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Quand la gauche était patriote

L'« amour de la patrie » ? La base de tout. Les étrangers ? Dehors ! Qu'ils soient européens ou non, car il n'y a pas de raison qu'ils occupent des emplois qui peuvent être occupés par des Français. Jeanne d'Arc ? La seule grande héroïne nationale. Du Le Pen, encore... Non, du Jaurès, du Dormoy, du Ferry !

Le vendredi 23 mars 2007, en campagne pour l'élection présidentielle, Ségolène Royal est à Torrens, dans le Var. La veille au soir, en meeting à Marseille, elle a déjà créé la surprise en faisant chanter La Marseillaise par l'auditoire. Dans la commune varoise, devant la presse, elle s'en explique : elle veut « réhabiliter le patriotisme de cœur ». Et elle va plus loin : « Je pense que tous les Français doivent avoir chez eux le drapeau tricolore. Dans les autres pays, on met le drapeau tricolore aux fenêtres le jour de la Fête nationale. » C’est peu dire que ses propos suscitent de l'émotion. La ligne générale : la candidate socialiste court après Nicolas Sarkozy qui court après Le Pen, qui, lui-même, on le sait, puise son inspiration dans les pages les plus sombres des heures les plus noires de notre histoire. François Bayrou, le candidat centriste, s'indigne de mots qui relèvent de « la névrose perpétuelle de l'identité ». L'amour de la patrie, une maladie ?

Les professeurs feraient bien de lire Jules Ferry

Cela n'a pas toujours été l'analyse de la classe politique française. Ni au centre, ni à droite, ni à gauche. La dérive est récente. Très récente même. Et en rupture complète avec la culture ouvrière française, qui, jusqu'à Mai 68, ne confondait pas deux mots au sens distinct : internationalisme et cosmopolitisme. Dans un ouvrage qui vaut beaucoup mieux que son titre aride, La République amnésique(1), l'essayiste Thierry Bouclier(2) exhume la mémoire de la gauche française et de ses grandes figures (et celle, aussi, de la droite quand celle-ci n'avait pas peur de s'assumer comme tel et ne cherchait pas à tout prix à complaire à la gauche et à être dans le « sens de l'histoire »). Une gauche française - et éminemment fière de l'être, française -, qui va du début de la IIIe République à la fin des années Giscard. Une gauche, qui, « si elle revenait, [...] serait interdite de parole et vouée aux gémonies ». Et sans doute traduite devant les tribunaux et condamnée si elle persistait à défendre ce qui constituait une partie essentielle de ses « fondamentaux ».

Il y a foison de citations dans cet ouvrage et c'est heureux. Les paroles s'envolent, les écrits restent ? Certes, mais il y a les archives des journaux et celles de l'Assemblée nationale. Elles font foi. Foi dans la parole des défenseurs de la classe ouvrière française, et foi dans la France. Par les voix ou sous les plumes de Jean Jaurès, de Jules Ferry, de Jules Guesde - ou, plus tard de Georges Marchais -, on croit lire ou entendre Maurice Barres, Charles Péguy, Paul Déroulède - ou Bruno Gollnisch. C'est Charles-Auguste Bosc, rédacteur en chef du journal radical-socialiste La Dépêche du Midi, aujourd'hui aux mains du prudentissime Jean-Michel Baylet, qui écrit : « La Patrie [avec un p majuscule, [Ndlr], en quoi consiste-t-elle ? C'est l'endroit où l'on se trouve le mieux [...], c'est le sol où nous rattachent tous nos souvenirs [...], c'est la maison où s'est écoulée notre enfance, c'est le cimetière où reposent nos ancêtres. » La terre et les morts... Du Barrès dans le texte. C'est le radical Paul Doumer, pas encore président de la République et qui n'a pas amorcé son virage vers le centre droit, qui proclame : « La Patrie, c'est bien le nom le plus doux et le plus grand à la fois qui puisse résonner à nos oreilles. Il y chante l'amour, le dévouement, le sacrifice et la gloire. »

