Un nouvel islam est apparu ces dernières décennies. Un islam qui a forgé le concept d'islamophobie pour réduire au silence ses opposants. Un islam qui peut enfin prétendre à l’universalité car il s'uniformise grâce à l’islamophobie, ce nouveau délit, qui est aussi l’outil uniformisateur d'une communauté qu se constitue au fur et à mesure qu'on en parle.
La nouvelle communauté politique - que l’on peut appeler faute de mieux l'islam à l'Occidentale - est une coproduction, que se partagent les musulmans réformateurs et des Occidentaux déconstructeurs.
Les premiers, les musulmans réformateurs, tendent à s'affranchir, au moins dans leur discours, de la diversité réelle, ethnique, géographique, historique, religieuse, culturelle des islams. Ils ont créé dans leur désir de conquête une manière d'islam théorique, unifié, simplifié à destination des populations non musulmanes ou des populations musulmanes vivant en sol "païen" messages simplistes et décontextualisées « l'islam est une religion de paix et d'amour »), pratiques simplistes et ostentatoires (nourriture halal et voiles), revendications communautaristes justifiant une partition du corps social au nom d'une incompatibilité culturelle. Remarquons que cet islam à l'occidentale n’est pas l'islam, mais plutôt un discours sur l'islam, discours politique qui tend à rassembler tous les musulmans en une seule communauté, à affirmer une différence essentielle de leur islam et à revendiquer que cette différence soit acceptée quitte à ce que la société en soit modifiée. Les seconds, les Occidentaux déconstructeurs qui valident ce discours, contribuent activement et consciemment eux aussi à amalgamer tous les musulmans en une communauté homogène parce qu'ils ont besoin d'un corps social unique qui puisse porter leur désir révolutionnaire de destruction des ordres anciens. Avec l'islam théorique contemporain, ils tiennent leur outil parfait des masse "opprimées" dont les modes de vie sont par nature étrangers aux sociétés où se situent ces niasses. On voit bien que les intellectuels à la Plenel, quand ils parlent « des musulmans », construisent un islam politique, selon leur souhait, ne tenant compte ni de la diversité des pratiques religieuses, ni des variations théologiques, ni des réalités géopolitiques, etc. le Rohingya vaut le Berbère. Le Musulman, et cela a été dit mille fois, remplace le Pauvre, l'Ouvrier, le Prolétaire, toutes les figures mythiques nécessaires à leurs combats et qui toutes ont été construites de manière idéologique.
Naissance d'une communauté théorique
Pour les premiers comme pour les seconds, l'islamophobe est celui qui refuse à cette communauté le droit d'exister comme telle, d'être homogène, d'être différente, d'être envahissante. L'islamophobe est moins celui qui aurait en horreur irraisonnée la religion musulmane que celui qui refuse à l'islam politique les moyens de sa légitimation. Car tout repose sur l'homogénéité théorique de la communauté théorique, agrégeant le dernier réfugié syrien et le plus vieux chibani, le petit-fils de harki et l'étudiant saoudien, l'imam marocain et l’épicier du coin, le salafiste et le beur. Remarquons au passage qu'en France laïcarde, la détermination juridicisée - en cours - du délit d'islamophobie contient en elle-même une curieuse reconnaissance du fait religieux, un fait religieux si prégnant qu'il a absorbé la question ethnique, raciale, migratoire.
Celui qui refuse aux musulmans le droit de pratiquer leur religion selon les modalités ostentatoires du nouvel islam est réputé islamophobe : il interdit la visibilité de la communauté. Mais, dans la mentalité des réformateurs comme dans l'esprit des déconstructeurs, celui qui exige « des musulmans » qu'ils condamnent les attentats terroristes commis par des musulmans est lui aussi islamophobe il attente à l'homogénéité théorique d'une communauté qui doit montrer qu'elle est soudée par l’oppression dont elle est victime.
Dans cette idéologie nouvelle qui tente aujourd'hui de s'imposer en France, sera considéré comme islamophobe celui qui tente d'étudier la religion musulmane en ses multiples variations puisqu'il contredit le mythe contemporain d'un islam des origines, cet islam cher aux salafistes. À partir de là, la machine à condamner est lancée. Est tout autant islamophobe celui qui rejette la religion musulmane sans l'examiner (ce qui pourtant pourrait être son droit le plus strict). Est islamophobe celui qui excipe de l'interdiction de la burka dans tel pays musulman pour la réclamer en France : il exhibe ainsi l'hétérogénéité des pratiques musulmanes et va contre le nouveau modèle d'islam qu on essaie de diffuser. Et ainsi de suite. Ceux qui fulminent l'islamophobie en révèlent la dimension uniquement opératoire qui leur permet d'amalgamer quand bon leur semble et de différencier si nécessaire, pourvu que la construction idéologique d'une communauté musulmane mondialisée en sorte renforcée.
