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Un Prix Nobel dans l'oubli : Knut Hamsun, du pays des aigles et des loups

Knut Hamsun, du pays des aigles et des loups.jpegEn 1890, un livre obtient dans toute l'Europe un succès fulgurant. Il s'appelle Faim ; Il est signé : Knut Hamsun. Trente ans plus tard l'écrivain norvégien, né Knut Pedersen, obtient le Prix Nobel de littérature. La publication en traduction française de son dernier roman, Le cercle s'est refermé, le rappelle à notre mémoire. Et permet d'aborder les rapports entre l'engagement politique et l'œuvre littéraire.

On sait que le Prix Nobel se lança dans l'aventure, en croyant dur comme fer à cette histoire d'une grande communauté des peuples germaniques de la Norvège de Vidkun Quisling à la « Bourgogne » de Léon Degrelle. Sous hégémonie allemande, lui dira-t-on. Dialogue de sourds. De toute façon, vieillard obstiné, il n'était pas homme à faire les choses à moitié.

Alors que son fils Arhild s'engageait dans les Waffen SS et combattait devant Leningrad, où il ramassait une Croix de fer que les correspondants du magazine Signal trouvèrent très photogénique, son vieux père écrivait en juin 1943 qu'Adolf Hitler était « un croisé et un réformateur » et qu'il voulait « créer une nouvelle époque et une nouvelle vie pour tous les pays, une unité durable entre les peuples pour le bien de chacun ».

Internement psychiatrique

Tandis que Céline errait d'un château l'autre dans une Allemagne à l'agonie, avec pour objectif la frontière du Danemark, Hamsun, encore un peu plus au nord, écrivait dans le journal Aftenposten du 7 mai 1945, une certaine notice nécrologique qui lui sera à jamais reprochée et qui explique pourquoi il devait avoir par la suite de sérieux ennuis : « Je ne suis pas digne déparier à voix haute d’Adolf Hitler, écrit il, et sa vie et ses actes n'invitent à aucun attendrissement sentimental. Ce fut un guerrier, qui fit la guerre pour l’humanité, et un annonciateur de l'évangile de justice pour toute les nations. Ce fut un réformateur du plus haut rang, et son destin historique fut tel qu'il vécut dans une époque dune cruauté sans exemple, qui finalement l'abattit. C'est ainsi que tes Européens de l'Ouest doivent voir Adolf Hitler, et nous autres, ses disciples, nous courbons maintenant la tête devant sa mort. »

Encombrés de ce scandaleux vieillard têtu, qui restait, qu'on le veuille ou non, le plus grand écrivain norvégien et même Scandinave de son siècle, ses compatriotes eurent l'idée de l'interner dans un asile psychiatrique, selon une méthode qui devait faire, fortune où l'on sait.

Le procès, où sa défense, assurée par lui-même sans avocat, ressemblait à la chanson Je ne regrette rien, se termina par une amende calculée pour le ruiner intégralement. Il s'en vengea en publiant - à quatre-vingt-dix ans - son plus beau livre, une sorte de méditation sur soi : Sur les sentiers ou l'herbe repousse, qui évoque par bien des aspects le Récit secret de son compatriote normand Drieu La Rochelle.

Décédé en 1952, dans la solitude de sa maison de Norholm, sur la côte méridionale de la Norvège, dont il avait jadis rêvé de faire une sorte de ferme modèle, Knut Hamsun a traversé victorieusement l'épreuve du temps et de la haine.

Devenu antichrétien

Paradoxalement, c'est toujours le mot de jeunesse qui revient quand on cherche à comprendre qui était vraiment ce très étrange Knud Pedersen.

Toujours remonter à l'enfance. Il fut un enfant pauvre, fils d'un misérable tailleur de bourgade, devenu fermier encore plus misérable dans l'inhospitalier Nord-land. On le confie à un oncle piétiste dont l'éducation rigoriste. Bible en main, eut l'effet de faire de lui un antichrétien ou plutôt un « achrétien » définitif, plus intrinsèquement païen que le vieux borgne Odin.

Knud vécut son enfance donc sur l'île de Hamaroy, près du hameau de Hamsund, dont il tirera son nom de plume. Il faut y aller voir. Quelques maisons de bois, que l'on doit sans cesse repeindre après la morsure de la neige, semblent écrasées par des montagnes chaotiques. Un énorme piton insolite, d'un noir d'encre, désigne comme un doigt la cavalcade des nuages gris se poursuivant au gré d'un vent violent, sur le rythme échevelé de la Chasse sauvage. Au-delà d'une mer frémissante, les sommets encore encapuchonnés de neige des Lofoten.

Même en plein cœur d'un printemps d'herbe et de fleurs, un froid humide étreint le voyageur dans ce bout du monde. Les hommes d'ici, immergés dans ce paysage démesuré, ne peuvent qu'être familiers des géants. Pays des nuits de vingt-quatre heures, du brouillard dévorant les barques téméraires, de la solitude et du labeur aux doigts gercés.

Tel fut le décor - que l'on qualifierait volontiers de dantesque ou de wagnérien qui façonna l'enfant Knud, entre ses parents pauvres et son oncle pieux. À quatorze ans, le gamin doit gagner son pain. Il sera commis de boutique, docker, cordonnier, mercier ambulant. Chez moi cela se dit : « Douze métiers et treize misères ». Le travail. La solitude. Et le froid et la nuit Immenses. Que l'on y songe : il y a plus loin à vol de mouette de cette Norvège du Nord à la Norvège du Sud que de Paris à Oslo...

Le dollar-roi

Il faut fuir. Le Hardanger et Kristiana d'abord. Puis l'Amérique. Hamsun y séjournera deux fois et y fera toutes les besognes, y compris celles de conducteur de tramway et de conférencier.