C'est aussi Jules Ferry, le père de l'Instruction publique, qui réclame un « livre des provinces », relatant l'histoire de chacune d'elles, car « alors, vous verrez l'âme de l'enfant passer sans effort de la connaissance de la petite patrie à la connaissance et à l'amour de la grande » : « Ce livre serait grand par les conséquences, ajoute-t-il, car il contribuerait à faire entrer dans l'âme de l'enfant cet idéal qu'il faut absolument y faire pénétrer dans toute sa grandeur et dans toute sa splendeur -. l'idéal de la patrie française. » Imagine-t-on Jack Lang, Gilles de Robien ou même Xavier Darcos s'exprimant ainsi aujourd'hui, un Darcos, qui, comme ministre de l'Education nationale, alors que Nicolas Sarkozy venait d'annoncer que la lettre du jeune communiste Guy Môquet serait lue dans toutes les écoles pour l'édification des jeunes générations, crut nécessaire de préciser, afin d'apaiser les syndicats d'enseignants qui craignaient de devoir apprendre l'amour - foncièrement réactionnaire - de la France, qu'« il ne s'agit pas de faire quelque chose de sottement cocardier et patriotique. Il s'agit de parler de la jeunesse insurgée contre la tyrannie, en général »(3).

Les écrits de Jean Jaurès sont décidément une mine !

On se souvient de l'émoi qu'avait suscité la référence faite par Nicolas Sarkozy durant la campagne présidentielle à Jean Jaurès. Quoi ! Un homme de droite osait citer le plus grand homme que la gauche ait jamais eu, le fondateur de L'Humanité, le socialiste mort assassiné à la veille de la Grande Guerre en raison de son engagement pacifiste ! Nicolas Sarkozy, inspiré par Henri Guaino, avait en effet osé, comme l'avait fait plusieurs années plus tôt Jean-Marie Le Pen - sans que cela ne soulève d'ailleurs autant de réprobation(4). Blasphème absolu pour la gauche... Vraiment ?

Mais qui, à gauche, a lu Jean Jaurès ? Qui a lu L'Armée nouvelle, publié en 1910 ? « Le socialisme, écrivait-il, ne se sépare plus de la vie, il ne se sépare plus de la nation. Il ne déserte pas la patrie ; il se sert de la patrie elle-même pour la transformer et pour l'agrandir. L'internationalisme abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d'action, d'évolution de chaque groupement historique ne serait plus qu'une Icarie, plus factice encore que l'autre et plus démodée. »(5) Echapper à la « loi des patries » ? Pour Jaurès, il ne pouvait en être question, sauf à créer le chaos, sauf, par exemple, à engendrer « un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l'esprit moderne. Ce n'est donc que par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit que peut être réalisée l'unité humaine. Mais alors ce n'est pas la suppression des patries, c'en est l'anoblissement. Elles sont élevées à l'humanité sans rien perdre de leur indépendance, de leur originalité, de la liberté de leur génie. » Si Jean-Marie Le Pen, Philippe de Villiers, Nicolas Dupont-Aignan ou Paul-Marie Couteaux nous lisent - et ils le font -, on n'a pas fini d'entendre parler de Jean Jaurès durant la campagne des élections européennes...

À moins qu'ils ne préfèrent, afin de pousser la taquinerie jusque-là où ça fait le plus mal, citer Pierre Mendès France ou François Mitterrand, qui, eux aussi, et quoi qu'ils aient pu faire de contraire à l'intérêt national, n'avaient pas peur d'affirmer qu'ils étaient animés par « l'amour de la patrie » pour le premier, par le « patriotisme » que lui avait inculqué son père pour le second. Eux avaient lu Jaurès. Eux savaient qu'« à celui qui n'a rien, la patrie est son seul bien », même si, déjà, ils avaient rompu avec le discours traditionnel de la gauche, celui qui fit dire au député radical Joseph Fabre en 1884, proposant que la République célèbre tous les ans la fête de Jeanne d'Arc, en une envolée que l'on peut d'ailleurs juger excessive : « Le culte de la Vierge idéale de notre Histoire est l'unique religion qui ne comporte pas d'athée : la religion de la patrie. Elle est le plus bel exemple à imiter. »

