appel. D’autant que la loi ne fait aucune exception en cas de viol et d’inceste. « Elle ne pouvait pas en faire, explique Terri Collins, auteur du projet de loi. Par simple logique : on affirme qu’un enfant à naître est une personne. C’est un absolu. Il est une personne quels que soient les crimes éventuels de son père. Toute restriction détruirait notre argument. » Six Etats (Géorgie, Kentucky, Mississippi, Ohio, Missouri et Texas) ont suivi l’exemple de l’Alabama en prenant récemment des mesures qui restreignent plus ou moins l’accès à l’avortement. Pour tous, également, des juges vont trancher. Et pour tous, le dernier recours restera la Cour suprême. Le président Donald Trump, en 2017 et 2018, y a imposé deux juges pro-vie en plus de ceux qui s’y trouvaient déjà. Les démocrates risquent d’avoir à regretter ce handicap. D’autant qu’ils traîneront derrière eux jusqu’à l’élection l’exemple odieux de New York où le gouverneur a signé en janvier dernier une loi qui autorise l’avortement jusqu’à la naissance. Loi extrême que 77% des électeurs américains – y compris des « pro-choix » – rejettent. Du radical, mais vers la mort. L’exact contraire de l’Alabama.