Les Gilets jaunes, ce n’est pas tant ce qu’ils disent ou ce qu’ils font qui compte, mais plutôt ce qu’ils sont : une majorité silencieuse qui ne se faisait jamais entendre, et qui aujourd’hui existe en jaune.
Dans l'analyse de la France d'en bas, il y a d'abord à reconnaître un crime. Au-delà du fait d'avoir été tués fiscalement, les gilets jaunes ont d'abord été niés scientifiquement et statistiquement. Le géographe Christophe Guilluy avait remarqué que la notion de « pôles urbains » intégrait tout le monde en gommant la spécificité de la France périphérique. Or vivre dans le centre de Paris ou à Chateaudun, ce n'est pas la même chose. Sauf pour l'Insee. Résultat, 83% des Français sont assimilés à des urbains, ce qui ne veut plus rien dire. La France des GJ c'est cette France périphérique, pas nécessairement péri-urbaine, mais aussi bien rurale que pavillonnaire. Des Français qui ne sont pas dans les centre villes. Mais qui vivent dans les marges du pays, là où rien ne se décide, mais où tout se subit.
Il y a des risques d'approximations dans l'approche. Tout d'abord, politiquement, la France des gilets jaunes n'est pas tout à fait celle des zones qui votent FN ou Mélenchon. On note même des régions moins touchées par les « extrêmes ». Est-il abstentionniste ? Souvent. En tout cas, le GJ est plutôt un miroir inversé de l'électeur qui vote Macron. Il ne vit pas dans les grandes métropoles. Il exerce une profession moins qualifiée intellectuellement que le start-upeur macroniste. Il est davantage dépendant de sa voiture que de son Mac. Au passage, la limitation de la vitesse à 80 kilomètres heures aura certainement radicalisé la situation de ceux qui dépendent de l'automobile. Bref, il peut être livreur, ambulancier ou boulanger. Cependant, s'il y a des petits revenus, on voit beaucoup de gens du secteur privé, ce qui donne à ce mouvement une connotation relativement à droite, notamment exprimée par les revendications fiscales. D'habitude, ce sont les fonctionnaires qui manifestent. Pas là. C'est une France non protégée, qui croit à son travail, mais qui n'en voit justement pas le résultat. D'où sa colère et sa violence. Enfin, il faut souligner la forte présence de femmes - quelquefois des mères de famille élevant seules leurs enfants. Des classes moyennes ? Là aussi, ce n'est pas totalement le cas. Disons plutôt des classes moyennes inférieures, celles qui ont vu leur niveau de vie se dégrader. Une France qui n'en peut plus, qui paye ses impôts, mais qui n'est pas encore assez pauvre pour entrer dans les « radars » de l'assistanat. C'est ainsi la conséquence des politiques publiques axées sur ce qu'on nomme les « zézés » (à la fois les aisés et les aidés) qui ont oublié beaucoup de Français situés entre ces deux paliers. Enfin, on a remarqué que les manifestations de gilets jaunes étaient davantage dans les zones qui s'appauvrissaient que dans celles déjà marquées par la pauvreté. Autant d'indices révélateurs, mais il faut aller au-delà des instruments statistiques.
Il y a encore un peuple
Plus généralement, il faut tenir compte de toute une France délaissée, qui n'est pas dans les centres du pouvoir et que l'on a trop facilement caricaturée, pour ne pas dire haïe. C'est le beauf de Cabu ou le Dupont Lajoie d'Yves Boisset. En fait, les GJ c'est tout simplement la France des petits blancs. Leur mise en marche dément l'idée que le grand remplacement aurait déjà eu lieu, idée que la plupart des politiques avait pourtant avalisé. Oui, en 2018, malgré toutes les propagandes et les égoïsmes, il existe encore un peuple en France ! Il n'y a pas besoin d'être d'origine étrangère pour être insurrectionnel. Autre paradoxe les gilets jaunes sont présents dans des départements parfois faibles en population d'origine étrangère, comme l'Aisne. L'immigration n'a pas tout à fait été abordée dans les revendications. Mais elle est probablement en toile de fond, car le gilet jaune proteste subliminalement contre ces subventions qui ont trop choyé les banlieues.
Pour autant, les GJ ne sont guère métissés et pas complètement concernés par l'immigration. Il y a peu d'étrangers ou de Français d'origine étrangère dans le mouvement. Autre paradoxe si le GJ ne goûte guère à l'immigration, il fait preuve de sociabilité. Il ne prône pas l'immigration, mais il vit quand même l'assimilation. Au fond, le GJ est un peu un adepte de cette « décence commune » que l'on retrouve encore dans cette France populaire. C'est le peuple, tout simplement, qui n'en peut plus de ses élites. De ces élites dont Macron aura peut-être été l'ultime incarnation, la traduction la plus méprisante. Ce peuple qui a longtemps été dépourvu de moyens pour s'exprimer, qui ne faisait pas jusque-là de lobbying. Cette fois-ci, le « gaulois réfractaire » est prêt à en découdre.
François Hoffman monde&vie 27 décembre 2018