La judéophobie surgit bien sûr au même moment. Ce nouvel antisémitisme est défendu par les mêmes catégories. Les réformateurs musulmans font d'Israël le symbole de l'oppression active à leur encontre, à la fois par les actions propres au gouvernement israélien et par le soutien qu'il reçoit des nations occidentales - et les Juifs vivant en Occident sont présentés comme forcément solidaires d'Israël toujours cette fameuse réduction homogénéisante, qui permet de définir un bouc émissaire, pour mieux constituer une communauté musulmane occidentale unie.
Si l'islamophobie a tendance à rabattre sur le seul plan religieux tout un ensemble de populations aux origines ethniques, aux histoires sociales, aux enracinements, aux assimilations, aux pratiques religieuses très différenciées, la judéophobie rabat sur le seul plan ethnique un ensemble presqu'aussi hétérogène - mais bien moins nombreux - de juifs, sans tenir compte de leurs nationalités, de leurs origines, de leurs pratiques religieuses, etc. Le phobique et l’antiphobique sont unidimensionnels, à dessein plus la population prétendument discriminée se définit simplement, plus son nombre a démocratiquement de l'importance (on peut voir dans l’extension indéfinie du mouvement LGBTQQIAAP* la même mécanique de rassemblement quantitativiste).
Une révolution antilaïque
Ce sont d'ailleurs les partisans d'une laïcité roide qui sont désormais les plus taxés d'islamophobie en se situant sur le plan des principes, ils exigent un traitement égal pour toutes les religions, donc fondent les musulmans dans une catégorie religieuse qui dissout leur différence. Double attaque intolérable pour les partisans de l'islam à l’occidentale que nous essayons de définir.
Et en même temps, on peut discerner là un espoir pour les catholiques politiques qui n’ont pas hésité à jouer la carte de l'intersectionnalité des religions, là où les révolutionnaires ont dû renoncer à l’intersectionnalité
des luttes, sacrifiant au passage la dénonciation de l'antisémitisme. Avec l'islam, la seule oppression ou la seule émancipation) ne suffit plus à identifier un seul peuple souffrant où travailleurs immigrés, femmes et animaux partageraient un même sort les statuts officiels musulmans de la femme et de l'animal empêchent cette réduction. La guerre culturelle de ce néo-islam ne peut pas aller au bout de sa propre logique. À un moment, ce néoislam se redécouvre judéophobe, misogyne, homophobe. Au mépris de la convergence des luttes.
Et du coup, en sens contraire, tous les « antiphobes » conséquents se retrouvent donc taxés d'islamophobie à proportion qu'ils dénoncent l'homophobie, la judéophobie, la misogynie des musulmans. Homophobie ou judéophobie musulmanes - justifiées par certains comme un trait culturel, et à ce titre aussi inattaquable que, dans la même logique, ne l'est l’excision. Au fond, ce néo-islam à l’occidental consiste finalement, n'ayons pas peur de le dire, à consacrer une religion comme une catégorie sociale légitime et structurante.
C'est tout le paradoxe du combat laïciste l’émergence d'une nouvelle légitimité religieuse musulmane oblige à redéfinir la laïcité, en accordant à la religion un droit de cité. Les révisions se succèdent en chaîne sous la pression de ce néo-islam, on doit redéfinir la question juive, dont on avait fait, dans les années 80, une question purement politique il faut aussi revenir sur l'anticléricalisme, cette maladie infantile de la République. En outre, si l'on prend ce néo-islam au sérieux, il devient clair pour tout le monde que la prétendue homogénéité citoyenne d'une communauté publique dont la religion a été exclue, est un leurre.
L'islamophobie est une rhétorique mortifère, à l'origine d'un néo-islam aussi dialectique que ne le fut en son temps le Parti Communiste. Mais cette rhétorique pourrait porter d'étranges fruits.
Hubert Champrun monde&vie 21 décembre 2017
* LGBTQQIAAP lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queer, intersexués, questionning, asexuels, alliés, pansexuels - en attendant mieux.