« Si légère est l’urgence, si calmes les sombres pétales de fer, nous qui avons franchi le Léthé » (Ezra Pound)
Messager ultime d’une certaine conscience occidentale de l’être, Dominique de Roux s’adresse à nous dans un style testimonial. N’écrivait-il pas que seules importent les œuvres qui témoignent d’une vérité agonisante ? Cependant, tout dans l’œuvre de Dominique de Roux n’est pas désespérance. Même si le monde dont elle capte les clartés dernières est perdu, irrémédiablement semble-t-il pour les vivants, la littérature, elle, est sauvée, et peut être salvatrice pour les héros, les morts, et ceux qui viendront et garderont mémoire des ombres qui cheminent à leurs côtés. Le silence qui nous entoure est un faux silence, comme l’on parlerait d’un faux-jour, la nuit n’est pas la Nuit mais une pénombre où se précisent les lames ardentes de nos prophéties.
Pour Dominique de Roux, la littérature n’est pas une distraction, ni une science mais, au sens christique, une passion. Il ne tient pas son lecteur pour un imbécile qu’il faut épater par un jargon scientiste, ni pour un crétin qu’il faut distraire en enfilant des anecdotes, mais pour un égal, faisant preuve ainsi d’une générosité imprudente et admirable : on ne cessa plus jamais de lui reprocher son « élitisme », – telle est la logique des censeurs modernes, de ces docteurs d’une théologie inversée qui n’accordent leur imprimatur qu’aux niaiseries, par définition inoffensives, et aux propagandes étayées du matérialisme universitaire.
Alors, nous comprenons en quoi et pourquoi la littérature fut pour Dominique de Roux l’aire d’une guerre sainte, l’ultime patrie où demeurât présente l’attention aux splendeurs et aux violences du monde subtil, le dernier site de la pensée qui fût encore irisé de transcendance, cependant que les intellectuels, payés pour trahir, proclamaient dans leurs sciences dites humaines l’inexistence du sens et le néant de l’âme.
La véhémence de Dominique de Roux, sa manière de théâtraliser l’expression, de multiplier des aspects lumineux de la phrase, de précipiter, au sens chimique du terme, ses métaphores, tout cela, qui déplaît aux sinistres pédagogues de la modernité, apparaît comme la baroque rébellion d’une Europe que l’on pourrait dire « sudiste » contre l’Occident puritain et moralisateur du modèle américain et des normes profanes.
Mais sans doute ne comprendrions-nous que peu de choses à cette « force qui va » à ne la croire que pamphlétaire. Les libelles ne se réduisent pas à eux-mêmes. Ils sont la pointe avancée, visible, d’une morale chevaleresque. Dominique de Roux attaque pour défendre. Il vitupère par esprit de fidélité. Contrairement aux cuistres qui ne veulent voir que le « texte », Dominique de Roux croit que la valeur des hommes est indissociable de la qualité de leurs écrits. Le destin, au sens présocratique, se joue dans les phrases comme dans la vie. Le poème ardent fait la preuve d’un cœur ardent. Certes, il ne s’agit pas d’écrire « simple et sincère » comme le voudraient les puritains retors, puisque nous savons avec Borgès et Nabokov, que l’art est toujours « prodigieusement complexe et trompeur », – mais l’incandescence, l’exactitude, la passion et la science n’en demeurent pas moins l’épreuve d’une espérance.
Le grand dessein métaphysique de faire une œuvre, d’être poète, lorsqu’une vie tout entière s’en trouve orientée, n’appartient qu’aux âmes assez chimériques et claires pour n’être pas entièrement de ce monde. Lui-même écrivain de grande race, Dominique de Roux eut la munificence de défendre ses pairs qui furent de ces auteurs qui, tant qu’ils sont vivants, n’ont droit qu’au mépris amusé des gens sérieux, mais dont, une fois morts, il arrive qu’on s’enorgueillisse d’avoir été les compatriotes ou les contemporains. Léon Bloy, dans Le Désespéré, résume la situation : « Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable… Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à trainer leurs souffrantes carcasses dans les charogneux carrefours du monde ».
La distinction mise en avant par Roland Barthes, entre l’écrivant (qui écrit pour dire quelque chose) et l’écrivain, qui joue avec le langage, ne demeure efficiente que dans ces régions inférieures de la culture que Dominique de Roux s’empressa de déserter, – où, sinon pour « communiquer », nul n’a jamais rien à dire. Les grandes œuvres, les œuvres véritablement fondatrices sont issues de l’ordalie du sens, et le style, cet art non point ludique mais liturgique de mesurer la puissance magique des mots, et leurs secrètes correspondances, est la quête d’une coïncidence parfaite, – noces mystiques. Réduit à lui-même, le « travail du texte » ne serait que la parodie dérisoire de cette quête, de même que l’information est la parodie du savoir et la « communication », la parodie de la Communion. Sans doute est-ce bien pour nous laisser sous l’empire de la parodie que les critiques modernes s’appliquèrent, avec une telle constance, à démontrer l’inexistence du sens des œuvres, et de la vie. L’audace de Dominique de Roux fut de guerroyer contre ces idéologies de la dépossession et de nous montrer que l’œuvre littéraire pouvait être encore la figure d’un destin, une manière de vivre, comme l’écrivait Abellio, « la triple et unique passion de l’éthique, de l’esthétique et du religieux ».
Qu’adviendrait-il si, tout à coup, l’on devinait au-delà de l’existence étroite que nous concèdent les normes profanes, ces vastitudes ensoleillées et ténébreuses ? Toute la culture moderne a pour raison d’être de nous faire oublier cette question.