La fête de Jeanne d'Arc deviendra Fête nationale en 1920. Qui en décidera ainsi ? La Chambre des députés, à l'unanimité... Neuf ans plus tard, pour le 500e anniversaire de la libération d'Orléans par Jeanne d'Arc et sa troupe, une cérémonie religieuse est organisée par l'Église catholique. Le président de la République, Gaston Doumergue, fait le déplacement. Il a commencé sa carrière comme député radical. Pas vraiment un clérical. Surtout qu'il a pour particularité d'être le premier chef d'Etat français depuis Clovis (en mettant Henri IV à part) à ne pas être catholique ! Il est protestant. Il assiste pourtant à la messe... On ne demandera pas où était Nicolas Sarkozy le 8 mai 2008. Il n'a pas jugé utile de pousser jusqu'à Orléans. C'est un de ses ministres qui s'en est chargé, Rachida Dati.

Sous le Front popu, priorité aux travailleurs français

Rachida rendant hommage à Jeanne d'Arc, beau symbole d'intégration, d'assimilation même ?(6) Si on avait laissé une certaine gauche au pouvoir, la question ne se serait même pas posée, car papa Dati n'aurait pas pu venir trouver du travail en France. Voyez Jacques Duclos par exemple, alors numéro deux du Parti communiste français (il en sera le candidat à l'élection présidentielle de 1969, où il recueillera plus de 20 % des suffrages), qui écrit dans L'Humanité du 26 novembre 1935 un article titré : « La France au Français. » Ou le socialiste Marx Dormoy, ministre de l'Intérieur de Léon Blum qui sera l'un des rares à refuser de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, mais qui, lorsque s'ouvre l'Exposition internationale de 1937, écrit à ses services : « Il est vraisemblable que nous aurons affaire à une masse mouvante plus ou moins désirable de sans-travail et d'émigrants, de provenances diverses, en quête d'un pays susceptible de les accueillir en leur procurant des moyens d'existence, mais encore à des individus franchement douteux, à la moralité douteuse. Il conviendra donc de refouler impitoyablement tout étranger qui cherchera à s'introduire sans passeport ou titre de voyage valable [...]. »

Quelques mois plus tard, face à l'afflux de réfugiés espagnols fuyant la guerre civile et l'avancée des troupes franquistes, Marx Dormoy, ministre du gouvernement de Front populaire rappelons-le, ne fera pas plus de sentiment : « Il ne saurait être question d'autoriser ces réfugies à travailler en France. Cette solution aurait, en effet, l'inconvénient de soumettre la main-d'œuvre nationale à une concurrence inadmissible et de stabiliser une situation purement temporaire. Dans ces conditions, j'ai décidé de les mettre en demeure de quitter notre territoire. »

Comme dira Georges Marchais, secrétaire général du PCF, en 1981 : « En raison de la présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l'immigration pose aujourd'hui de gaves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables. La cote d'alerte est atteinte […] C'est pourquoi nous disons : il faut arrêter l'immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. » Georges Marchais ajoutait : « Je précise bien : il faut stopper l'immigration officielle et clandestine. » Voilà qui, s'il avait eu le pouvoir, lui aurait permis d'afficher pour de vrai, avec un tel programme, un bilan « globalement positif »...

Bruno Larebière Le Choc du Mois juillet 2008

Notes

1) - La République amnésique, par Thierry Bouclier, éditions Rémi Perrin.

2) - Il est notamment l'auteur, chez le même éditeur, de : Les Années Poujade. Une histoire du poujadisme. 1953-1958 (2006) et de Tîxier-vîgnancour (2003).

3) - Propos tenus lors d'une conférence de presse en septembre 2007.

4) - Dans son discours du 1er mai 2003, pour un article consacré à « La condition patronale » paru en 1890, dans lequel Jean Jaurès écrivait : « Non, en vérité, le patronat, tel que la société actuelle le fait, n'est pas une condition enviable. Et ce n'est pas avec les sentiments de colère et de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut-être le prélude de la justice ! »

5) - Heureuse époque où les orateurs savaient mêler idées, lyrisme et culture classique...

6) - À Orléans, de toute façon, Rachida Dati a surtout parlé d'elle, expliquant qu'elle-même était « un pur produit de la province française » et que Jeanne d'Arc incarnait « le visage d'une France rassemblée et unie ». Suivez mon regard de braise...

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