Il en reviendra tuberculeux et surtout marqué jusqu'au tréfonds de sa chair par une américanophobie incurable. Qui n'a pas lu son pamphlet - le seul et unique de sa vie, et il date de 1889 : De la vie intellectuelle dans l'Amérique moderne, ne peut rien saisir de ses attitudes politiques ultérieures. C'est une condamnation absolue de l’American way of life et de sa civilisation marchande. La haine de l'immigré norvégien pour le modernisme, pour la bigoterie et pour le racisme yankee y apparaît totale.

Avant tout autre Européen, Hamsun dénonce le dernier des monarques absolus : le dollar-roi. Ecœuré par la bonne conscience des bien-pensants d'outre-Atlantique, ces banquiers dévots et incultes, il revient chez lui, quitte à y crever de faim. Il se veut alors barbare. C'est-à-dire le contraire même du bourgeois. Être écrivain sera pour lui la meilleure manière de régler son compte à cette civilisation moderne, « progressiste », dont il mesure déjà les futurs ravages.

On le taxera de romantisme, comme une insulte. Peu lui importe. Il n'est d'aucune école. Il est lui-même. Fou d'orgueil. Ne nous y trompons pas. Ce qui est pour les uns le péché le plus mortel, l'orgueil, est, pour lui, la vertu la plus vitale, la seule qui lui permettra jusqu'à sa mort de se tenir étrangement droit, vieillard à la longue barbe blanche qui rejette la tête en arrière dans un dernier défi. « J'ai été celui que j'ai voulu », pourrait-il affirmer. De son enfance impécunieuse, il conserve la seule fierté d'avoir raison contre tout le monde. Indomptable Hamsun.

La nostalgie d'une Norvège héroïque

Sa carrière commencée en 1890, à l'aube du siècle, va se terminer à la veille de la guerre. Deux fois vingt ans et une vingtaine de romans, formant souvent diptyque ou trilogie, selon le goût Scandinave pour les histoires interminables on a le temps pendant les longues soirées d'hiver.

Ecrivain, certes, et des plus grands. Mais aussi fermier, maître sur sa terre, tout entier adonné à la « faisance-valoir ». On devine où le mène sa haine de l'argent, du « progrès », de la ville. Le voici, bien avant d'autres, emporté par tous les mythes du sang et du sol. Mais sans jamais tomber dans quelque esthétisme politique à la Barrès. On songerait plutôt à Giono. Mais Giono souffre d'une génération de retard et la Provence n'est pas le Nordland. Hamsun reste d'un pays d'aigles et de loups.

Créateur de tout un univers romanesque, où s'exprime, sans phraséologie, la constante nostalgie d'une Norvège héroïque, Hamsun apparaît comme véritablement hanté par ce qu'on pourrait appeler la vertu du Nord.

On aurait pourtant tort de faire de lui le romancier du seul héros enraciné. Si le personnage central de l’Eveil de la Glèbe reste obstinément accroché au lopin de terre qu'il fait fructifier, la plupart des hommes dont il nous raconte l'histoire sont au contraire des déracinés, des vagabonds, des voyageurs. Les anciennes valeurs, tout autant que chez les manants, s'incarnent pour lui chez les errants. Conception fort nietzschéenne qui l'ancre dans un mépris fondamental de tous ceux qui se réclament de la morale du troupeau.

Pauvre, fils de pauvre, mort ruiné et honni, Hamsun n'a jamais été sensible à l'idée démocratique, nuée funeste à ses yeux, « américaine » eût-il dit. Individualiste comme tout grand artiste, il apparaît comme un monstre d'égoïsme, fort parmi les forts. S'il devint dans les années 30 hitlérien c'est qu'il soupçonnait qu'Adolf Hitler était un personnage hamsunien.

D'abord l'indifférence

Ceux qui sur la foi d'un éloge funèbre intempestif croiraient trouver dans l'œuvre de Knut Hamsun je ne sais quelle littérature nationale-socialiste seraient bien déçus. Aucun de ses livres n'est de propagande ni même de morale. Ce sont œuvres d'art.

La marque infernale de son engagement n'est point dans sa peinture, mais dans son personnage. D'où l'ironie et même la distance qui surprendront plus d'un de ses lecteurs.

Ainsi Le cercle s'est refermé, qu'il voulut, une quinzaine d'années avant le silence définitif de la mort, son dernier roman.

Abel Brodersen, fils d'un gardien de phare, est un héros hamsunien typique. C'est un homme qui va et qui vient, sans jamais s'attacher. Totalement indifférent à l'argent, aux convenances, à la situation. Il croise au moins trois femmes sur sa route. Lili, Olga et Lolla. Aucune ne le retiendra. Mais rien ni personne ne le retient Le fond de son caractère est l'indifférence le terme revient à d'innombrables reprises dans le roman.

Après une première partie un peu languissante, longue mise en place des personnages pour cette histoire qui s'écoule pratiquement sur le rythme d'une vie entière, une seconde partie plus enlevée nous montre Abel devenu capitaine d'un étrange « bateau-laitier », Le moineau qui va de port en port - dons un pays où les habitants des fjords ne peuvent correspondre que par voie d'eau. Mais cette accélération du récit n'est qu'artifice. Le héros ne tarde pas à revenir à cette sorte de « non-action » qui reste une des caractéristiques essentielles de l'univers de ce très étrange activiste Knut Hamsun. L'affirmation de soi-même poussée jusqu'à l'inertie absolue. Abel est l'homme d'une paresse nordique que les Normands ces faux laborieux comme ce sont de faux avares comprennent mieux que nuls autres.

Sacré vieux viking qui dévoile nos secrets !

Jean Mabire Le Choc du Mois N° 28 Mars 1990

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