Il n’est plus temps d’opposer l’Or et le Sang, mais d’ouvrir la tierce voie de l’Esprit, enfin délivré de son assujettissement à la nature et à la raison, – ces deux idoles du monde bourgeois. Tierce voie à partir de laquelle il sera possible d’imaginer une philosophie qui ne serait pas seulement une vanité bavarde, mais une aventure visionnaire, une science exacte de la multiplicité des états de l’être et de la conscience : « En réalité, écrit Dominique de Roux, définir une vie, un destin, un monde, c’est toujours surprendre l’espace, les lieux précis où l’on sort du Temps, la crevasse dans le glacier, la déchirure fulgurante du voile d’Isis, la muraille qui se fend, le regard bleu du faucon à l’instant où sa divine proie devient son soleil… »
La littérature aurait-elle la moindre raison d’être si elle n’avait à définir ces « lieux précis », cette topographie visionnaire de l’âme, et du monde qui est le miroir de l’âme, d’où provient l’appel « d’un départ vers un Occident au-delà des mers, vers la terre secrète de l’Ile Tournoyante, de l’île éminemment polaire qui porte aussi le nom de l’Ile de Cristal ».
La littérature n’est plus alors une distraction ou un travail mais un moyen de reconquérir la dimension verticale de l’être, d’ascendre et de descendre vers des hauteurs ou des profondeurs inconnues. « Le cycle héroïque de la fin, écrit Dominique de Roux, exalte la vertu du sommeil, la puissance sereine des profondeurs. Le retour à l’espérance exige un itinéraire souterrain, qui mène au feu central ». Qu’il soit bien entendu qu’il ne s’agit pas, pour Dominique de Roux, de raconter une initiation, ni d’écrire une sorte de « roman de formation » mais bien d’avancer, dans l’exigence prophétique du Verbe, comme à travers une épreuve de neige et de feu : « Moi-même j’écris médiumniquement, non pas dans, comme il le faudrait, le grand air du matin ou du soir. J’écris, en ce livre, par étagement d’écriture… Quelqu’un réussira-t-il à ébaucher un autre Chant Eddique, le nôtre, et qui transcende le Temps ? »
Ce qu’il y a de meilleur en nous tient dans ce désir de transcender le temps, de retrouver à chaque instant inoubliable, la certitude glorieuse, platonicienne, d’un miroitement de l’Eternité. Dès lors, la fonction de la littérature sera d’édifier, à partir des gestes infimes de la vie et de la pensée, une temporalité mystique, irréductible au sens de l’histoire : « De l’autre côté de l’immense giration des eaux, hors d’atteinte, se lèvent ainsi des bastions de tendresse, de certitudes, où se formulent les paroles et où s’organisent les forces du recommencement, du retour armé vers les lieux anciens où tout est correspondance ». Or, nous savons tous, par l’étymologie ou par intuition, que la seule chose qui demeure, car se tenant immobile, c’est l’instant. L’instant qui débute le temps, car il est lui-même le cœur du temps. Et c’est à l’instant même que nous croyons avoir tout perdu que le cœur du temps s’ouvre pour nous.
« Recommencer, écrit Dominique de Roux, avoir tout perdu. Recommencer, c’est traverser la rivière noir du Léthé, franchir dans les années, les millénaires, les flots drus et verts de l’Atlantique éternel, se réveiller un jour identique et sans mémoire sur une autre plage, de l’autre côté de tout, loin de tout parce que tout est à jamais Cabourg. Ce sont alors les rivages inconcevables d’un monde-enfant, une plage aussi nouvelle que me semblait l’être le monde au temps de ma jeunesse ».
John Stanhope, « The Waters of Lethe by the Plains of Elysium »
L’œuvre de Dominique de Roux apparaît ainsi comme une promesse de tenir en échec les occultes stratégies de l’oubli. Ce monde fictif où nous vivons, un peu comme un homme qui aurait tout oublié de sa vie à l’exception d’un mauvais roman de gare, il importe seulement de ne pas s’y résigner. A quoi ressemble-t-il ce monde où l’on ne prône l’égalité que pour mieux asservir ceux qui n’excellent pas à s’enrichir matériellement, où la haine de la hiérarchie (c’est-à-dire la haine des principes et du sacré) renforce infiniment le pouvoir de l’or et du fer en leur utilitarisme forcené ? Ce monde ressemble à l’enfer, destructeur comme la raison réduite à elle-même, et cruel comme la nature dont les Einnyes sont les vengeresses.
Entre les tentations et les menaces, le destin de tout écrivain digne de ce nom est celui d’Orphée. L’ensoleillement intérieur après le passage de la ligne, la fin du monde moderne et de l’amnésie, est l’aube d’un nouveau règne.
« Toute chasse est mystique, écrit Dominique de Roux, Elle glisse, selon l’Art de Chasser avec les Oiseaux, dans l’air du rêve. Vers quoi hélas ? Vers le désespoir ! Toute chasse est-elle vaine ? Non, même si rien n’est plus rien, et que pas un seul mot ne soit soumis aux attractions de l’être, fidèle à l’ancienne chaleur du feu central de la terre , nous resterons quelques uns, en cet obscur Occident du monde, à penser que, dans l’avènement même de la perdition, persiste une ombre de vestige où se livrera au moins le risque du nouveau, précisément le Dernier Mot ? Pour que le commencement vienne, arriver jusqu’au Dernier Mot. Nous y sommes, tout recommence ».
Luc-Olivier d’Algange
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